L’insurrection algérienne qui a eu lieu en Kabylie
et s’est développée vers l’Est pendant le printemps
et l’été 2001 a porté à un niveau qualitatif
supérieur le niveau d’une résistance qui n’avait
jamais cessé. Celle-ci, pour exemplaire et héroïque qu’elle
ait été, n’avait jamais réellement dépassé
le stade de la revendication démocratique classique, avec les modes
de délégation de pouvoir, de légitimation électorale
et de légalisme que nous connaissons bien. Revenons d’abord sur
toute cette période.
Une résistance au quotidien
Cette résistance a été – est – d’abord
une tétanisation de chaque jour pour maintenir l’apparence d’une
normalité d’existence, pour oser circuler sur certains axes routiers,
à certaines heures, pour aller à l’école, au travail,
en réunion ou à une fête. Pour les femmes algériennes,
elle était encore plus difficile puisqu’elle commençait
dans l’intimité du foyer : se voiler ou pas, se farder, mettre
une jupe courte, un jean...
Le cimetière était devenu le rendez-vous quasi hebdomadaire
de groupes d’amis de plus en plus restreints et le parti pris de la
vie devenait un pari improbable rejoué au jour le jour. On ne se posait
même plus le pourquoi de l’assassinat, mais le comment, l’art
et la manière du meurtre : armes à feu ou arme blanche. Non
plus son origine : on savait que ce qui était visé, au travers
des femmes, des coiffeuses, des imams professant un islam tolérant,
des écrivains, des journalistes, des syndicalistes, c’était
une vision d’une Algérie de l’ouverture au monde, de la
diversité, de l’universalité.
Oser la vie : oser par exemple revenir d’un marché aux poissons
entre deux rafales de mitraillettes (qui tuèrent ce matin-là
deux agents de la circulation) pour préparer une soirée de grillades
en bord de mer. Oser la vie en risquant la mort des siens parce que les enfants
devaient aller jouer un match scolaire de hand-ball à Médéa
et pouvaient tomber dans le piège d’un barrage d’égorgeurs.
Ou parce que la fille devait aller à l’école alors que
le FIS (Front islamique du salut), à l’époque, avait interdit
la mixité scolaire sous peine de mort.
Ce qui était évident c’était d’abord la solitude
des choix, l’individualisation des comportements. C’était
aussi le silence éclatant d’une communauté internationale
largement compromise soit avec le pouvoir algérien, soit avec l’islamisme.
Le pouvoir mafieux et sa créature islamiste
Cette résistance, la vision de la société algérienne
qu’elle portait, émergeaient dans un paysage nouveau où
il fallait réinventer les critères et les valeurs fondatrices
de la vie sociale. Les couleurs hollywoodiennes de l’épopée
de la libération nationale s’étaient fanées, le
mythe du « socialisme spécifique » s’était
effondré. Il y a belle lurette que l’État bureaucratique
avait implosé, qu’avaient été brouillés
les repères de ce qu’on appelait dans certains milieux critiques
le « socialisme de la mamelle » et que les rapaces hibernant dans
le giron autocratique du boumédiennisme s’étaient réveillés.
Du trop d’État à l’absence d’État,
des règles du parti unique édictées dans les salons de
la Présidence à celles de l’économie de bazar concoctées
dans les restaurants du front de mer, cela changeait beaucoup. Le démembrement
de l’État s’accompagne alors d’un démembrement
du pays, d’une déliquescence des rapports sociaux, d’une
décomposition bidonvillesque du paysage lui-même et transforme
le pays en grande braderie au dinar symbolique.
De la marmite que le président Chadli avait ouverte en 1989 (nouvelle
Constitution instaurant le multipartisme, économie de marché)
était sorti un parti théocratique anticonstitutionnel mais qui
allait beaucoup servir le pouvoir – du moins dans un premier temps –,
le FIS (Front islamique du salut), mais aussi des forces de contestation démocratiques,
vieux partis sortis de la clandestinité : sociaux-démocrates
du Front des forces socialistes (FFS), communistes du parti de l’Avant-garde
socialiste (PAGS), trotskistes du Parti des travailleurs (PT, lambertiste)
ou du Parti socialiste des travailleurs (PST, proche de la LCR française),
des courants non FLN à l’intérieur du syndicat unique
(UGTA), et des associations revendicatives, essentiellement de femmes.
Une vive contestation sociale avait précédé cette libéralisation
: en avril 1980 la revendication du « printemps berbère »
avait embrasé la Kabylie. En octobre 1988 la jeunesse algéroise
était descendue dans la rue. L’armée avait réprimé
ces mouvements dans un bain de sang.
Parallèlement, des courants fascisants se réclamant de l’islam
montaient en puissance. En 1979, le mouvement des Frères musulmans
sévissait déjà sur les campus universitaires pour tabasser
les étudiants contestataires et pourchasser les couples. La même
année, l’islamiste Mustapha Bouyali montait le premier maquis,
collectant armes et argent, construisant des casemates et entraînant
ses hommes, avant de perpétrer ses premiers attentats à partir
de 1982.
En 1981, l’étudiant Kamel Amzal, militant progressiste berbère,
était assassiné à l’université de Ben Aknoun,
à Alger. C’est cet islamisme politique moyen-oriental (Égypte,
Palestine, Syrie) importé en Algérie sous Boumédienne,
porteur d’une haine avérée de la démocratie et
de la laïcité, de la femme, prônant la loi islamique (chariaâ)
comme contrat social, c’est-à-dire le libéralisme théocratique
2, qui allait être la force de frappe la plus apte à s’opposer
impitoyablement aux courants progressistes, avec l’aide du pouvoir.
En 1976, Boumédienne avait déjà donné un signe
politique fort de sa bonne volonté aux courants islamo-conservateurs
du FLN en tentant de faire passer le projet du Code de la famille
qui fait des femmes des mineures à vie. La contestation des mouvements
de femmes, avec à leur tête les moudjahidates (combattantes de
la guerre de libération), l’avait contraint à remiser
ce projet dans les tiroirs.
C’est en 1984 que l’Assemblée nationale, qui ne comportait
en son sein qu’un seul parti, le FLN, avait voté un Code de la
famille qui allait à contre-courant d’une Constitution égalitaire.
La violence physique et politique n’avait donc pas attendu, comme on
a voulu le faire croire, l’interruption du processus électoral
de 1991 pour se déchaîner.
Le chat et la souris ou l’histoire du marteau et de l’enclume
Les portes de l’économie libérale se sont donc grandes
ouvertes sur les cadavres des individus les plus dérangeants. Les maquis
des islamistes radicaux servent par ailleurs à contrôler –
en l’effrayant – une partie de la population et servent de repoussoir
à l’occasion des élections, pendant que les islamistes
en costume cravate sont nommés à des postes ministériels
de tout premier ordre. Pendant les massacres, l’ordre moral s’installe
en Algérie.
Un exemple : à Tiaret, ville de l’ouest algérien où
nous nous étions rendus il y a quatre ans, le jeu sinistre et démentiel
entre les maquis islamistes et le pouvoir nous était apparu dans dans
toute son ampleur et toute son horreur. La situation sociale était
catastrophique : des salaires d’ouvriers d’entreprises d’État
n’avaient pas été payés depuis six mois.
Il y avait plus de 30 % de la population au chômage.
Il y avait déjà eu 800 morts dans la willaya (préfecture),
et le maquis des
islamistes survivait, impuni, dans les forêts des monts de l’Ouarsenis,
au nord de la ville. Lorsque la pression de la contestation sociale devenait
trop forte, ce qui était le cas pendant que nous y étions –
fronde syndicale, occupation des usines, réémergence des associations
de femmes, de jeunes –, comme par hasard, les maquis descendaient sur
la ville, tuaient quelques personnes, égorgeaient des troupeaux et
des bergers.
La peur faisait son effet. Les gens rentraient chez eux : on ne risque pas
sa vie pour un salaire. Alors, seulement, l’armée intervenait.
Le maquis se repliait. Jusqu’à la prochaine fois.
De la résistance passive à l’insurrection
La résistance, désarmée, atomisée, ne s’est
pas incarnée jusqu’à présent dans une représentation
politique susceptible de renverser le rapport de force. Du point de vue de
la pensée, elle se rêve des lendemains laïques et démocratiques,
avec une restauration des fonctions publiques de l’État, telle
qu’elle est représentée dans la vulgate républicaine
classique.
En dépit de différences d’appréhension sur le rôle
de l’État dans l’économie de marché et le
niveau de centralisme ou de décentralisation souhaitable dans l’organisation
de la société, elle est largement d’accord sur la séparation
du politique et du religieux (abolition de l’article 2 de la Constitution
faisant de l’islam la religion d’État), l’abrogation
du Code de la famille, la restauration de la transparence politique et sa
prééminence par rapport au militaire, la reconnaissance des
différences culturelles par un statut officiel de la langue berbère
(tamazight) comme langue officielle et nationale.
Ce qui peut nous apparaître élémentaire, en Europe, est
tout à fait novateur et constitue une démarche radicale dans
les pays du Maghreb, et a fortiori dans les pays musulmans.
L’insurrection du printemps 2001 en Kabylie, et ce qui en perdure encore
aujourd’hui malgré la répression, la manipulation, la
volonté de pourrissement et la tentative de régionaliser le
problème, en a considérablement développé le niveau.
Très populaire, extrêmement suivie, et ayant fait tache d’huile
dans d’autres willayas (Boumerdes, Bouira, à un niveau moindre
à Batna, à Annaba, à El-Harrouch dans la willaya de Skikda)
elle se pose, au grand dam du pouvoir, comme l’émergence d’un
mouvement national, « garantie civile de l’affirmation citoyenne
et de la démocratisation de la vie publique », revendiquant «
la mise sous l’autorité effective des instances démocratiquement
élues de toutes les fonctions exécutives de l’État
». Le mouvement, prenant en charge les revendications socio-économiques
de la population, demande la création sur tout le territoire d’une
allocation chômage aujourd’hui inexistante.
Autonomie, fédéralisme, transformation sociale et contestation
globale
Le mouvement va, dans sa globalité, beaucoup plus loin que celui du
printemps berbère de 1980. Il a conscience que le pouvoir et les coalitions
islamo-baathistes 3 ont toujours réussi à marginaliser, à
ghettoïser la Kabylie, y compris vis-à-vis des autres populations
berbères (Chaouïs des Aurès, Mozabites de Ghardaïa,
Touareg du sud).
Il dépasse la simple revendication identitaire, reléguée
au huitième point de la Plate-forme d’El-Kseur (plate-forme des
revendications non négociables, qui fait référence absolue
dans toute la Kabylie), et attaque le socle du pouvoir, sa légitimité.
Il conteste le fait même qu’il puisse être en quoi que ce
soit dans la filiation de la Guerre de libération nationale, interdisant
au chef de l’État et aux ministres l’accession aux lieux
historiques de la lutte de libération comme à Ifri Ouzellagen
où est née la Charte de la Soummam.4
Le slogan : « Nous sommes des civils, ils sont des militaires, nous
sommes à l’intérieur, ils sont à l’extérieur
», reprend l’opposition entre les politiques (assassinés
comme Abanne Ramdane) et les militaires, entre l’armée des maquis
et l’armée des frontières qui a pris le pouvoir avec Ben
Bella et Boumédienne.
Il y a ici volonté de se réapproprier l’histoire algérienne
et de dire à quel point l’histoire y est devenue raison d’État,
captation privative d’un patrimoine humain face à des acteurs
devenus sans mémoire.5
La revendication de la reconnaissance de la langue berbère est, pour
le mouvement, partie prenante d’une exigence de transformation sociale,
et non pas son élément déterminant. Quant à l’autonomie,
elle n’est à l’ordre du jour que pour un petit noyau regroupé
autour du chanteur Ferhat Mehnni, le Mouvement pour l’autonomie de la
Kabylie (MAK). Elle ne l’est pas, en tout cas, pour le Mouvement des
assemblées qui craint que le pouvoir ne morcelle les revendications
et les vide de leur contenu, même au prix de grandes concessions linguistiques,
voire en « kabylisant » complètement l’administration
régionale, pour ne rien changer sur le fond.
Qui plus est, il ne pourrait y avoir d’autonomie de la Kabylie sans
celle des autres régions, ce qui suppose à la fois une revendication
conjointe, une réforme constitutionnelle (par qui ?), et sans que soit
posé le problème de la répartition des richesses, la
Kabylie étant une des régions les plus pauvres d’Algérie.
L’autonomie et le fédéralisme peuvent avoir des significations
très différentes ; elles ne tirent leur contenu, comme mode
d’organisation, que du projet social global. C’est bien cela que
pose le Mouvement des assemblées en s’opposant au MAK, conscient
de ce que
l’autonomie ne résoudrait ni le contenu ni la forme du pouvoir
et pourrait même, au stade actuel, renforcer les féodalismes
tribaux, familiaux et même religieux (marabouts).
Le Code d’honneur des délégués, sorte de règle
de bonne conduite adopté à Assi Youssef en juillet 2001, spécifie
que les délégués du mouvement s’engagent «
à ne pas donner au mouvement une dimension régionaliste sous
quelque forme que ce soit » (article 8).
La réflexion est quand même amorcée et, pour la première
fois, le pouvoir algérien affirme que le sujet n’est plus tabou.
La conscience post-jacobine conçoit qu’une nation puisse se constituer
dans l’équilibre de l’un et du multiple. Mais elle peut
tout à fait être ultra-libérale et antisociale. Elle peut
être aussi culturaliste et anti-universaliste.
Mais le Mouvement des assemblées va encore plus loin : dans la crise
de la représentation politique, générale des deux côtés
de la Méditerranée, il met en pratique une démocratie
directe très exigeante, et l’exemplarité de son mode d’organisation
correspond aux formes démocratiques de lutte les plus innovantes que
le mouvement social ait créées en Europe au cours du xxe siècle.
L’expérimentation de la démocratie directe, force
et difficultés
Que les moyens de lutte doivent correspondre aux finalités que l’on
se donne, que la fin ne justifie pas les moyens, que la démocratie
doive être un outil pédagogique pour ceux qui luttent, chacun
étant toujours l’étudiant d’une liberté qui
s’invente, voici le défi que s’est donné le mouvement.
Le même Code d’honneur se garde explicitement des dérives
bureaucratiques et politiciennes en interdisant à tout délégué
« d’utiliser le mouvement à des fins partisanes et de l’entraîner
dans des compétitions électoralistes ou dans des options de
prise de pouvoir » tout autant que « d’accepter un poste
politique quelconque ».
Un document intitulé Structuration, organisation et fonctionnement
formalise la démocratie directe.
Tout le pouvoir y est donné aux assemblées générales
des villages et des quartiers qui ont elles-mêmes autonomie d’organisation
et d’action. Elles se fédèrent en coordination de willaya,
chaque unité de base envoyant deux représentants. Enfin, il
y a une coordination inter-willaya. Les délégués des
rencontres de la coordination ont un mandat strict de porte-parole de leur
collectif de base et sont révocables à tout moment. La seule
structure permanente est la commission de solidarité, dépourvue
de tout pouvoir politique, dont le rôle exclusif est de recenser les
blessés, d’assurer la collecte nationale et internationale des
médicaments et, pour les cas d’extrême gravité (blessures
lourdes par balle de guerre), d’en référer à une
commission médicale indépendante constituée par des médecins.
La coordination de willaya est chargée d’appliquer les décisions
prises par l’assemblée des délégués. Ce
sont des rencontres longues, difficiles et souvent lourdes et épuisantes
car l’accord ne peut se faire qu’au consensus ou bien, en cas
d’impasse, à la majorité des trois quarts.
La présidence est chargée d’assurer la continuité
entre deux grands conclaves et n’a pas de pouvoir décisionnel.
C’est une « présidence tournante », c’est-à-dire
qu’elle n’est jamais renouvelée et émane des villages
qui accueillent la rencontre. C’est dire aussi qu’elle est décentralisée
géographiquement. Cette présidence tournante est composée
de deux membres de la présidence sortante, de deux membres de la présidence
en exercice et de deux membres de la prochaine présidence. Ce collectif,
outre qu’il génère ses propres garde-fous face aux dérives
autoritaires ou personnelles, permet de gérer la rotation rapide des
responsables (de quinze jours à deux mois) en gardant l’efficacité
(transmission des compétences acquises sur les dossiers, et apprentissage
en vue du futur mandat).
Cette organisation de bas en haut, qu’on pourrait qualifier de post-démocratique
(au sens du mode de représentation communément appelé
ainsi dans les États occidentaux) 6, est boudée par
les notables kabyles et est considérée avec beaucoup de réserve,
quand ce n’est pas avec une franche hostilité, par les partis
politiques démocratiques. C’est évidemment leur légitimité
qui est mise en cause : ni le FFS, ni le PT, ni le RCD (Rassemblement pour
la culture et la démocratie) n’ont oublié que les émeutiers
kabyles du printemps 2001 ont incendié leurs locaux, au même
titre que ceux des partis du pouvoir, FLN ou RND (Rassemblement national démocratique
– dit parti de l’administration – qui a servi d’appui
à Bouteflika lors de sa candidature à la présidence de
la République), honnis.
Le FFS, après avoir déclaré, par la bouche de son président
Aït Ahmed, que ce mouvement était une création des services
de sécurité (sic), a même promu de faux délégués
(appelés délégués Taiwan) pour discuter avec le
pouvoir. Et deux de ses élus ont même participé, à
Tizi-Ouzou, à une cérémonie de décoration des
gendarmes mis en quarantaine par la population.7
La démocratie directe est le principal facteur qui a permis au Mouvement
des assemblées de Kabylie de résister à tous les coups
de force et à toutes les manigances, de continuer à mobiliser
massivement. Chacun en a une claire conscience même si des difficultés
apparaissent. Par exemple, la démocratie directe est un mode lourd
et lent quand il faut prendre des décisions urgentes. Le mécanisme
du consensus au sein de l’assemblée générale, en
ce qu’il suppose discussion, controverse, approfondissement des concepts
et capacité d’écoute, est très productif dans le
temps, il motive profondément et durablement, mais il est difficile
à gérer dans l’urgence. On a même vu des délégués
hostiles au mouvement (mais élus par la base dans leur village ou leur
quartier) se référer à la démocratie directe pour
empêcher que des décisions urgentes ne soient prises.
Une autre contrainte est liée à la composante sociologique du
mouvement, à ses pesanteurs, à ses traditions, que la démocratie
directe reflète sans pouvoir toujours la modifier.
De la tradition à la subversion
Paradoxalement le Mouvement des assemblées reprend à son compte
le nom des anciennes structures collectives traditionnelles, villageoises
et féodales : les Aârouchs. Ceux-ci ont toujours permis aux Kabyles
de réguler leur fonctionnement, y compris dans la diaspora, et de se
dispenser de trop de relations avec les pouvoirs occupants (turcs, français).
Mais le Mouvement des assemblées en a complètement bouleversé
la composante et les finalités.
Ce n’est pas la première fois que les sociétés
en crise de renouvellement se reposent sur des modes anciens d’organisation
pour se propulser dans l’avenir. Il en fut ainsi en Ukraine en 1917
avec
la commune rurale (le mir) ou en Catalogne (collectivités libertaires
de 1936-1937). Cela faisait dire à Marx, en 1881, à propos de
la Russie, que la transformation sociale ne pouvait aller sans « un
retour des sociétés modernes à une forme supérieure
d’un type “archaïque” »(cité par Jaime
Semprun dans son excellent ouvrage Apologie pour l’insurrection algérienne
paru à l’Encyclopédie des nuisances).
L’archaïsme qui subsiste dans le mouvement est lié à
la représentativité des femmes : elles en sont tout simplement
absentes, alors qu’elles sont majoritaires dans le mouvement associatif
et que tous les partis démocratiques ont mis en tête de leur
programme l’égalité des droits et l’abrogation du
Code de la famille. D’ailleurs, le rapport critique de l’inter-willaya
de Tubirett-Imceddalen d’août 2001 notait, comme point faible,
l’absence de l’élément féminin. Les militants
et les délégués reconnaissent cette réalité
et sont constamment interpellés sur elle. Ils récusent que cette
absence soit exclusion volontaire. Nous le croyons. Ce qui est certain, c’est
que les Aârouchs, mouvement populaire, à composante très
rurale, qui tire sa légitimité de la rigueur d’un système
électif « assembléiste », reflète la composante
sociale de la Kabylie. Aucune femme ne se présenterait dans son village
au suffrage des habitants. Si elle doit s’exprimer, elle ira manifester
ou militer ailleurs que chez elle, là où il n’y a pas
son père, ses frères ou ses oncles. C’est aussi un autre
problème que la démocratie directe ne règle pas encore
: celui du volontarisme politique.
L’avenir
Aujourd’hui, l’avenir apparaît bien sombre. L’Algérie
ne s’est pas soulevée. Le pouvoir ne cède sur rien et
se crispe sur la perpétuation de ses privilèges. L’islamisme,
armé et légal, perdure, avec une arrogance renforcée
par la Concorde civile décrétée par le président
Bouteflika. L’armée refait son apparition en Kabylie pour protéger
la gendarmerie et gérer sa sortie des casernes.8
La solidarité extérieure avec le mouvement des Aârouchs
est rendue difficile : monopole de l’information dans les médias
lourds (Libération et le Monde) par une unique force politique algérienne
; extrême mauvaise conscience et fort refoulement de la gauche vis-à-vis
de son passé colonialiste ; et enfin absence historique et durable
de vision et d’engagement des mouvements révolutionnaires européens
et euro-centristes à l’égard de l’Algérie
en particulier et de l’Afrique en général.
Malgré tout, il y a fort à parier que c’est dans ce mouvement,
et à partir de ce mouvement, que les nouvelles donnes politiques vont
naître en Algérie. Cela mettra beaucoup ou peu de temps et coûtera
peut-être encore beaucoup de vies. Mais comme le disait un homme très
pondéré au cœur des émeutes de Tizi-Ouzou : «
Nous sommes allés trop loin et avons eu beaucoup trop de morts pour
revenir en arrière. » Pendant ce temps, les jeunes émeutiers
criaient : « Oulesh smah oulesh » (pas de pardon), « Vous
ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts.
Georges Rivière
1. Aârouchs : pluriel de aârch,
à l’origine un ensemble de tribus. Dans la lutte actuelle, quand
on évoque le terme « aârch », cela signifie les représentants
d’un village (Tajmaâth ou Djema'a). Le nombre de représentants
pour un village est proportionnel au nombre d’habitants. Cette structure
communautaire, extrêmement ancienne, a pris un contenu absolument nouveau.
2. L’islamisme politique prône en économie une doctrine
ultra-libérale : démantèlement radical de l’État,
suppression des partis et des syndicats, charité comme mécanisme
de répartition des richesses, etc. Dans la communauté musulmane,
Dieu, au travers de sa révélation au Prophète, est le
seul référent et le seul garant de la justice et de l’harmonie.
3. Islamo-baathiste : terme générique employé en Algérie
avec une forte connotation critique qui fait référence au parti
Baath au pouvoir en Irak ou en Syrie et à son alliance avec l’islamisme.
Il synthétise tout ce que récuse l’actuel mouvement algérien
: le panarabisme du FLN et le panislamisme des conservateurs.
4. La Soummam est la grande rivière qui traverse la Kabylie. Le 20
août 1956 se tient le premier congrès du FLN avec les délégués
de toutes les régions d’Algérie.
5. Même la commémoration du quarantième anniversaire de
la signature des accords d’Évian, le 19 mars, pose le problème
de la légitimité du pouvoir, c’est-à-dire de la
continuité de la filiation avec les combattants de la libération
nationale.
6. Le mot démocratique est, sous la plume de l’auteur de cet
article, lié au mode d’organisation parlementaire aujourd’hui
contesté. Le mouvement social ne se fige pas dans cette forme. Il est
précisément en train, au seuil du deuxième millénaire,
de réinventer la dynamique de réappropriation du pouvoir des
individus sur leur propre existence, qui a été celui de la démocratie,
puis du socialisme, avec des fortunes diverses.
7. Le boycott des prochaines élections et la destruction des urnes
auxquels appellent les Aârouchs suppose que ces partis, majoritaires
en Kabylie, seront absents de l’Assemblée nationale et que la
région n’aura aucune représentation lors de la prochaine
législature.
8. Au début du mois de mars 2002, après des mois de silence,
Bouteflika vient d’annoncer la constitutionalisation de la langue berbère
(Tamazight) déjà décrétée langue nationale.
C’est la seule revendication de la plate-forme d’El Kseur à
laquelle le pouvoir accède. Comme par hasard, il sectorise les exigences
dans le sens de la régionalisation en sachant pertinemment qu’en
ayant l’air de céder, il remet un fruit empoisonné dans
les mains de ses adversaires. Qui va maintenant unifier les multiples dialectes
de Tamazight, dans quel cadre ? Même des islamistes radicaux comme Bjeballah
se disent d’accord... à condition que la transcription du berbère
se fasse en arabe !