La question anarchiste 3. La culture libertaire

La contre-culture est une culture en puissance. Elle peut être au moins — si elle n’est pas à brève ou longue échéance récupérée par l’idéologie dominante — le terreau d’une nouvelle culture.

Une des raisons de sa fragilité, c’est l’absence de passé. On peut évidemment considérer cela comme un avantage et comme un attrait supplémentaire. Pas de tradition contraignante, pas de modèles étouffants, pas de savoir à ingurgiter ou à respecter. L’invention peut se donner libre cours. La vie retrouve sa spontanéité, envahit les terrains de jeu interdits. Mais la spontanéité s’épuise dans la répétition, la pensée tourne court quand elle s’enferme dans un cercle d’idées restreint. L’expression se fige quand elle ne trouve plus de formes sur lesquelles s’appuyer. La contre-culture se cherche donc un passé, ou des passés en s’emparant de fragments prélevés sur des cultures anciennes, de préférence exotiques (bouddhisme, hindouisme) ou des cultures écrasées par l’impérialisme blanc (Afrique, Indiens d’Amérique) ou encore sur des traditions marginales (ésotérisme).

Les passés anarchistes

Parce qu’il a un passé, l’anarchisme peut plus facilement se recentrer et trouver par là une force de résistance contre la dissolution dans le grand magma unidimensionnel. Paradoxalement, son passé est virtuel : il est encore à constituer…

Plus exactement, l’anarchisme a deux passés. Un passé « manifeste », qui est celui du mouvement anarchiste institué, avec son éparpillement et sa tradition étriquée, mais aussi, point positif dont il sera encore question, son genre de vie non conformiste. Les défaites et les déceptions, les incessantes luttes internes ont laissé leurs séquelles de méfiance et d’indisponibilité. Des années de survie en vase clos ont empêché l’irrigation du milieu par les idées contemporaines. La pauvreté des moyens et le fléchissement de l’activité intellectuelle ont tari les ressources d’une tradition qu’on n’évoquait plus que par ouï-dire pour préserver l’orthodoxie des remises en question et des apports nouveaux.

Ce passé sclérosant a perdu de son emprise après le développement récent d’un nouveau milieu libertaire, très informel et disparate encore. II doit peu au « mouvement » institué et commence à découvrir le passé de l’anarchisme en tant que mouvement social.

Ce qu’on en retenait jusque-là tenait trop souvent de la légende embellie par les nostalgies et les autojustifications.

Le regain d’intérêt pour l’anarchisme et plus généralement la dislocation de l’hégémonie stalinienne et léniniste attirent à nouveau l’attention sur les mouvements révolutionnaires et les expériences socialistes qui ne débouchaient pas sur l’État « prolétarien ». De la guerre d’Espagne (vue enfin autrement qu’à travers les hauts faits militaires) on remonte au mouvement makhnoviste, puis à cette Fédération jurassienne qui fut le vrai creuset de l’anarchisme. Le centenaire de la Commune a permis aussi de remettre des choses au point…

Rééditions et traductions se multiplient. De nouvelles études sont publiées, d’autres sont en cours. Des historiens qui se rattachent au courant anarchiste prennent part à ce travail de redécouverte, avec le propos évident de dégager l’aspect original et positif des expériences qu’ils décrivent, sans laisser pieusement dans l’ombre ce qu’ils considèrent comme des faiblesses ou des erreurs. Il serait injuste cependant de prétendre que tous les anarchistes ont manqué d’intérêt pour leur histoire jusqu’à ces dernières années… Ils n’avaient en fait guère la possibilité de faire publier leurs recherches, et ce blocage de l’information, qui enfermait dans un tiroir manuscrits et documents, avait de quoi étouffer les vocations naissantes. Même des livres édités, comme « la Révolution inconnue » de Voline, ne sortaient pas du petit cercle des initiés.

Lis, camarade

Ce passé est encore virtuel : à la fois parce qu’il est encore à mettre au jour pour une bonne partie, et parce qu’il n’est pas encore actif. Il sera actif à partir du moment où il exercera son influence sur notre pensée et notre comportement. Cela implique une étape intermédiaire : passer de la redécouverte fragmentaire à la reconstruction de l’ensemble. Au point où nous en sommes, les étapes de notre histoire qui resurgissent sont encore trop exclusivement celles des périodes héroïques. L’édition, même quelque peu marginale, n’échappe pas aux lois du marché. Par la force des choses, on édite ce qui a le plus de chances de se vendre. Il y a, dans l’histoire de la Makhnovtchina ou de la colonne Durruti, un côté épopée, « western », qui peut séduire bon nombre de lecteurs. Et, raison un peu plus sérieuse, les secteurs inconnus de la Révolution russe ou les réalisations de l’autogestion en Espagne touchent une fraction relativement importante du public gauchiste ou simplement de gauche. Quant aux exploits de la bande à Bonnot ou de Marius Jacob, ils peuvent se prévaloir du suspense et du pittoresque chers au roman policier.

Il faut constater la chose sans trop la déplorer. Il est bon que ces livres puissent paraître et qu’ils viennent briser le mur du silence (et de la falsification) volontairement entretenu par les « historiens » staliniens. Même l’histoire de l’illégalisme — sans compter la personnalité exceptionnelle d’un Jacob — nous apporte des éclaircissements sur certaines tendances nihilistes de l’anarchisme, donc sur l’anarchisme lui-même.

Ce qui est en cause, c’est le caractère encore lacunaire du « désenfouissement ». D’abord en ce qui concerne les périodes choisies, mais aussi au niveau de la méthode d’approche. En se limitant à telle série d’événements, on renonce le plus souvent à la mettre en parallèle avec d’autres interventions anarchistes. Ce qui est important pour nous, c’est une vue globale des mouvements sociaux libertaires, avec leurs lignes de force, leurs constantes et leurs interférences. Il s’agit bien d’une reconstruction, et non de descriptions partielles.

Je crois d’ailleurs qu’un tel travail ne peut être mené de manière vraiment fructueuse que par des historiens libertaires. Je ne doute pas de l’honnêteté des chercheurs non « engagés ». On peut même souvent leur reconnaître plus que de l’honnêteté : une réelle passion pour leur sujet. Mais j’attends plus de l’historien anarchiste. Qu’il aille au-delà de la reconstitution des faits, pour voir quel anarchisme est à l’œuvre dans les événements qu’il étudie, ce qu’il apporte de neuf ou de particulier par rapport aux anarchismes qui l’ont précédé, et quelle identité persiste sous la variation.

Je ne veux pas ouvrir ici un débat sur l’objectivité en histoire. Mais je souhaite que l’histoire du mouvement anarchiste soit plus pour nous que de l’« historiographie », que ce soit réellement un passé interrogé en fonction de notre présent. Un passé qui, à la limite — et c’est d’ailleurs inévitable — change avec notre présent, selon les lumières et les ombres que jettent sur lui nos préoccupations, nos intuitions et nos projets.

Allons plus loin. Les faits ne sont rien par eux-mêmes, ils ne « parlent » pas tant qu’ils ne sont pas éclairés par la signification d’un ensemble cohérent. C’est justement par sa sensibilité et sa conscience libertaires qu’un historien peut établir des liens nouveaux entre les faits, donner un sens commun — ou un sens tout court — à des événements restés jusque-là disparates et « muets ». Faut-il préciser qu’une telle compréhension n’a rien à voir avec une manipulation de l’histoire selon les besoins d’une ligne à défendre ou à réviser ?


L’histoire des idées

La restructuration de notre passé ne sera complète, elle ne sera même possible qu’à condition d’intégrer dans l’histoire des événements l’histoire des idées. Je ne pense pas seulement aux idées formulées par les hommes et les groupes impliqués dans ces événements qu’on étudie, ce qui va de soi. Il faut faire leur part aussi aux théories développées dans un certain nombre d’œuvres se donnant comme libertaires ou reprises à leur compte par des libertaires. Il s’agit de faire, tout bonnement, une histoire de la philosophie anarchiste.

Sur ce plan, nous nous retrouvons presque totalement démunis. Sans doute, il existe des ouvrages valables sur Proudhon, Stirner, Bakounine. Nous les devons, presque toujours, à des auteurs étrangers au mouvement libertaire… et en général nous n’en tenons pas compte. (Quel cas avons-nous fait des livres de Gurvitch, d’Ansart ou de Bancal sur Proudhon, ou de celui d’Arvon sur Stirner ?)

Plus encore que dans le domaine de l’histoire sociale, la reconstitution devra être ici une reconstruction, sinon une construction. Les rapports à dégager sont multiples, il faudra étudier les influences des mouvements sociaux sur les œuvres, et réciproquement ; situer chaque œuvre dans la production intellectuelle de son temps. À vrai dire, deux types d’histoire de la philosophie anarchiste sont possibles — et nécessaires. Le premier décrirait les « systèmes », leur situation intellectuelle et sociologique. Le second, plus subjectif, œuvre philosophique à proprement parler, partirait d’une pensée actuelle pour relire (au sens de réinterpréter) les textes fondateurs. Une telle relecture pourrait conduire, pour donner un exemple schématique, à rejeter Stirner au nom de Bakounine, ou Bakounine au nom de Stirner ; elle pourrait aussi s’assimiler l’un et l’autre au nom d’une même révolte existentielle contre le Système. Nous avons à récrire l’anarchisme.

L’intérêt, pour nous, de déterrer de vieux bouquins ? D’abord, ils ne sont pas tous à déterrer, certains sont soigneusement rangés dans des stocks d’éditeurs (Proudhon chez Rivière, par exemple). Ces vieux bouquins sont d’abord des témoignages, des tentatives de prise de conscience et de mise en forme, des propositions pour transformer le réel. Cette réalité n’est plus la nôtre, d’accord. Plus tout à fait la nôtre… Ce qui reste à coup sûr, ce qui mérite l’examen et la discussion, c’est l’esprit dans lequel ont été formulées les critiques et les propositions. S’il existe (au moins virtuellement) une théorie anarchiste, étudier sa genèse, ses transformations, est une façon de la cerner. Le nier reviendrait au même que de refuser l’histoire du mouvement révolutionnaire sous prétexte que le présent seul nous intéresse.

Il y a plus. Derrière chaque livre se tient un homme, qui s’est battu pour changer le monde où il vivait, pour trouver d’autres formes de vie et de relation. Le condamner à l’oubli, ou à l’évocation pieuse, c’est donner raison à ceux qui, de son vivant, ont cherché à le réduire au silence, à ceux qui, après sa mort, ont déformé sa pensée ou son action pour éliminer son influence. Sur Proudhon, sur Stirner, sur Bakounine même, beaucoup — parmi nous aussi — en restent aux considérations de Marx et de ses continuateurs. Donner une image juste et crédible de l’anarchisme, c’est aussi montrer qu’ils ont dit et fait autre chose, et que ce qu’ils ont dit nous fournit encore des moyens pour comprendre notre monde et pour y agir.

Un style de vie

À travers la réactivation de son passé, l’anarchisme peut se réapproprier sa culture. L’activité diversifiée qu’implique cette renaissance constituera en elle-même un tonifiant facteur de vie culturelle. Le but de l’opération, évidemment, n’est pas de pouvoir aligner nous aussi un savoir livresque sur nos antécédents. Il s’agit surtout de mieux nous connaître nous-mêmes, de réinsérer dans notre champ de conscience les valeurs, les rêves et les idées qui ont fait de l’anarchisme une réalité historique.

La culture libertaire, cependant, a d’autres sources et d’autres manifestations. Un passé actif, c’est un passé mobilisé par et pour une activité présente. Une culture, pour en revenir à la définition initiale, n’a de réalité que si elle imprègne les mentalités et les comportements, si elle est incarnée dans le style de vie d’une collectivité. Sur ce plan, au moins, la culture libertaire s’est assez bien maintenue. L’anarchisme s’est formé et développé dans la lutte contre toutes les oppressions et toutes les aliénations. Dans les conditions les plus diverses, il a manifesté la constance d’un comportement : primauté accordée à l’action directe, confiance dans la spontanéité (individuelle ou collective), refus des moyens qui contredisent la fin, volonté de changer simultanément le monde et la vie.

Cette constance n’est pas due seulement à la permanence d’une « tradition révolutionnaire ». Elle est surtout l’effet d’une foncière volonté de liberté qui produit des réactions homologues sous la diversité des situations. Ce qui vaut pour les luttes collectives vaut aussi pour l’existence personnelle : refus de la domination et de la soumission, essais d’un genre de vie libéré des tabous, indépendance du jugement et de la décision. Il était logique que l’anarchisme fût la tendance révolutionnaire dont l’attention se portait le plus immédiatement sur la vie quotidienne… La présence d’un courant individualiste, sceptique quant aux possibilités d’un futur bouleversement social et d’autant plus soucieux des libérations à court terme, contribuait fortement à orienter le milieu anarchiste dans ce sens.

La lutte contre la morale sexuelle répressive, le contrôle des naissances, la recherche d’une pédagogie non autoritaire inscrivaient ainsi les valeurs anarchistes dans les modalités de la vie concrète. Ce n’étaient pas là seulement des thèmes de propagande, c’était plus aussi que des hypothèses à expérimenter : un genre de vie se développait, une éducation se faisait spontanément dans les contacts quotidiens. La rencontre entre la culture libertaire et la nouvelle contre-culture a lieu de la manière la plus naturelle sur ce plan-là. On retrouve cette interférence jusque dans les tentatives de vie communautaire (qui rencontraient déjà les mêmes difficultés au temps des « milieux libres »…).

L’existence d’une culture libertaire, avec ses valeurs propres, avec son acquis d’idées et d’expériences, avec sa sensibilité particulière et son genre de vie, ne me paraît donc pas contestable. J’ajouterai même que, comme toute culture, elle a une fonction d’intégration. Elle imprègne l’individu des convictions et des aspirations de la collectivité anarchiste, elle le conduit à assimiler les moyens de compréhension, de communication et d’intervention spécifiques, elle l’insère dans la communauté.

Il n’y a pas à refuser ce processus naturel et nécessaire, si la culture en question exprime bien et met en œuvre ces ressorts essentiels de l’anarchisme que sont la remise en cause, l’insubordination, l’esprit critique, la volonté de réalisation personnelle. Ce qui fait vraiment problème, c’est la forme prise par la culture libertaire : ses lacunes, ses pertes de substance, ses fléchissements et son vieillissement. C’est justement parce qu’elle n’est pas en état de remplir sa fonction d’intégration que nous en sommes réduits à la dispersion.

Une culture dominée

On peut se demander si le processus d’intégration ne dépasse pas insidieusement la finalité que je lui attribue. L’insertion d’un élan de révolte dans les formes d’une culture anarchiste pourrait bien constituer une première étape, une médiation, dans un processus de récupération au profit de la Culture (dominante).

Le premier point à envisager — je l’ai déjà abordé en passant — c’est le fait des cultures dominées. Pour étendre son hégémonie, le système étatique doit abolir les particularités, les liens collectifs non institutionnalisés qui l’empêchent d’avoir une prise directe sur le « citoyen » : communautés historiques (fondues de gré ou de force dans la « nation »), langues régionales, conscience de classe. Le moule de l’enseignement obligatoire, le contrôle des moyens d’information, sans oublier le sacro-saint service militaire, visent à créer un individu normalisé, coupé de ses attaches concrètes.

La culture libertaire est soumise au même laminage que les cultures des provinces ou des pays colonisés. Le mécanisme de la répression fonctionne au jour le jour, selon la logique du système, sans qu’il soit même besoin d’interventions voyantes. Les lacunes de l’histoire officielle, les silences de l’information et la fermeture de l’accès aux moyens de diffusion font leur office tout naturellement. Ajoutons pour l’anarchisme que l’ensemble des conditionnements rend les esprits peu disponibles à des idées misant d’abord sur la liberté. Enfin, l’étiolement des courants ainsi neutralisés fait le reste.

Un autre facteur encore a contribué à l’étouffement de la culture anarchiste. Au fur et à mesure que le marxisme dogmatique s’est conquis dans le mouvement révolutionnaire un statut d’idéologie dominante, il a imposé une image falsifiée de l’anarchisme. Il venait ainsi renforcer très efficacement le refoulement exercé par la culture bourgeoise.

Il s’agit maintenant d’inverser la proposition. Si l’idéologie dominante doit écraser les cultures particulières pour réduire l’individu au stade d’élément atomisé, coupé de toute communauté autonome et de toute tradition divergente, la réactivation d’une culture réfractaire peut être un très efficace ferment de résistance. Sans doute, elle subira l’influence des modes de pensée établis et des conditions de vie imposée. Mais elle les subira d’autant moins qu’elle sera soutenue par une conscience plus claire de sa différence.

La vie sociale

Le retour d’un dynamisme culturel anarchiste devrait stimuler les contre-courants, qui l’alimenteraient en échange. On en revient à la question de tout à l’heure : n’est-ce pas là une participation à la vie culturelle globale, donc indirectement au renouvellement de la culture dominante ? On ne peut réduire simplement la vie culturelle d’une société à sa culture dominante. Une des idées essentielles de la sociologie libertaire, c’est l’opposition entre l’État et la vie sociale (la société), l’État étant considéré comme une excroissance parasitaire captant les énergies de la société et les canalisant selon les intérêts d’une minorité.

Le combat contre l’État ne peut se borner à une action d’opposition et de contestation, il exige aussi un effort permanent pour renforcer, sur tous les plans, la spontanéité sociale et la capacité collective d’initiative et d’organisation autonome. (J’ai développé plus longue­ment cette idée dans « Formes et tendances de l’anarchisme ».) Il en va de même pour l’activité culturelle, qui relève d’un besoin collectif, d’une tendance spontanée de la vie sociale. Encore ne faut-il pas oublier que la multiplication des ingérences de l’État et l’extension des appareils idéologiques entremêlent bien plus étroitement l’étatique et le social qu’au temps où se sont développées les premières analyses anarchistes (d’origine libérale).

Il ne s’agit donc pas de refuser en bloc la vie culturelle, mais d’empêcher au maximum son détournement, son aliénation par les appareils idéologiques. La meilleure façon est encore de renforcer autant que possible les contre-courants, les tendances antiauto­ritaires, en leur donnant des moyens d’expression et des terrains de confrontation, en les radicalisant par une cohérence anarchiste. Si les cultures régionales déjà sont ressenties comme un danger de division et de non-conformité, l’existence d’une culture révolu­tionnaire, née de la lutte contre le capitalisme et l’État, constitue un risque permanent d’insoumission et de déviation.