Origine : Dissidence,
Cahiers théoriques anarchistes.
Vroutsch, Décembre 1974, Strasbourg
"Dans l’éclatement de l’univers que nous éprouvons, prodige !
Les morceaux qui s’abattent sont vivants"
René Char
Un des phénomènes les plus importants de la vie sociale actuelle, au moins dans les pays fortement industrialisés, c’est l’irruption d’un ensemble de "luttes de libération" qui concernent des fractions parfois limitées de la population et des secteurs précis de la vie quotidienne. Elles se caractérisent à la fois par leur tendance à la dispersion et par la fréquence des recoupements informels qui viennent compenser en partie cette dispersion. Leur impact est certain, elles mobilisent facilement, et leurs zones d’influence dépassent largement le champ d’action des groupes constitués. Pourtant, si leur visée et leur portée révolutionnaire sont affirmées par beaucoup de ceux qu’elles engagent activement, cette "qualification" n’est pas forcément reconnue par les techniciens et les professionnels de la révolution (immédiate ou différée).
Des prises en considération tactiques s’amorcent. Les partis de gauche commencent à entrevoir dans le magma une clientèle potentielle et, puisque certaines de ces critiques et revendications se diffusent, ils les infiltrent prudemment dans leurs programmes, avec la prétention, en même temps, de remettre ces luttes parcellaires à leur juste place (... à la périphérie) dans la stratégie globale. Les gauchistes pêchent volontiers dans ces remous, mais les plus radicaux-critiques décrètent que ces luttes partielles sont vouées à la récupération à très court terme puisqu’elles contribuent à la survie du système capitaliste en introduisant des aménagements et des colmatages dans une vie quotidienne qui, du coup, n’est plus aussi intolérable qu’elle devrait l’être.
Mon propos n’est pas de peser soigneusement le pour et le contre, mais de dégager un peu plus clairement les tenants et aboutissants de comportements et de modes d’intervention qui se présentent, à première vue, comme anti-autoritaires et se donnent pour but la réalisation de libertés précises, insérées concrètement dans la vie quotidienne : libre disposition de leur corps par les femmes, les jeunes et les minorités sexuelles, mise en cause de tous les enfermements (famille, école, usine, asile, hôpital, caserne, prison), libre usage d’une langue et d’une culture minoritaires, droit à un environnement et une nourriture non pollués, etc...
L’appréciation correcte de ces luttes anti-autoritaires est une priorité pour toute tentative de théorisation libertaire, si l’on considère l’anarchisme comme une composante des luttes sociales réelles et non comme une stratégie préfabriquée à imposer coûte que coûte (opération vouée de toute manière à l’échec et menant à la démission sous prétexte de la passivité des masses ou de l’immaturité des temps).
On peut partir des constatations les plus simples : un anarchiste moyennement informé n’a pas à attendre l’illumination soudaine pour découvrir les luttes "spécifiques". Tout d’abord, ce genre de remous agite toujours quelques anars, même si l’on tient compte du pourcentage habituel d’erreurs et du fait que certains vont se fourvoyer dans des compagnies invraisemblables, la présence de libertaires dans tous les secteurs de ces luttes (et sans ordre de mission dans leur poche) est un indice à ne pas négliger.
Un autre indice est fourni par l’expérience du mouvement libertaire ; tous les combats fragmentaires dont il est question ici ont déjà été menés, dès le début du siècle et même avant, par des gens qui se rattachaient explicitement à un courant anarchiste. En guise de rappel, je copie un bout de la table des matières de l’HISTOIRE DU MOUVEMENT ANARCHISTE EN FRANCE (Jean Maîtron, 1951) en ajoutant des parenthèses explicatives .
Période concernée : 1894 à 1914.
"Chapitre III - La dispersion des tendances
A - Les anarchistes et la question de la population (le "néo-malthusianisme" : la limitation des naissances )
B - Les anarchistes et l’enseignement (la pédagogie non-autoritaire, les maisons pour enfants, etc...)
C - Les anarchistes et le mouvement coopératif
D - Les anarchistes et l’antimilitarisme
E - Les anarchistes et le retour à des formes de vie primitive (le retour à la nature, les végétariens, la désertion de la "civilisation avec ses usines et ses bureaux, ses agglomérations tentaculaires, ses logements étriqués sans soleil et sans air", les "sauvagistes", les "nomadistes").
Chapitre IV - Milieux libres (les expériences communautaires)".
Il faudrait encore ajouter l’importance de la "question sexuelle" et de "l’amour libre", les attaques constantes contre l’appareil judiciaire, la vie en marge poussée jusqu’à l’illégalisme, etc ... Il n’est pas très utile de relever que cette agitation diversifiée a été le fait de la "dispersion" et de courants "individualistes" plus que du mouvement "organisé" (anarcho-syndicaliste, anarchiste-communiste). L’expérience actuelle appelle plutôt à une révision des compartimentations figées, et les "organisationnels" se laissaient d’ailleurs souvent contaminer par les thèmes individualistes (quotidiennistes, dirait-on maintenant).
La référence à la tradition anarchiste (théorique, pratique) joue donc dans un double sens : elle apporte une grille de lecture pour expliciter les implications libertaires des luttes actuelles ; elle incite à remanier les "grilles", à modifier à partir des pratiques actuelles notre perception des constantes et des cohérences libertaires.
I - POUR LA BOITE A OUTILS
La non reconnaissance des luttes fragmentaires déborde le plan de la tactique : elles n’ont pas de statut théorique, elles n’ont pas fait l’objet d’un traitement conceptuel qui les engrènerait dans la machinerie dialectique d’un système. Elles restent des zones d’ombre, des territoires non jalonnés sur les cartes d’état-major. A vrai dire, elles n’ont pas de nom, ou plutôt elles en ont trop, ce qui revient au même. La terminologie qu’on leur applique est des plus flottantes : luttes sectorielles, spécifiques, ponctuelles, marginales, minoritaires ; mouvements contestataires, centrifuges, anti-autoritaires. J’en oublie et j’en noterai d’autres bientôt. Cette inflation n’est pas due seulement au refus de la prise en considération, et il faut sans doute renoncer à toute conceptualisation "systématique". Le phénomène, dans sa diversité et sa dispersion, ne se laisse pas inscrire dans un schéma unitaire. Il ne constitue pas un échelon sûr et incontestable dans l’irrésistible ascension vers la fin de l’Histoire. Réalité cassée, il ne se livre qu’a une pensée qui reconnaît ses propres cassures.
C’est une première conclusion qu’on pourra tirer de l’incursion qui va suivre à travers quelques textes et entretiens : la reconnaissance des luttes fragmentaires va de pair avec l’affirmation d’une pensée fragmentaire, discontinue, différentielle.
Dans l’introduction à un nouveau recueil d’articles publiés dans SOCIALISME ET BARBARIE, jadis (L’EXPERIENCE DU MOUVEMENT OUVRIER, tome 1, collection 10/18), Castoriadis consacre un bon nombre de pages à ce qu’il appelle les luttes implicites. Le terme, dans son raccourci, n’est pas facile à manier, mais les analyses qui le situent ont leur intérêt. A propos de la lutte quotidienne implicite (ou informelle) du prolétariat, Castoriadis constate d’emblée qu’elle n’a pas sa place dans la conceptualisation traditionnelle. Si nous voulons considérer d’abord les significations nouvelles qui émergent dans et par l’acte des ouvriers sur les lieux de travail, si nous tenons à apprendre du nouveau, il faut renoncer aux schémas totalisants, ne pas nous référer à une finalité immanente, à une "mission historique" dont la réalisation progressive permet de "capitaliser" les acquis.
Sur la même lancée, Castoriadis dénonce l’insuffisance du schéma d’un sujet (individuel ou collectif) se proposant des fins claires et distinctes et posant ses actions comme moyen permettant de les atteindre. "La lutte quotidienne implicite du prolétariat est absolument insaisissable dans cette optique, de même que l’est, par exemple, la pression quotidienne (et circadienne) par laquelle les femmes depuis un siècle, les jeunes depuis 25 ans, ont réussi à modifier considérablement leur situation effective dans la famille et la société, et par rapport à laquelle, organisations et manifestations explicites, ne représentent que la partie émergée de l’iceberg (page 93)". Les dictionnaires, petits et gros, ignorent circadien : il faut sans doute comprendre "la pression environnante" ou comme dit Lourau, "périphérique" des femmes .
Rompre avec "une pensée stratégique, donc bureaucratique", c’est d’abord ne plus éliminer le faire du prolétariat en le réduisant à des fins assignables ou à des causes établies. Les pratiques quotidiennes, informelles, sont à considérer dans leur réalité propre, comme relation originale et irréductible, en faisant émerger un "type" dont elles sont les exemplaires uniques, produisant leurs propres conditions d’intelligibilité.
Les combats diffus et informels du prolétariat se distinguent des luttes explicites - grèves, manifestations, votes, insurrections, revendications économiques et politiques au sens traditionnel - aussi bien dans leurs formes d’intervention que dans leurs objectifs. Ils s’attaquent au contrôle, au rendement, aux conditions de travail, à l’autorité des chefs grands et petits ; dès qu’ils atteignent une certaine intensité, ils créent une réaction en chaîne. Même à travers un conflit localisé dont le motif déclaré est la défense ou l’augmentation des salaires, peut se manifester, en débordant les revendications premières, une contestation de l’organisation du travail. Une revendication des plus quotidiennes (une pause-café) peut envelopper en toute logique une mise en cause du fondement de l’organisation capitaliste de l’entreprise et de la société .
Les luttes implicites "ne mettent pas en cause l’extériorité du pouvoir établi, mais elles minent le fondement qui est la définition capitaliste de la réalité" (Castoriadis, page 95). Symétriquement, elles font émerger dans un tissu de rapports informels et de solidarité sans phrase, une autre conception du travail et de l’organisation sociale : les éléments d’un "contre-pouvoir".
Castoriadis s’attache surtout à détecter le positif des luttes informelles et passe plus rapidement sur la négation qui s’exprime de plus en plus nettement dans la "dissidence ouvrière" ce que René Lourau, dans l’ANALYSEUR LIP (collection 10/18) appelle le "hippisme industriel", en l’opposant aux idées de Castoriadis sur le "contre-plan dans l’atelier". "(L’ensemble des initiatives que les ouvriers prennent sur les lieux du travail pour corriger l’irrationalité du système, pallier les stupidités des ingénieurs, résister aux pressions de la maîtrise, au contrôle des chronométreurs, etc... C’est dans la pratique de tous les jours, et non seulement en période chaude et dans la théorie, que les travailleurs font la démonstration de leur capacité d’auto-organisation et de prise en charge de la production"). (Castoriadis résumé par Lourau, l’ANALYSEUR LIP 10/18, page 115).
L’absentéisme, le sabotage, la grève interminable ou "la grève pour la grève" sont les formes spontanées que prennent les luttes informelles dans leur orientation négative. "Du point de vue du travailleur, ces formes de lutte sont des réactions humaines, élémentaires, face à un mode de production, qui ne peut survivre qu’en niant toujours plus ceux par qui il vit" (n° 3 de la revue NEGATION). Ripostes à la déqualification du travail, à l’interchangeabilité des travailleurs, elles manifestent dans cette dévalorisation (psychologique, morale) du travail, ce détachement par rapport aux valeurs et normes de l’idéologie dominante qui caractérise toutes les variantes de la dissidence.
L’action anti-institutionnelle
Fournissant sa participation à cette enquête terminologique, Lourau inscrit les manifestations du "hippisme industriel" dans la catégorie du mode d’action anti-institutionnelle, qu’il subdivise en action non-institutionnelle et en action contre-institutionnelle .
L’action non-institutionnelle qui n’est cependant pas assimilable à l’action illégale, peut comporter aussi bien l’inscription de slogans sur les murs et les routes (donc sur des supports illégaux) que la séquestration de cadres ou la bagarre avec les forces de l’ordre.
L’action contre-institutionnelle se définit par la création d’une alternative aux institutions existantes : ripostes positives (comme le contre-pouvoir de Castoriadis), elles sont déclarées réformistes ou utopiques tant par les militants que par l’ultra-gauche.
Le courant contre-institutionnel, dans le mouvement général de dissidence, comprendrait donc en premier lieu les tentatives communautaires. Pour le cas plus précis du mouvement ouvrier, Lourau cite les coopératives, exemple qui lui permet d’indiquer comment une contre-institution (par tout ce qui relève encore en elle de l’institution) tend malgré elle à se réinsérer dans le système. Ce que ne peut ignorer aucun lecteur de VROUTSCH (n° 14 : Les coopératives, socialisme ou régression ?).
Lourau complète cette définition du mode d’action anti-institutionnelle par une opposition entre centralistes et périphériques, entre partisans des grandes offensives politiques dirigées frontalement contre l’appareil d’état bourgeois (théorie du "levier central") et partisans du "coup par coup" des opérations ponctuelles disséminées dans tous les secteurs de la vie quotidienne. Chemin faisant, Lourau introduit une idée qui éclaire une donnée essentielle de toutes les luttes fragmentaires : "la périphérie est analyseur du centre".
Autrement dit, chaque lutte périphérique, qu’elle concerne la condition des femmes ou les minorités, l’enseignement ou l’urbanisme, dévoile un vecteur du pouvoir et les tensions latentes ou obscurcies qu’il entretient. En faisant le joint avec la terminologie de Castoriadis, on peut dire que le conflit "à la périphérie" démasque le pouvoir implicite, l’implicite du pouvoir. Il met en jeu directement les malaises, les frustrations, les répressions de la vie quotidienne, et fait grincer et caler les rouages camouflés du pouvoir. Ainsi apparaissent au grand jour les innombrables relais du pouvoir "central" qui quadrillent la vie sociale. (Mais alors, on peut se demander dans quelle mesure ce n’est pas justement donner dans le piège - ou s’avouer centraliste - que de maintenir l’opposition centre - périphérie).
La ruse du pouvoir qui est de faire croire qu’il réside tout entier dans les grands centres de décisions et dans le voyant appareil de ses forces de répression, est percée à jour dans la réaction en chaîne des conflits localisés. Ce qui se découvre maintenant, dans l’intolérance viscérale et même épidermique à l’enfermement, ce sont les innombrables fibres du pouvoir qui ligotent l’individu à son insu, qui se sont incrustées dans ses nerfs dès la prime enfance et ramifiées sous l’action des différents modelages et marquages sociaux. L’effervescence anti-institutionnelle fait apparaître à nu les fils conducteurs du conditionnement, intensifie les allergies et dessine les figures de fissuration du système.
La révolution à multiples foyers
La question du pouvoir prend ainsi une place primordiale dans toute réflexion cohérente sur les mouvements fragmentaires. Pour prendre un dernier exemple, les prises de position de Michel Foucault et de Gilles Deleuze imbriquent étroitement les thèmes des luttes partielles, du pouvoir et de la pensée fragmentaire. On peut se reporter, pour une approche ... périphérique, à l’entretien Deleuze/Foucault paru dans le n° 49 de l’ARC, 1972 : "Les intellectuels et le pouvoir".
Face à une politique globale du pouvoir, qui cherche à renforcer toutes les structures d’enfermement ("toutes sortes de catégories professionnelles vont être conviées à exercer des fonctions policières de plus en plus précises : professeurs, psychiatres, éducateurs en tous genres") se dessinent "des ripostes locales, des contre-feux, des défenses actives et parfois préventives". "Chaque lutte se développe autour d’un foyer particulier du pouvoir" (Deleuze). Il est possible que maintenant les luttes qui se mènent, et puis ces théories locales, régionales, discontinues qui sont en train de s’élaborer dans ces luttes et font absolument corps avec elles, ce soit le début d’une découverte de la manière dont s’exerce le pouvoir" (Foucault qui précise dans un autre entretien, paru dans LES CAHIERS DU CINEMA, n° 251/252) : "Il fallait que le pouvoir se gomme et ne se montre pas comme pouvoir. Cela a été, jusqu’à un certain point le fonctionnement des républiques démocratiques où le problème était de rendre le pouvoir suffisamment insidieux, invisible pour qu’on ne puisse le saisir dans ce qu’il faisait et là ou il était".
La reconnaissance des luttes fragmentaires (et de leur cible immédiate : le pouvoir) s’accompagne d’une interrogation sur les liaisons : entre les différentes luttes, entre les luttes et les théories. Les luttes ne sont pas à totaliser, ce qui serait restaurer des formes représentatives de centralisme et de hiérarchie ; il s’agit par contre de faire communiquer, par des réseaux de liaisons latérales, transversales, ces points actifs discontinus ; de créer " un système de relais dans un ensemble, dans une multiplicité de pièces et de morceaux à la fois théoriques et pratiques" (Deleuze).
Ces positions impliquent, toujours selon l’entretien de l’ARC, un nouveau point de vue sur les rapports théorie-pratique. Est refusée d’emblée toute conception qui ferait de la pratique une application de la théorie, ou inversement de la théorie un produit de la pratique. "La pratique est un ensemble de relais d’un point théorique à un autre, et la théorie, un relais d’une pratique à une autre" (Deleuze). "La théorie n’exprimera pas, ne traduira pas, n’appliquera pas une pratique, elle est une pratique. Mais locale et régionale : non totalisatrice" (Foucault). "Il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action, de l’action de théorie, de l’action d’une pratique dans des rapports relais ou de réseaux. Une théorie, c’est exactement comme une boite à outils ... Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne, et pas pour soi-même. S’il n’y a pas des gens pour s’en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d’être théoricien, c’est qu’elle ne vaut rien, ou que le moment n’est pas venu" (Deleuze).
A relever aussi dans ces derniers extraits, le refus de toute pensée "représentative" (il va de pair avec le refus de la synthèse totalisante) : c’est l’équivalent du refus du "système représentatif" sur le plan de la pratique politique et sociale. Ce rejet circule à travers toutes les réflexions signalées ici sur la révolution plurielle et il se radicalise dans certains textes en une critique de la conscience. Le problème de la révolution ne se poserait plus désormais en termes de "prise de conscience" mais de "déprise de conscience" (J.F. Lyotard). S’il est indispensable de saper cette conscience hégémonique, que revendiquent les politiciens de la révolution et leurs appareils, et qui s’appuie sur "une mémoire du mouvement révolutionnaire" fabriquée selon un codage despotique à coups d’amnésies sélectionnées et de vérités rectifiées, étayée par le discours scientiste des "lois de l’Histoire", quel est le type de conscience correspondant à la ponctualité des actions et à leurs intensités ?
Diagonales libertaires
Voilà donc quelques outils pour notre boite...et qui ressemblent à s’y méprendre à quelques outils qui s’y trouvaient déjà. Juste un peu rouillés... Nous aurons d’autres coups d’œil à donner sur ces nouvelles boîtes, des tours de main à essayer. Le but de l’opération n’est pas de redorer notre enseigne en nous coiffant de quelques marques de fabrication désormais bien côtées. Cette prise au tas s’est faite en fonction de conformités et de correspondances certaines, et plus complexes qu’il ne ressort de ces notes. Il y a les interférences d’abord entre les parcours des fabricants, qui les ont conduits à considérer positivement les luttes spécifiques ("Socialisme ou Barbarie", l’analyse institutionnelle, le comité d’action aux prisonniers, etc ...). Il y a les recoupements surtout entre les démarches esquissées là et certaines constantes de l’action et de la pensée libertaires : pratique des luttes anti-autoritaires ou anti-institutionnelles, opposition prioritaire à toutes les formes du pouvoir, celles en particulier qui trament obscurément le tissu des relations sociales. Et l’on pourrait montrer sans peine, que les anarchistes à ce point de vue, sont allés plus loin. Mais l’épaisse idéologie économiste et centraliste ne se laisse pas secouer en un Jour, malgré la grande fissure de 1968.
Quant à la fragmentarité, elle est constitutive tout autant de la pratique que de la théorie anarchiste. "Ma vie elle-même est un fragment" disait Bakounine. Je m’en suis expliqué plus longuement, mais de manière trop dépressive encore, dans "la question anarchiste" (ANARCHISME ET NON-VIOLENCE, n° 31). Cela ne concerne pas seulement la facture des textes, qui sont pour la plupart irréguliers et fragmentaires, mais la logique même qui les conduits à rejeter la dialectique ternaire et la synthèse totalisante. "La synthèse gouvernementale " écrit Proudhon, en élaborant sur les traces de Fourier sa "dialectique sérielle". Est-ce pure rencontre de vocabulaire si Foucault et Deleuze attachent une telle importance aux méthodes sérielles (l’influence de Proudhon étant de toute manière exclue) ? Nous reprendrons plus tard, dans cette revue, la question de la dialectique sérielle, mais je ferai allusion encore à une autre rencontre rare en ces temps-là : dès 1962, dans NIETZCHE ET LA PHILOSOPHIE (P.U.F), Deleuze consacre un chapitre à la destruction de la dialectique chez Stirner.
Le but de l’opération n’est pas plus de naturaliser anars des auteurs dans le vent, mais il est intéressant de retrouver chez eux (non parce qu’ils sont dans le vent mais parce que leur apport est important) des démarches et des cohérences libertaires. Pas plus qu’ils n’ont le monopole de l’action libertaire, les anarchistes n’ont le monopole de la pensée libertaire. Nous devons savoir reconnaître la visée et la portée anarchiste d’actions nouvelles qui ne sont revendiquées par aucune "institution " libertaire, et qui ne sont marquées d’aucune référence à ce "label" ; nous devons procéder de même sur le plan théorique, quand des fragments d’anarchie traversent en diagonale le champ de certaines théories ; fragments variables selon les périodes et selon les secteurs concernés. Il en a été ainsi pour le surréalisme, puis pour l’existentialisme, par exemple.
Le fait qu’une thématique libertaire, activée de la sorte par un courant d’idées extérieur à la tradition, ne soit reconnue comme telle ni par ceux qui la mettent en œuvre, ni par les anarchistes apparemment contemporains, n’est pas sans conséquence. Ces intuitions libertaires, non explicitées comme telles, risquent d’être déviées ou occultées au lieu de radicaliser par contagion les autres éléments du dispositif théorique. Le surréalisme et l’existentialisme "sartrien" ont été ainsi bloqués et déformés plus ou moins durablement par l’attraction du stalinisme. Quant aux anarchistes, leur myopie devant les surgissements libertaires les rejette chaque fois un peu plus dans l’absence et la commémoration.
La vraie question (méthodologique) serait celle-ci : quelle est la logique (la dialectique ?) propre à une démarche théorique libertaire ? Est-ce la même logique que celle qui articule l’action libertaire ? Ou encore : y a-t-il une logique particulière de la pratique (théorique et concrète) anarchiste ?
II - BRIS - COLLAGE
Connexions
Sociologie pluraliste
La diversité du phénomène des luttes fragmentaires, le mouvement de dispersion propre à sa dynamique, sont trahis par toute approche qui ne serait pas elle-même diversifiée, différentielle, pluraliste, relativiste. Il s’agit à la fois de saisir chaque série de luttes dans sa spécificité, et de dégager les éléments communs qui circulent à travers les multiples séries. Les liaisons transversales et les rencontres se ramifient à partir de ces maillons communs. Chaque combat fragmentaire, dès qu’il s’intensifie, attire les gens qui s’activent dans les autres secteurs. Il se fait là comme un dépassement de la fragmentarité, mais qui n’a rien à voir avec une quelconque totalisation ou hiérarchisation. C’est là une confluence passagère (mais renouvelable) où se maintiennent les différentes colorations ; elle n’en éclaire pas moins les concordances et les complémentarités.
Appréhender chaque série dans sa spécificité, c’est d’abord refuser les analyses réductrices qui ramènent tous les processus sociaux à un facteur déterminant (les infrastructures économiques, par exemple) ou à un déterminisme rigide. Cela ne dispense pas de tenir compte des conditions générales de la fragmentation, qui font partie intégrante du système capitaliste : réification des rapports sociaux, atomisation qui bloque l’individu dans son isolement et sa passivité, dégradation de l’activité créatrice en fabrication marchande, etc... Dans cette situation, la lutte des classes reste une réalité quotidienne et toutes les formes de résistance communiquent avec elle à des degrés divers. Mais le dynamisme spécifique des luttes de libération nous échappe tant qu’on n’a pas dégagé les motivations particulières à chaque dimension de l’existence et les exigences qui s’y affirment : besoins biologiques, sociaux, intellectuels, aspirations à l’accomplissement personnel.
L’important est de saisir dans chaque cas l’interaction des éléments irréductibles et solidaires de la vie sociale (Proudhon) et de déceler en même temps le jeu de la liberté, individuelle et collective, dans les interstices, dans les oppositions des déterminismes. Chaque série de luttes est à la fois riposte à des conditions aliénantes, pression d’un besoin vital, intervention active d’une liberté. La fragmentarité, dans le champ de vision d’une sociologie pluraliste ne se limite pas au constat d’une fragmentation du monde social et de l’existence humaine : elle relève aussi de la volonté de percevoir les différences et les irréductibilités et de reconnaître les discontinuités introduites par l’intervention de la liberté.
Le corps
"Le désir, de toute manière, fait partie de l’infrastructure " (F. Guattari). L’élément corps circule, avec une intensité variable mais toujours perceptible, dans toutes les séries. C’est l’élément générateur pour la libération des femmes, les revendications des jeunes et des minorités sexuelles. L’équilibre du corps est visé directement par le mouvement écologique dans sa lutte contre les nuisances et la pollution, pour la préservation de l’environnement naturel, pour une alimentation saine. Les combats contre l’enfermement (prisons surtout mais aussi asiles et casernes) se polarisent autour d’une violence faite au corps non seulement par la frustration sexuelle mais encore par l’entrave générale de la liberté de mouvement.
Le mouvement régionaliste par contre ne semble pas laisser une grande place au facteur corps. A moins qu’on ne tienne compte aussi pour cette série de comportements qui ont une forte charge affective : la danse, la musique, la parure ... et l’alimentation. Même la langue (le plaisir de la langue, comme dit Ehni) se relie à une sensibilité qui reste marquée par la chaleur de l’enfance. Un "psychanalyste de l’Alsace" note même qu’entre Alsaciens très francisés, la langue maternelle revient au lit.
La dissidence ouvrière aussi peut être envisagée sous l’angle du corps : agression du bruit et des odeurs, la contrainte du geste mécanique, et là encore, l’enfermement.
L’importance accordée de nouveau à l’instance biologique (le champ biopolitique selon Edgar Morin), à la nature de l’homme, aux relations avec la nature environnante, amènent un autre changement d’attitude. Refuser de laisser plus longtemps le corps plié à la logique de la domestication conduit aussi à ne plus envisager les rapports avec la nature uniquement en termes de domination. La "conquête" de la nature est de plus en plus difficile à justifier par le dépassement de la pénurie et la nécessité de survivre, puisque le plein développement du principe de rendement se dévoile comme une mise en danger de la survie et comme production de nouvelles pénuries. Apparaît aussi de plus en plus clairement à quel point la domination de la nature enveloppe la domination des hommes (Adorno va jusqu’à parler du "caractère répressif" du rapport de l’homme à la nature "qui perpétue l’oppression de l’homme") .
L’agressivité de la domestication indéfinie des forces naturelles commence ainsi à céder du terrain devant une attitude de réceptivité et même de contemplation qui peut, par un glissement libérateur, pacifier les rapports entre les hommes (Marcuse, EROS ET CIVILISATION).
Le pouvoir
La lutte contre le pouvoir est le point d’interférence le plus dense entre toutes les séries de la dissidence. Plusieurs moments décisifs jalonnent la progression d’un combat fragmentaire : reconnaissance du fait que la lutte en cours se heurte à un relais du pouvoir - prise en charge de l’affrontement en tant que lutte contre le pouvoir - négation du pouvoir.
Il y a là encore dépassement de la fragmentarité, non pas dans le sens d’une intégration hiérarchisée mais à travers la prise de conscience d’une identité immanente à la différence. Aucune série n’est réduite ou subordonnée à une autre, mais la diversité et l’indépendance des séries s’ordonnent dans " une série de séries", celle des luttes "anti-autoritaires". La perception de l’identité peut rester longtemps obscurcie par la différence des pratiques. Exemple cité par Proudhon : l’incompréhension et même la condamnation réciproque des bourgeois médiévaux qui combattent pour l’affranchissement des communes et des penseurs qui réclament le droit de la raison humaine "des hommes qu’une commune pensée inspire, la liberté, se jetant mutuellement l’anathème ; l’identité de l’idée voilée par la différence des objets auxquels elle s’applique, et des siècles employés pour sérier (réunir en une même série) deux espèces" (De la création de l’ordre dans l’humanité). La non-reconnaissance des luttes spécifiques relève souvent de la même myopie.
Cette "sériation" est aussi le moment de la radicalisation de chaque série particulière, quand la lutte contre un pouvoir est assumé comme lutte contre toutes les formes de pouvoir, avec l’exigence de cohérence théorique et pratique qui en découle : non pas "combattre sur tous les fronts" ce qui est une impossibilité ou une imposture diffusée par un appareil hégémonique, mais se refuser à tous les pouvoirs. Pour nous, c’est également le moment où les luttes fragmentaires - qui ne cessent pas pour autant d’être fragmentaires - se réfléchissent dans le "miroir noir de l’anarchie" (André Breton).
Le rêve
Percevoir les luttes sérielles dans toutes leurs dimensions (négatives ou affirmatives), c’est tenir compte aussi des courants de rêves qui les traversent. Le rêve révolutionnaire - tel qu’il émerge avec une particulière intensité dans ce millénarisme qui reste attaché à toute pulsion révolutionnaire, individuelle et collective - c’est l’aspiration au déploiement libre de la vie, l’espérance d’un accomplissement simultané de l’homme et de la nature. Il est actif dans toutes les dissidences, même s’il est souvent potentialisé dans le premier mouvement de crispation, de refus ou d’excès.
Rêve d’une féminité arrachée aux modèles d’une civilisation oppressive et phallocratique, rêve donc d’une différence librement vécue et reconnue, et d’une "réconciliation" dans le respect des différences. Rêve d’une "jouissance sans entraves, d’un libre jeu des attractions et des passions, d’un corps glorieux (et immortel ?). Rêve d’une réconciliation avec la nature. Rêve d’une communauté, d’une humanité réconciliée, dans la profusion des différences.
Ne serait-ce pas aussi, parfois, le rêve de la résorption de toutes les tensions ? Donc, par un autre biais que celui du nihilisme, un rêve de mort ? Mais aspirer à la reconnaissance des différences, c’est aussi accepter la persistance de tensions (le surgissement de nouvelles tensions), de conflits, de désaccords, puisque le désaccord est, selon Héraclite déjà, le père de toute vie.
Ambiguïté
La récupération
Une analyse pertinente des luttes spécifiques ne devient possible que lorsqu’ont été écarté un certain nombre de schémas qui font écran. J’en ai relevé quelques-uns qui relèvent de la pensée "bureaucratique", dans la première partie. D’autres sont mis en circulation par le gauchisme ; les deux espèces se recoupent en divers points, entre autres raisons parce que le gauchisme reste trop souvent prisonnier des structures mentales qu’il critique sans contre propositions.
La "critique radicale" des luttes fragmentaires est centrée sur le thème de la récupération. Parce qu’elles visent une libération partielle, une amélioration des conditions présentes, les luttes spécifiques sont récupérées par le Système. Elles participent à son aménagement et à son auto-régulation. On n’est pas loin du vieux débat réforme-révolution, avec la différence que le réformisme aussi se targue de stratégie. (Mais la critique radicale ne développe-t-elle pas aussi une stratégie de la destruction du système, qui évacue tout ce qui ne cadre pas avec sa propre hiérarchie ?).
Je ne nie pas que beaucoup d’actions fragmentaires soient récupérables et récupérées. Chaque cas est à examiner en particulier, et toutes les données sont rarement réunies, surtout parce qu’échappent les conséquences lointaines (répercussions sur d’autres secteurs de la vie sociale, sur d’autres actions, sur les évolutions futures). Ce n’est pas le fait de la récupération que je nie, je mets en cause le schéma systématique et totalitaire de la récupération et l’élimination de toute idée de dynamique sociale.
"Système", dans le discours gauchiste, a perdu le plus souvent sa fonction de concept : c’est devenu un fétiche symbolisant toutes les forces mauvaises. Un peu l’équivalent du Diable, tout aussi rusé et tout aussi dévorant. Il est censé récupérer tout ce qui lui offre la moindre prise, c’est-à-dire la moindre parcelle de positivité. Le fantasme du Vide purificateur travaille le nihilisme gauchiste : la révolution ne peut se faire que par la "table rase" et la société future sortira vierge et pure du Vide. En attendant le grand cataclysme, il ne reste qu’à faire le vide. Cela aussi, malheureusement, est récupéré, puisque le système sans cesse accroît le vide pour se maintenir : vider tous les rapports de leur spontanéité et de leur contenu concret, vider la vie sociale de toute créativité, vider l’individu de sa capacité d’initiative et de jugement, vider le langage, vider les rêves, vider le plus possible d’opposants (en les refoulant, par exemple, dans une marginalité amorphe).
En suivant la logique du contre-système, on en arrive à la négation de tout mouvement social de défense et de pression, même le plus informel, dès qu’il ne se limite pas à l’obstruction, au "lâchez tout" et à l’affrontement violent. Puisque le Système doit éclater de ses propres contradictions, tout groupe social est en tort dès qu’il s’engage dans une action qui peut entraîner une transformation positive de ses conditions de vie.
C’est ignorer délibérément que la vie sociale ne s’arrête pas, ne connaît pas plus de répit que la vie naturelle. Ou alors, c’est qu’elle est épuisée et figée par une situation de catastrophe : dénuement matériel total, pouvoir répressif implacable. Et même dans ce dernier cas, des relations élémentaires de solidarité et de sociabilité continuent de se tisser, compromises souvent, il est vrai, par la méfiance, la peur, l’atrophie intellectuelle. Hors de ces cas extrêmes, les pressions, les innovations, les ripostes, les compensations de la dynamique sociale s’opposent aux frustrations, aux défaillances du système. Rien à voir avec le replâtrage du système, et l’énergie révolutionnaire ne trouverait plus aucun corps conducteur si cette poussée multiforme se résorbait (même quand les décharges d’énergies sont déclenchées par la révolte ouverte et les affrontements violents).
Le réformisme
La reconnaissance des luttes sérielles conduit logiquement à remettre en cause l’opposition schématique réforme-révolution, ou plus exactement à contester le caractère réformiste que les stratèges bureaucrates ou gauchistes attribuent à toutes les transformations partielles. (Les mieux intentionnés parlent de réformisme sauvage). On retrouve ce rejet de l’amalgame dans tous les textes cités au début.
"Ou bien la réforme est élaborée par des gens qui se prétendent représentatifs, et qui font profession de parler pour les autres, et c’est un aménagement du pouvoir qui se double d’une répression accrue. Ou bien c’est une réforme réclamée, exigée par ceux qu’elle concerne, et elle cesse d’être une réforme, c’est une action révolutionnaire qui, du fond de son caractère partiel, est déterminée à mettre en cause la totalité du pouvoir et de sa hiérarchie... En vérité, ce système où nous vivons ne peut rien supporter : d’où sa fragilité radicale en chaque point, en même temps que sa force de répression globale" (Deleuze ; l’ARC).
"Il n’y a aucune position de désir contre l’oppression, si locale ou minuscule que soit cette position, qui ne mette en cause de proche en proche l’ensemble du système capitaliste, et qui ne contribue à le faire fuir" (Guattari ; l’ARC).
"Ne nous est pas donnée par avance la distinction entre ce qui est "réformiste" et ce qui est "révolutionnaire", puisque nous ne pouvons pas la déduire d’un concept général de l’histoire, ni à partir de la situation "objective" la classe ouvrière, mais nous avons à dégager, à nos risques et périls, les significations d’une révolution radicale à partir de l’activité effective du prolétariat" (Castoriadis, l’EXPERIENCE... , page 83).
La classe ouvrière "se transforme en transformant la passivité, le morcellement, la concurrence que vise et tend à lui imposer le capitalisme, en activité, solidarité, collectivisation qui renverse la signification de la collectivisation capitaliste du travail. Elle invente dans sa vie quotidienne, dans les usines et hors d’elles, des parades toujours renouvelées à l’exploitation, engendre des principes étrangers et hostiles au capitalisme, crée des formes d’organisation et de lutte originales" (pages 106/107).
On retrouve là dans des termes très proches, l’opposition que la pensée anarchiste a formulée dès son origine entre la société et l’état, entre la vie sociale et le pouvoir. L’état non seulement parasite la société mais il ne peut affermir et étendre sa domination qu’en limitant constamment, qu’en atrophiant la vie sociale ; à l’inverse, tout déploiement de la dynamique sociale bat en brèche le pouvoir en stimulant l’initiative et l’autodétermination. L’idée est déjà chez Proudhon (qui la reprend au libéralisme politique en la radicalisant) et elle est développée particulièrement chez Kropotkine et les anarchiste allemands : Landauer (dont La REVOLUTION vient d’être traduit chez "Champ Libre"), Müsham et Rocker.
Faut-il rappeler aussi que le réformisme, au sens strict, sous-entend toujours un aménagement obtenu par la participation au pouvoir, et non des réformes, même légales, arrachées par la lutte ? En ce sens, la dialectique évolution/révolution, telle qu’elle a été exprimée clairement par Elisée Reclus à la fin du siècle dernier, est bien plus pertinente pour saisir la portée des luttes fragmentaires (L’EVOLUTION, la REVOLUTION ET L’IDEAL ANARCHIQUE).
"L’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. Un changement peut-il se faire sans amener de soudains déplacements d’équilibre dans la vie ? (page 5). Et cette conception comprend aussi la solidarité de fait, la connexion des luttes séparées, et les décalages de temps et de rythme qui peuvent intervenir entre les luttes se développant dans des sphères différentes de la vie collective : "L’évolution embrasse l’ensemble des choses humaines et la révolution doit l’embrasser aussi, bien qu’il n’y ait pas toujours un parallélisme évident dans les évènements partiels dont se compose l’ensemble de la vie des sociétés" (page 14). "Toutes les révolutions se tiennent, la révolte de l’individu contre l’Etat embrasse la cause du forçat ou de tout autre réprouvé, aussi bien que celle de la prostituée" (page 13).
Il faudrait aussi prendre en considération le nouvel élément de fragmentarité et de discontinuité qu’implique une conception de l’évolution comme conjonction de changements partiels et décalés et de la révolution comme succession de mutations. C’est une des grandes idées de Landauer, qui voit la Révolution comme un enchaînement de révolutions, s’étendant sur des siècles, d’une civilisation à une autre.
La régression
L’ambiguïté des luttes spécifiques ne se laisse pas cerner par le seul schéma de la récupération : manifestation nécessaire de la dynamique sociale pouvant effectivement être utilisée par le capitalisme pour ses rééquilibrages ; transformation limitée de la vie quotidienne pouvant simultanément constituer une remise en cause fondamentale du pouvoir. La récupération est elle-même un processus ambigu : une réforme introduite par le système comme compensation ou contre-feu peut être détournée par la poussée sociale et donner lieu à des prolongements imprévus. D’autres formes d’ambiguïté sont encore à envisager, celle en particulier qui lie le renouvellement à la régression ou, comme disait Reclus, à la décadence.
Cela n’a rien de surprenant. Produits par la désagrégation d’un système économique et politique, des formations et des comportements nouveaux portent aussi la marque de la désagrégation. Un autre facteur s’y ajoute : se développant dans un tissu gangrené, la formation nouvelle ne peut, à plus ou moins long terme et à des degrés variables, éviter la contamination.
Les exemples abondent, et tous les mouvements sériels sont soumis à cette double détermination du passé qu’ils repoussent et du futur qu’ils amorcent. Ainsi, tout ce qui tient du ressentiment est régressif, même s’il s’agit d’une déformation provisoire imprimée par les oppressions et les injustices subies, d’un excès peut-être nécessaire pour trancher plus nettement les dépendances et les confusions. Certaines rages féministes contre le mâle en général rejoignent le sexisme abhorré ; le mépris et les violences des jeunes contre les vieux sont l’équivalent du "racisme" anti-jeunes. Ces réactions durcissent encore les ségrégations et les séparations introduites par le capitalisme et opposent des obstacles supplémentaires aux dynamiques anti-institutionnelles.
De même, en se précipitant dans les ornières du nationalisme, les régionalismes renflouent l’idéologie nationale indispensable à l’état bourgeois. Leur force centrifuge, anti-centraliste, est ainsi récupérée et, en s’imaginant apporter une matière nouvelle à la vie sociale par la réactivation de cultures différentes, donc laminées par le pouvoir, ils instituent un "vase-clos" préjudiciable à une vie culturelle novatrice. De même, sans reculer devant l’indispensable mise en cause de la technologie industrielle, nous ne pouvons prendre en charge la régression artisanale de certaines tendances écologiques (retour exclusif à un artisanat passé) et encore moins la confusion mystique où se diluent les nostalgies de retour à la nature, à la Mère Nourricière, etc...
Un mode assez général de régression est constitué par le glissement vers le grégarisme, quand le besoin de dépasser la séparation et la solitude se satisfait de l’entassement dispensateur de "chaleur humaine", avec ou sans musique. Il y a une opacité et une inertie de l’agglutination qui est plus débilitante que la solitude. Et des modèles de comportement s’imposent qui sont à peine moins aliénants que ceux dont ils prennent le contre-pied.
A l’opposé de la sociabilité grégaire, et souvent en complément, se développe une "asocialité" qui entraîne elle aussi une déperdition du courant anti-institutionnel. La violence gratuite est souvent une protestation implicite contre la domestication et l’absence de raisons de vivre ; elle peut être comprise comme un symptôme de la dislocation, mais difficilement assumée comme acte révolutionnaire. Et le "drop-out" ouvrier, qui désamorce très utilement l’idéologie de la production, risque de renforcer la passivité et l’irresponsabilité répandues par le capitalisme. Sous cet angle, la régression, c’est la récupération des comportements négatifs par le système.
Ces considérations sur la régression tomberaient sous le coup de toutes les critiques faites ici au schéma de la récupération si elles n’étaient pas immédiatement relativées, selon les exigences mêmes de la notion d’ambiguïté. Pour une pensée affirmative, la régression peut d’ailleurs devenir une grille tout aussi distordante que la récupération pour la pensée négative. Systématisée, elle entraînerait à brève échéance vers des perspectives conformistes et réformistes.
En fait, le mouvement de négation et le mouvement d’affirmation sont étroitement intriqués dans l’entrelacs des luttes sérielles, et pas seulement sur le mode de la juxtaposition ou de l’alternance : le plus souvent, l’un enveloppe l’autre. La négation du pouvoir ou des rapports marchands dans un secteur appellent la revitalisation et la recomposition de rapports sociaux différents. Et chaque processus de réunification et de redynamisation sociales est une riposte contre l’atrophie et la dislocation nécessaires à l’expansion de l’état et à la consolidation du capitalisme.
Les degrés de mobilité, de cohésion et de conscience atteints par la vie sociale quand intervient une rupture révolutionnaire sont déterminants pour le progrès accompli dans la mutation, particulièrement en ce qui concerne l’élimination de l’appareil d’état. Il faut aussi inverser la proposition : la régression et la récupération finissent par détruire les formations nouvelles si la rupture révolutionnaire, qui seule permettrait leur réel développement, n’intervient pas.
L’implication mutuelle de la négation et de l’affirmation est cependant plus facile à maintenir dans l’analyse du mouvement global de dissidence que dans les pratiques séparées et dans l’expression théorique qui les relaient. A ce niveau se manifestent des "psycho-logiques" divergentes, orientées par une dynamique soit positive, soit négative. Le développement autonome, exclusif de l’une et de l’autre est aussi un aspect de notre fragmentarité.
René FURTH
Merci à Francine B. Pour le relecture et la correction de ce texte.(P.S.)