René FORAIN.
Georges Gurvitch et la sociologie de la liberté.

A plusieurs reprises, dans le cadre de « Recherches libertaires », nous avions attiré l’attention sur l’œuvre de Georges Gurvitch. C’est que celle-ci nous touche de très près. D’abord parce qu’elle se donne, comme un de ses buts essentiels, « l’étude sociologique des cheminements de la liberté », parce qu’elle tend à définir et à pratiquer la sociologie comme science de la liberté. Une deuxième raison, qui se rattache d’ailleurs à la première, c’est l’importance accordée par Georges Gurvitch à la pensée de Proudhon. Il était ainsi un des rares intellectuels du présent à intégrer directement et à développer dans sa recherche un courant d’idées anarchiste.

Georges Gurvitch, qui était professeur de sociologie à la Sorbonne, est mort le 12 décembre 1965 à l’âge de 71 ans. Né en Russie, il était en 1918 assistant à l’Université de Tomsk, professeur l’année suivante. L’expérience de la révolution russe devait rester un des stimulants de sa réflexion. Dans la constitution des soviets de base, il reconnut l’influence de Proudhon, bien connu en Russie. Quand la dictature bolchevique s’affirma, il s’exila, et à partir de 1928 il vint vivre en France.

Un « Proudhon manqué » ?

« Le vrai terrain de sa réflexion, écrit Jean Duvignaud dans « Le Monde » (14-12-1965), a été l’expérience historique contemporaine, l’aventure politique européenne dans laquelle il s’est trouvé diversement engagé. » La révolution russe, le front populaire, le fascisme, la guerre, la montée de la technocratie, et puis aussi les luttes du tiers-monde ont constitué ce terrain. Jusqu’au bout, Gurvitch a gardé des positions révolutionnaires. Tout récemment encore, dans une lettre au « Monde » à propos d’un colloque sur « la sociologie de la construction nationale dans les nouveaux Etats », il a précisé les tendances des « partisans de Fanon et de (ses) propres disciples qui considèrent que la seule issue de la décolonisation est une révolution sociale, aussi bien dans les pays décolonisés que dans les pays colonisateurs » (17-11-1965)

Dans son œuvre de sociologue, sa recherche le porte à étudier dans les différents types de société le volcanisme explosif sous-jacent susceptible d’éclater en effervescence novatrice. Son effort le plus constant consiste à analyser les possibilités et le fonctionnement de la liberté individuelle et collective, s’intégrant dans les failles du déterminisme, se combinant avec lui pour mettre en place de nouvelles formes de vie (l). Chez Proudhon, il apprécie tout spécialement la conception d’une liberté novatrice collective parvenant à rompre le déterminisme.

Reprenant l’enseignement de Durkheim et de Mauss, introduisant en France les techniques de la nouvelle sociologie américaine, Gurvitch, pour préciser sa méthode, revient cependant toujours à deux œuvres qu’il considère comme fondamentales : celles de Marx et de Proudhon.

« Proudhon provoquait sa ferveur, écrit Georges Balandier dans « Le Nouvel Observateur » (« G. Gurvitch ou la sociologie combattante », 22-12-1965). Dans la dédicace qu’il a rédigée en m’adressant son récent livre consacré à celui-ci, il se traite de « Proudhon manqué ». Il fut. en réalité, le véritable successeur de Proudhon qu’il considérait comme le Descartes et le Pascal des sciences sociales ».

Pionnier du socialisme scientifique

Dès 1925, alors que Gurvitch commence à rédiger sa thèse sur « L’idée de droit social », Proudhon joue un grand rôle dans sa pensée. Il est revenu plus particulièrement, ces dernières années, à l’étude des textes proudhoniens, dans une suite d’ouvrages dont chacun précise et affine une analyse à la fois sympathique et critique.

En 1955 paraît « Proudhon, sociologue », un cours public, réédité en 1960 (2) ; « Dialectique et sociologie », en 1962, consacre un chapitre à la dialectique de Proudhon (3). Un nouveau cours public (1963-64) est diffusé. « pour le centenaire de la mort de P.-J. Proudhon : Proudhon et Marx, une confrontation » (2). Son dernier livre paru est le « Proudhon » de la collection « Philosophes » (4).

Ces études, les deux dernières en particulier, sont indispensables à qui veut se tailler un chemin actuel dans l’œuvre touffue de Proudhon ou situer sa lecture dans le contexte de la sociologie moderne. Mais Gurvitch ne se contente pas d’un commentaire critique : il entreprend aussi, avec des arguments précis, une défense du socialiste libertaire contre les accusations de « réformisme petit-bourgeois » portées par Marx et les marxistes. « II est autant le représentant du « socialisme scientifique » (terme qu’il a créé) et de la révolution sociale prolétarienne que Marx » (« Une confrontation », p. 26). Gurvitch étudie aussi l’influence de Proudhon sur le mouvement ouvrier réel, constatant, à l’occasion de la Commune. qu’« au pied du mur, devant des questions et des situations concrètes, c’est Marx qui temporisait, et les proudhoniens qui se montrèrent intransigeants » (p. 113). Cette influence, je l’ai déjà dit, il la voit aussi dans la formation des soviets, et plus récemment dans les différentes expériences d’autogestion ouvrière. « Cent ans après sa mort, l’actualité de Proudhon s’impose aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest » (« Proudhon », p. 70).

Ce que signifient liberté et révolution

Cette confrontation entre Proudhon et Marx ne prend cependant jamais l’allure d’une apologie unilatérale. S’il tient à faire reconnaître, à utiliser l’apport de Proudhon, à se situer même dans sa lignée, Gurvitch est trop conscient du rôle joué par Marx dans le développement des sciences sociales pour ne pas lui faire une place essentielle. Il songe plutôt à libérer Marx des formulations dogmatiques, à montrer que son « réalisme dialectique » dépasse le matérialisme. Mentionnant l’influence de Proudhon sur le jeune Marx, et la convergence ultérieure de certaines de leurs analyses hors de toute influence directe, Gurvitch considère dans l’ensemble Proudhon comme plus constructif, Marx comme plus réaliste et plus concret, comme doué surtout. d’un sens historique plus aigu.

Une idée revient fréquemment sous la plume de Gurvitch : Proudhon et Marx se complètent. C’était déjà la conviction de Georges Sorel. Mais un autre témoignage est invoqué : celui de Bakounine, qui écrit en 1868 : « Marx est un penseur admirable lorsqu’il s’agit de la critique du régime capitaliste au point de vue économique... Mais il y a, dans sa pensée même, une tendance autoritaire incorrigible. Proudhon comprend infiniment mieux ce que signifient liberté et révolution. Il faut les unir dans un seul système pour faire brûler le feu sacré de la révolution » ( Une confrontation », p. 12).

Nous ne pourrons voir clair dans les débats sur le matérialisme, sur la dialectique, etc. qui reprennent régulièrement dans le mouvement libertaire qu’en retournant aux sources : la position des problèmes par Proudhon et Marx, leur reprise par Bakounine, Sorel. Là encore, la contribution d’un sociologue comme Gurvitch nous sera d’une grande utilité. Il nous faudra remonter plus encore, situer en particulier ces problèmes dans le développement et la décomposition du mouvement hégélien, dans lequel se sont forgées aussi bien les idées de Marx que de Stirner ou de Bakounine.

Même si Proudhon, après 1853 cesse d’envisager la « dissolution » de l’Etat pour étudier les possibilités de sa « transformation », son œuvre reste le point de départ le plus fertile d’une sociologie libertaire. Nous n’éviterons pas de la compléter par l’apport de Marx, et tout un ensemble de recherches nouvelles. L’œuvre de Gurvitch nous montre le chemin d’une sociologie de la liberté ouverte à la fois aux contributions essentielles de la pensée socialiste et à l’aventure du monde moderne.

René FORAIN.

(1) Voir en particulier « Déterminismes sociaux et liberté humaine » (PUF-1955), 301 pages.

(2) Centre de documentation universitaire.

(3) Editions Flammarion.

(4)« Proudhon, sa vie, son œuvre », avec un exposé de sa philosophie, PUF, 1965.


Cet article est paru dans le numéro de février 1966 du "Monde libertaire"