La tradition de lutte contre
l’impérialisme est ancienne parmi les anarchistes, elle remonte
à l’aube du mouvement, dans les années 1860-1870, et
se poursuit aujourd’hui encore. De Cuba à l’Égypte,
à l’Irlande, de la Macédoine à la Corée,
à l’Algérie et au Maroc, le mouvement anarchiste a payé
de son sang son opposition à la domination et au contrôle colonial
et impérialiste.
Des anarchistes ont participé à des luttes de libération
nationale, mais ils ont toujours affirmé que la destruction de l’oppression
nationale et de l’impérialisme doit inclure la destruction
du capitalisme et du système étatique et mener à la
création d’une communauté humaine sur des bases communistes
ou collectivistes. Solidaires de toutes les luttes anti-impérialistes,
les anarchistes s’efforcent d’en faire des luttes de libération
sociale plutôt que nationale. Des sociétés anticapitalistes
et anti-impérialistes qui se fondent sur l’internationalisme
et non sur un chauvinisme étroit, où les luttes au centre
des Empires soient liées étroitement aux luttes des régions
colonisées ou opprimées, et où elles soient contrôlées
par les ouvriers et les paysans et reflètent leurs intérêts
de classe.
En d’autres termes, nous sommes solidaires des mouvements anti-impérialistes
mais nous condamnons ceux qui veulent instrumentaliser ces mouvements pour
propager des valeurs réactionnaires (tout comme ceux qui s’opposent
à la lutte des femmes pour leurs droits au nom d’une prétendue
culture) et nous nous battons contre toute tentative de capitalistes ou
de petits-bourgeois locaux pour s’approprier ces mouvements. Nous
dénonçons la répression des mouvements anti-impérialistes
par les États, mais nous dénonçons tout autant le droit
des États de décider quelles protestations et quelles luttes
sont légitimes. Il n’y a pas de libération si seuls
changent le langage ou la couleur de la classe dominante.
Contre le nationalisme
Voilà en quoi nous nous distinguons du courant politique qui domine
les mouvements de libération nationale depuis la Deuxième
Guerre mondiale, l’idéologie du nationalisme.
Selon cette idéologie, la tâche essentielle de la lutte anti-impérialiste
consiste à créer des États-nations indépendants
: c’est par l’État que la nation en tant que telle pourra
exercer sa volonté générale. Kwame N’krumah,
le fer de lance de l’indépendance du Ghana, disait :
« “Recherchez premièrement le royaume politique”
est devenu le principal slogan du Convention People’s Party, car sans
l’indépendance politique, aucun de nos projets de développement
social et économique ne pourrait être appliqué. »1
Pour atteindre cet objectif, les nationalistes prétendent qu’il
faut unir toutes les classes au sein de la nation opprimée contre
l’oppresseur impérialiste. Ils affirment que l’expérience
commune de l’oppression nationale rend secondaires les différences
de classes, ou encore que la notion de classe est un concept importé
qui ne s’applique pas dans leur cas.
Les intérêts de classe dissimulés derrière l’idéologie
nationaliste sont évidents. Historiquement, ce sont la bourgeoisie
et la classe moyenne des nations opprimées qui ont inventé
et propagé le nationalisme. C’est une forme d’anti-impérialisme
qui souhaite se défaire de l’impérialisme mais conserver
le capitalisme, un anti-impérialisme bourgeois qui veut donner à
la bourgeoisie locale une nouvelle place, la possibilité d’exploiter
la classe ouvrière locale et de développer un capitalisme
local.
Notre rôle d’anarchistes face aux nationalistes est donc clair
: nous pouvons lutter à leurs côtés pour des réformes
et des victoires partielles contre l’impérialisme, mais nous
luttons contre leur idéologie étatiste et capitaliste. Nous
avons pour rôle de gagner le soutien des masses à notre critique
de toute domination, d’éloigner les ouvriers et les paysans
du nationalisme et de les gagner à notre programme anarchiste et
internationaliste de classe.
Bakounine et la Ire Internationale
Le soutien aux mouvements de libération procède directement
de l’opposition des anarchistes à toute structure politique
hiérarchique et aux inégalités économiques,
et de leur projet de confédération internationale librement
constituée de communes autonomes et d’associations libres de
producteurs libres. Mais l’anarchisme rejette nécessairement
les solutions étatiques à l’oppression nationale.
Si on peut désigner un fondateur de l’anarchisme, c’est
bien Michel Bakounine (1818-1876). Sa théorie politique prend son
origine dans les mouvements de libération nationale des peuples slaves,
et toute sa vie il milita pour ce qu’on appelle aujourd’hui
la décolonisation. Lorsqu’il évolua du nationalisme
panslave à l’anarchisme, dans les années 1860-1870,
à la suite du désastre de l’insurrection polonaise de
1863, il continua à militer en faveur des luttes pour l’autodétermination
des peuples.
Bakounine ne pensait pas que l’Europe impérialiste «
puisse maintenir dans l’asservissement » les pays colonisés
:
« L’Orient, ces huit cents millions d’hommes endormis
et asservis qui constituent les deux tiers de l’humanité, sera
bien forcé de se réveiller et de se mettre en mouvement. »
Il proclame « hautement ses sympathies pour toute insurrection nationale
contre toute oppression » : chaque peuple « a le droit d’être
lui-même et personne n’a celui de lui imposer son costume, ses
coutumes, ses opinions et ses lois ». Pour lui, la libération
doit s’accomplir « dans l’intérêt tant politique
qu’économique des masses populaires » : si la lutte anticolonialiste
se mène « avec l’intention ambitieuse de fonder un puissant
État » ou si elle se fait « en dehors du peuple et ne
pouvant, par conséquent, triompher sans s’appuyer sur une classe
privilégiée », elle sera forcément « un
mouvement rétrograde, funeste, contre-révolutionnaire ».2
« Toute révolution exclusivement politique, soit nationale
et dirigée exclusivement contre la domination de l’étranger,
soit constitutionnelle intérieure, lors même qu’elle
aurait la république pour but – n’ayant point pour objet
principal l’émancipation immédiate et réelle,
politique et économique du peuple, serait une révolution illusoire,
mensongère, impossible, funeste, rétrograde et contre-révolutionnaire.3
Si la libération nationale est entendue comme autre chose que le
simple remplacement des oppresseurs étrangers par des oppresseurs
locaux, le mouvement de libération doit donc fusionner avec le combat
révolutionnaire de la classe ouvrière et de la paysannerie
contre le capitalisme et l’État. Sans objectifs révolutionnaires
sociaux, la libération nationale ne sera qu’une révolution
bourgeoise.
L’Europe de l’Est
La lutte de libération nationale des ouvriers et des paysans doit
être résolument antiétatique, car l‘État
est forcément la chasse gardée d’une classe privilégiée
et le système étatique ne ferait que recréer l’oppression
nationale :
« Tout État qui... veut être un État réel,
souverain, indépendant, doit être nécessairement un
État conquérant... obligé de tenir en sujétion
par la violence beaucoup de millions d’individus d’une nation
étrangère. »
Cette lutte doit aussi revêtir un caractère internationaliste,
remplaçant l’obsession de la différence culturelle par
l’idéal universel de la liberté humaine ; elle participe
de la lutte des classes internationale pour
« l’émancipation totale et définitive du prolétariat
de l’exploitation économique et du joug de l’État
» et des classes qu’il représente. « La révolution
sociale... par nature est internationale » et les peuples «
qui aspirent à leur liberté doivent, au nom de celle-ci, lier
leurs aspirations et l’organisation de leurs forces nationales aux
aspirations et à l’organisation des forces nationales de tous
les autres pays ». La voie « exclusivement étatique »
est « fatale pour les masses populaires », alors que l’Association
internationale des travailleurs « libère chacun de nous de
la patrie et de l’État... Le temps viendra où... sur
les ruines des États politiques sera fondée en toute liberté
l’alliance libre et fraternelle, organisée de bas en haut,
des associations libres de production, des communes et des fédérations
régionales englobant sans distinction, parce que librement, les individus
de toute langue et de toute nationalité ».4
Ces idées ont été mises en pratique en Europe de l’Est
depuis les années 1870 : on rappellera le rôle actif joué
par les anarchistes dans les soulèvements de Bosnie-Herzégovine
de 1873, contre l’impérialisme austro-hongrois, ou dans le
Mouvement national-révolutionnaire de Macédoine contre l’empire
ottoman. Dans cette région-là, des dizaines de personnes payèrent
leur militantisme de leur vie, en particulier lors de la grande révolte
de 1903.
Quinze ans plus tard, la tradition anti-impérialiste anarchiste reprenait
en Ukraine, où le mouvement makhnoviste organisa une révolte
paysanne gigantesque qui chassa l’occupant allemand, tint en respect
les armées rouges et blanches qui voulaient envahir le pays, tout
en redistribuant les terres, en établissant dans certaines régions
l’autogestion ouvrière et paysanne et en créant une
armée révolutionnaire insurrectionnelle contrôlée
par les paysans et les ouvriers.5
Égypte et Algérie
Dans les années 1870, des anarchistes italiens commencèrent
à organiser des groupes en Égypte et y publièrent des
journaux ; un groupe anarchiste égyptien était représenté
au congrès de 1877 de l’AIT antiautoritaire. Errico Malatesta
représentait une Fédération égyptienne (avec
des groupes à Constantinople et à Alexandrie) au Congrès
socialiste révolutionnaire international de 1881 à Londres.
Malatesta, qui vécut en exil en Égypte, y prit part à
la révolte d’Arabi Pacha de 1882, suscitée par la mainmise
sur les finances égyptiennes par une commission franco-anglaise représentant
les créanciers internationaux du pays. Il voulait y poursuivre un
projet révolutionnaire lié à la révolte des
indigènes et lutta avec les Égyptiens contre les colonialistes
britanniques.6
En Algérie, le mouvement anarchiste commença à prendre
pied au début du xxe siècle, avec la constitution d’une
section de la Confédération générale du travail.
Mais c’est surtout dans les années 1930 que la CGT-SR (syndicaliste
révolutionnaire) s’opposa activement, tant en France qu’en
Algérie, au colonialisme français. Lors du centenaire de l’occupation
français en Algérie, en 1930, une déclaration commune
de l’Union anarchiste, de la CGT-SR et de l’Association des
fédéralistes anarchistes dénonçait « le
colonialisme assassin, la mascarade sanglante » : « La civilisation
? Progrès ? Nous disons, nous : assassinat ! »7
Saïl Mohamed (1894-1953), un Algérien militant dans le mouvement
anarchiste depuis sa jeunesse, fut un membre actif de la section algérienne
de la CGT-SR ainsi que de l’Union anarchiste et du Groupe anarchiste
des indigènes algériens, dont il fut un des fondateurs. En
1929, il était secrétaire du Comité de défense
des Algériens contre les provocations du Centenaire. Il rédigeait
l’édition nord-africaine du périodique de l’Alliance
libre des anarchistes du Midi, Terre Libre, et écrivit régulièrement
sur la question algérienne dans la presse anarchiste.8
Maroc, Espagne
Avant la Première Guerre mondiale, l’opposition à l’impérialisme
était au cœur des campagnes antimilitaristes anarchistes en
Europe, qui soulignaient que les guerres coloniales ne servaient pas les
intérêts des travailleurs, mais bien les objectifs du capitalisme.
La CGT française dénonçait par exemple dans sa presse
le rôle des colons capitalistes français en Afrique du Nord.
Le premier numéro de la Bataille syndicaliste, publié le 27
avril 1911, citait le « Syndicat marocain », ces « hommes
de l’ombre » qui dictaient leur loi aux ministres et aux diplomates
et attendaient qu’une guerre gonfle la demande d’armes, de terres
et de chemins de fer et permette d’introduire une taxe sur les indigènes.9
En Espagne, la Semaine tragique débuta le lundi 26 juillet 1909 lorsque
le syndicat Solidaridad Obrera, dirigé par un comité composé
d’anarchistes et de socialistes, appela à la grève générale
contre le rappel de réservistes, ouvriers pour la plupart, pour la
guerre coloniale au Maroc. Le mardi, les ouvriers contrôlaient Barcelone,
la « rose de feu » de l’anarchisme, les convois militaires
étaient stoppés, les trams renversés, les communications
coupées, les rues coupées par des barricades. Le jeudi, les
combats éclataient contre les forces gouvernementales et plus de
150 ouvriers furent tués lors de combats de rue.
Les réservistes étaient rendus amers par les campagnes coloniales
désastreuses qui s’étaient déroulées peu
avant aux Philippines et à Porto Rico. Mais la Semaine tragique doit
être comprise comme une insurrection anti-impérialiste qui
se situe dans la longue tradition de l’anti-impérialisme anarchiste
en Espagne. Le « refus des réservistes catalans de servir dans
une guerre contre les montagnards du Rif marocain », « un des
événements les plus importants« des temps modernes,
reflète le sentiment général que la guerre était
menée dans le seul intérêt des propriétaires
des mines du Rif et que la conscription était « un acte délibéré
de guerre de classe et d’exploitation par la puissance centrale ».
En 1911, la naissance de la Confederación Nacional del Trabajo (CNT,
qui succédait à Solidaridad Obrera) fut marquée par
une grève générale le 16 septembre, en soutien aux
grévistes de Bilbao, et l’opposition à la guerre au
Maroc. En 1922, après une bataille désastreuse en août
contre les troupes d’Abd el-Krim, lors de laquelle au moins 10 000
soldats espagnols tombèrent, « le peuple espagnol laissa exploser
son indignation, exigeant non seulement la fin la guerre, mais aussi le
jugement sévère des responsables du massacre et des politiciens
favorables aux opérations en Afrique ». Leur colère
prit la forme d’émeutes et de grèves dans les régions
industrielles.10
Cuba
Au cours de la guerre coloniale à Cuba (1895-1904), les anarchistes
cubains et leurs syndicats entrèrent dans les forces armées
séparatistes et firent de la propagande auprès des troupes
espagnoles. Pour leur part, les anarchistes espagnols faisaient campagne
contre la guerre à Cuba auprès des paysans, des ouvriers et
des soldats en Espagne. Tous les anarchistes espagnols désapprouvaient
la guerre et appelèrent les ouvriers à désobéir
aux autorités militaires et à refuser d’aller se battre
à Cuba ; les mutineries parmi les recrues furent nombreuses. Les
anarchistes cherchèrent aussi, dans leur opposition au nationalisme
bourgeois, à donner un caractère de révolution sociale
à la révolte coloniale. Lors de son congrès de 1892,
l’Alliance ouvrière cubaine recommanda aux ouvriers cubains
de rejoindre les rangs du socialisme révolutionnaire, et de prendre
le chemin de l’indépendance :
« Il serait absurde que ceux qui aspirent à la liberté
individuelle s’opposent à la liberté collective du peuple,
même si la liberté à laquelle ce peuple aspire est la
liberté relative qui consiste à s’émanciper de
la tutelle d’un autre peuple. »11
Lorsque l’anarchiste Michele Angiolillo assassina le chef du gouvernement
espagnol Cánovas en 1897, il déclara avoir agi tant pour venger
la répression contre les anarchistes en Espagne que pour répliquer
aux atrocités commises par l’Espagne dans les guerres coloniales.
Le mouvement ouvrier cubain, où les anarchistes tenaient les devants,
ne se borna pas à s’opposer à la domination coloniale
mais il joua un rôle important pour surmonter les divisions entre
Cubains noirs, blancs et ouvriers immigrés. Les anarchistes cubains
« réussirent à incorporer au mouvement ouvrier un grand
nombre de gens de couleur, et à mêler Cubains et Espagnols...
faisant ainsi avancer la conscience de classe et contribuant à éradiquer
les clivages de races ou d’ethnies parmi les ouvriers ».
L’Alliance ouvrière parvint à « éroder
les barrières raciales comme aucun syndicat ne l’avait fait
auparavant », à mobiliser « toutes les masses populaires
dans le soutien aux grèves et aux manifestations ». Non seulement
les Noirs furent nombreux à entrer dans l’organisation, mais
celle-ci lutta aussi contre les discriminations raciales au travail. La
première grève, en 1889, réclamait par exemple que
« les personnes de couleur puissent travailler ici ». Cette
revendication réapparut les années suivantes, de même
que celle réclamant que Noirs et Blancs aient le droit « d’être
assis dans les mêmes cafés », exprimée lors de
la manifestation du 1er mai 1890 à La Havane.
Le journal anarchiste El Productor, fondé en 1887, dénonçait
« la discrimination exercée contre les Afro-Cubains par les
employeurs, les commerçants et toute l’administration ».
Par leurs campagnes et les grèves, les ouvriers anarchistes cubains
parvinrent à éliminer « la plupart des méthodes
disciplinaires héritées de l’esclavage », comme
« la discrimination raciale contre les non-Blancs et le châtiment
corporel des apprentis et des dependientes ».12
Mexique, Nicaragua
Au Mexique, les soulèvements paysans indiens comme la révolte
de Chávez López en 1869 et celle de Francisco Zalacosta dans
la décennie suivante furent d’inspiration anarchiste. Par la
suite, les anarchistes s’exprimèrent dans diverses organisations,
le Parti libéral mexicain des frères Magón, la Casa
del Obrero Mundial syndicaliste révolutionnaire, la section mexicaine
des Industrial Workers of the World (IWW). L’anarchisme et le syndicalisme
révolutionnaire mexicains ne cessèrent de résister
à la domination politique et économique des États-Unis
et de s’opposer à toute discrimination raciale à l’égard
des ouvriers mexicains d’entreprises étrangères, comme
aux États-Unis.13
Depuis 1910, les IWW se concentrèrent sur des luttes matérielles
qu’ils combinaient avec la perspective du contrôle ouvrier ;
les travailleurs furent nombreux à les suivre, abandonnant l’idée
d’une révolution nationale réclamant la reprise par
la nation du contrôle étranger sur les ressources naturelles,
la production et les infrastructures.
Au Nicaragua, Augusto César Sandino (1895-1934), leader de la guérilla
nicaraguayenne contre l’occupation états-unienne de 1927 à
1933, reste un mythe national. Le drapeau noir et rouge de l’armée
de Sandino « avait une origine anarchosyndicaliste, car il avait été
introduit au Mexique par des immigrants espagnols ».
La politique éclectique de Sandino était teintée d’anarcho-communisme,
« assimilé au Mexique au cours de la révolution mexicaine
» où il fit ses classes en syndicalisme révolutionnaire.14
Malgré ses faiblesses, le mouvement sandiniste fut de plus en plus
marqué à gauche, au fur et à mesure que Sandino réalisait
que « seuls les ouvriers et les paysans iront jusqu’au bout
» du combat. Des coopératives paysannes furent organisées
dans les territoires libérés.
Les forces américaines durent se retirer en 1933, et les soldats
révolutionnaires furent peu à peu démobilisés.
Sandino fut assassiné en 1934 et les collectivités détruites
sur ordre du général Somoza, le nouveau chef de gouvernement
pro-américain.
Libye, Erythrée
Dans les années 1880 et 1890, « anarchistes et ex-anarchistes...
furent parmi les opposants les plus déclarés contre les aventures
militaires de l’Italie en Erythrée et en Abyssinie ».
Le mouvement anarchiste italien poursuivit cette lutte avec de grandes campagnes
antimilitaristes au début du xxe siècle, qui culminèrent
lors de l’invasion italienne en Libye le 19 septembre 1911.
Augusto Masetti, un soldat anarchiste qui tira sur un colonel s’adressant
à ses troupes en partance pour la Libye, en criant : « À
bas la guerre, vive l’anarchie ! », devint le symbole de ces
campagnes. Le journal l’Agitatore publia un numéro spécial
en sa faveur, qui proclamait : « La révolte anarchiste éclate
dans la violence de la guerre. » Cela provoqua des arrestations en
masse. Dans leur majorité, les députés socialistes
votèrent en faveur de l’annexion, tandis que les anarchistes
organisaient des manifestations contre la guerre et une grève générale
partielle, et essayaient de bloquer les trains emmenant les soldats des
Marches et de Ligurie vers les ports.
La campagne eut un énorme écho auprès des paysans et
des ouvriers et, en 1914, la coalition antimilitariste dirigée par
les anarchistes mais ouverte à tous les révolutionnaires,
comptait 20 000 membres et travaillait en étroite collaboration avec
la Jeunesse socialiste.
Lorsque le Premier ministre Antonio Salandra envoya ses troupes réprimer
les manifestations largement anarchistes contre le militarisme, contre les
bataillons punitifs et pour la libération de Masetti, le 7 juin 1914,
cette mesure marqua le déclenchement de la Semaine rouge de 1914,
un soulèvement de masse qui suivait la grève générale
lancée par l’Unione Sindacale Italiana (USI) anarchosyndicaliste.
Ancona fut tenue pendant dix jours par les rebelles, des barricades furent
érigées dans toutes les grandes villes, de petites villes
des Marches déclarèrent leur autonomie, et partout où
passait la révolte « les drapeaux rouges étaient levés,
les églises attaquées, les voies de chemin de fer arrachées,
les villas mises à sac, les impôts abolis et les prix abaissés
». Le mouvement s’éteignit quand les syndicats socialistes
appelèrent à la fin de la grève, mais il fallut dix
mille hommes de troupe pour reprendre le contrôle d’Ancona.
Après l’entrée en guerre de l’Italie, en mai 1915,
l’USI et les groupes anarchistes continuèrent de s’opposer
à la guerre et à l’impérialisme ; en 1920, ils
lancèrent une vaste campagne contre l’invasion de l’Albanie
par l’Italie et l’intervention impérialiste contre la
Révolution russe.15
L’Irlande et James Connolly
En Irlande, pour prendre un autre exemple, les syndicalistes révolutionnaires
James Connolly et Jim Larkin s’efforcèrent, dans les années
1910, de réunifier les travailleurs par delà les divisions
religieuses sectaires et de transformer le grand syndicat qu’ils dirigeaient,
Irish Transport and General Workers' Union, en une organisation syndicaliste
révolutionnaire, One Big Union.16 Selon eux, le socialisme serait
amené par la grève générale révolutionnaire
:
« Ceux qui mettent en place des organisations syndicales pour répondre
aux besoins actuels préparent en même temps la société
de l’avenir... le principe du contrôle démocratique fonctionnera
grâce aux ouvriers organisés dans des fédérations
d’industrie... et l’État politique et territorial du
capitalisme n’aura plus ni place ni fonction. »17
Connolly, en anti-impérialiste cohérent, s’opposait
à la ligne nationaliste selon laquelle « les travailleurs doivent
attendre » et l’Irlande indépendante être capitaliste.
Quelle différence, écrivait-il, si les chômeurs étaient
réunis au son de l’hymne national irlandais, que les huissiers
portent un uniforme vert frappé de la harpe celtique au lieu de la
couronne d’Angleterre, et que les mandats d’arrêt soient
aux armes de la République d’Irlande ? En fait, « la
question irlandaise est une question sociale, et toute la longue lutte des
Irlandais contre leurs oppresseurs se résout en dernière analyse
en une lutte pour la maîtrise des moyens de production et de vie en
Irlande ».18
Connolly ne se fiait pas aux capacités de la bourgeoisie nationale
de lutter vraiment contre l’impérialisme, car il la considérait
comme un bloc sentimental, lâche et anti-ouvrier, et il s’opposait
à toute alliance avec la classe moyenne naguère radicale qui
« s’est agenouillée devant Baal et que des milliers de
liens économiques lient au capitalisme anglais, tandis que seuls
des liens sentimentaux ou historiques en font des patriotes irlandais »,
de sorte que « seule la classe ouvrière irlandaise est l’héritière
incorruptible des luttes pour la liberté en Irlande ». Connolly
fut exécuté en 1916, après avoir tenté un soulèvement
qui échoua mais qui fut le véritable déclencheur de
la guerre d’indépendance de l’Irlande de 1919-1922, une
des premières sécessions de l’Empire britannique à
avoir réussi.
Une révolution anarchiste en Corée
Un dernier exemple. En Asie orientale, le mouvement anarchiste apparaît
au début du xxe siècle et exerce une certaine influence en
Chine, au Japon et en Corée. Lorsque le Japon annexe la Corée
en 1910, des oppositions se font jour dans les deux pays et jusqu’en
Chine. L’exécution de Kotoku Shusui et de ses compagnons au
Japon, en juillet 1910, fut notamment justifiée par la campagne qu’ils
menaient contre l’expansionnisme japonais.19
Pour les anarchistes coréens, la lutte contre le colonialisme a été
une activité centrale : ils jouèrent un rôle clef dans
le soulèvement de 1919 contre l’occupation japonaise, et formèrent
en 1924 la Fédération anarchiste coréenne dont le Manifeste
déclarait que « la politique de brigand du Japon met en danger
l’existence de notre nation, et c’est notre droit le plus strict
de renverser le Japon impérialiste par des moyens révolutionnaires
».
Selon le Manifeste, la question ne se résoudrait pas par la création
d’un État national souverain, mais seulement par une révolution
sociale des paysans et des pauvres, tant contre le gouvernement colonial
que contre la bourgeoisie locale.
La Fédération anarchiste coréenne donna aussi une dimension
internationale à la lutte, en créant en 1928 une Fédération
anarchiste d’Orient s’étendant à la Chine, au
Japon, à Taiwan, au Vietnam et à d’autres pays. Elle
appelait « le prolétariat du monde entier, en particulier celui
des colonies d’Asie », à s’unir contre «
l’impérialisme capitaliste international ». En Corée
même, les anarchistes s’organisèrent dans la clandestinité
pour mener une lutte de guérilla, des activités de propagande
et d’organisation syndicale.
En 1929, les anarchistes coréens formèrent une zone libérée
armée en Mandchourie, où deux millions de paysans et de guérilleros
vivaient en coopératives paysannes librement associées. La
Korean People's Association in Manchuria résista pendant plusieurs
années aux attaques des forces armées japonaises et des staliniens
coréens soutenus par l’Union soviétique, avant d’être
réduite à la clandestinité. Mais la résistance
se poursuivit malgré l’intensification de la répression,
et plusieurs opérations armées furent organisées après
l’invasion de la Chine par le Japon en 1937.
L’abolition de l’impérialisme
Les anarchistes ne peuvent pas rester « neutres » dans les luttes
anti-impérialistes. Qu’il s’agisse des luttes contre
l’endettement du tiers-monde, contre l’occupation israélienne
en Palestine, de l’opposition aux interventions militaires américaines
au Moyen-Orient, nous ne sommes pas neutres, nous ne pouvons pas être
neutres si nous sommes contre l’impérialisme.
Mais nous ne sommes pas nationalistes. Nous reconnaissons que l’impérialisme
tire son origine du capitalisme, et que remplacer des élites étrangères
par des élites locales ne servira en rien les intérêts
de la classe ouvrière et paysanne.
La création de nouveaux États-nations revient à créer
de nouveaux États capitalistes au service des élites locales,
aux dépens de la classe ouvrière et paysanne. La plupart des
mouvements nationalistes qui ont « réussi » se sont tournés
contre les ouvriers ; une fois qu’ils ont accédé au
pouvoir, ils ont réprimé violemment la gauche et les syndicats.
En d’autres termes, l’oppression se poursuit sous d’autres
formes à l’intérieur du pays.
Et cela ne détruit pas l’impérialisme. Les États
indépendants font partie du système international des États
et du système capitaliste international, où ce sont les États
impérialistes qui ont le pouvoir d’imposer les règles
du jeu. En d’autres termes, l’oppression extérieure se
poursuit sous d’autres formes.
Cela signifie que tous les États – et les capitalistes qui
les contrôlent – sont bien incapables de remettre en question
sérieusement le contrôle impérialiste, qu’ils
cherchent plutôt à faire progresser leurs intérêts
dans le cadre général de l’impérialisme. Les
nouveaux États conservent des liens économiques étroits
avec les pays occidentaux du Centre, tout en utilisant leur pouvoir d’État
pour construire une force à eux, dans l’espoir d’accéder
eux-mêmes au statut d’États impérialistes. La
manière la plus efficace pour la classe dominante locale de développer
le capitalisme local, c’est de briser les mouvements des ouvriers
et des petits paysans pour pouvoir vendre bon marché les matières
premières et des produits manufacturés sur le marché
mondial.
Ce n’est évidemment pas une solution. Il faut abolir l’impérialisme
pour créer les conditions de l’autogestion de tous les gens
dans le monde entier. Mais cela exige la destruction du système capitaliste
et du système étatique. En même temps, notre lutte est
une lutte contre les classes dirigeantes du tiers-monde : l’oppression
locale n’est pas non plus une solution. Les élites indigènes
sont nos ennemis tant au sein des mouvements de libération nationale
qu’après la formation de nouveaux États-nations. Seule
la classe ouvrière et paysanne peut détruire l’impérialisme
et le capitalisme, et remplacer la domination par les élites locales
et étrangères par l’autogestion, l’égalité
économique et sociale.
Voilà pourquoi nous sommes favorables à l’autonomie
de la classe ouvrière, à l’unité et à
la solidarité internationales, entre les pays et les continents,
et pour la création d’un système international anarcho-communiste
par l’activité autonome de tous les ouvriers et paysans. Comme
le disait Sandino, « dans cette lutte, seuls les ouvriers et les paysans
iront jusqu’au bout ».
Lucien van der Walt
traduit de l’anglais
1. Kwame N’krumah, L’Afrique
doit s’unir, Paris, 1964.
2. Cité par Daniel Guérin, l’Anarchisme, Paris, 1965,
pp. 81-82.
3. Michel Bakounine [1866], « Points essentiels des catéchismes
nationaux », in Guérin, D., éd., Ni Dieu ni maître,
Paris, 1969, p. 202.
4. M. Bakounine [1873], Étatisme et Anarchie, Leiden, 1967, pp. 235,
240, 242, 274.
5. Voir Alexandre Skirda, Nestor Makhno, le cosaque libertaire, Paris, 1999.
6. G. Woodcock, Anarchism : a History of Libertarian Ideas and Movements,
Penguin, 1975, pp. 236-8. H. Oliver, The International Anarchist Movement
in Late Victorian London, London, 1983, p. 15. V. Richards, Malatesta :
Life and Ideas, London, p. 229. P. Marshall, Demanding the Impossible :
a History of Anarchism, Fontana, 1994, p. 347. D. Poole, « Appendix
: About Malatesta », in E. Malatesta, Fra Contadini : a Dialogue on
Anarchy, London, 1981, p. 42.
7. Saïl Mohamed, Appel aux travailleurs algériens (textes réunis
et présentés par Sylvain Boulouque), Volonté anarchiste,
1994.
8. Sylvain Boulouque, « Saïl Mohamed, ou la vie et la révolte
d’un anarchiste algérien », in Saïl Mohamed, op.
cit.
9 F.D., « Le Syndicat marocain » in la Bataille Syndicaliste,
n° 1, 27 avril 1911.
10. R. Kedward, les Anarchistes, Lausanne, 1970. P. Trewhela, « George
Padmore : a critique » in Searchlight South Africa, vol 1, n°
1,1988, p. 50. M. Bookchin, 1977, The Spanish Anarchists : the Heroic Years
1868-1936, New York, London, 1977, p. 163. A. Paz, Un anarchiste espagnol,
Durruti, Paris, 1993, p. 46.
11. Frank Fernández, El Anarquismo en Cuba, Madrid, 2000, p. 36.
12. J. Casanovas, Labour and Colonialism in Cuba in the Second Half of the
Nineteenth Century, Ph.D. thesis, State University of New York, 1994 ; et
« Slavery, the Labour Movement and Spanish Colonialism in Cuba, 1850-1890
», International Review of Social History, 40, 1995, pp. 381-2.
13. Voir N. Caulfield, « Wobblies and Mexican Workers in Petroleum,
1905-1924 », International Review of Social History, 40, 1995, p.
52, et du même, « Syndicalism and the Trade Union Culture of
Mexico » (paper presented at Syndicalism : Swedish and International
Historical Experiences, Stockholm University : March 13-14, 1998) ; J. Hart,
Anarchism and the Mexican Working Class, 1860-1931, Texas University Press,
1978.
14. D.C. Hodges, The Intellectual Foundations of the Nicaraguan Revolution,
cited in The Anarchist FAQ, http://flag.blackened.net/i. Navarro-Genie,
Sin Sandino No Hay Sandinismo: lo que Bendana pretende (ms: n.d.). A. Bendana,
A Sandinista Commemoration of the Sandino Centennial (speech given on the
61 anniversary of the death of General Sandino, Managua, 1995).
15. Carl Levy, « Italian Anarchism, 1870-1926 », in D. Goodway
(ed), For Anarchism : history, theory and practice, London, 1989, p. 56.
G. Williams, A Proletarian Order : Antonio Gramsci, Factory Councils and
the Origins of Italian Communism 1911-1921, London, 1975, pp. 36-7.
16. Sur Connolly et Larkin, voir E. O'Connor, Syndicalism in Ireland, 1917-1923,
Cork University Press, 1988. Sans entrer dans un débat sur Connolly,
je signalerai juste que les tentatives récurrentes de faire de lui
un stalinien, un trotskiste ou autre marxiste, ou encore un nationaliste
irlandais pro-catholique, ne tiennent pas au regard des positions propres
de Connolly sur le syndicalisme révolutionnaire après 1904:
voir notamment les textes réunis par O. B. Edwards et B. Ransom,
James Connolly : Selected Political Writings, London 1973.
17. J. Connolly [1909], « Socialism Made Easy », Edwards et
Ransom, op. cit., pp. 271, 274, 262.
18. J. Connolly, Labour in Irish History (Corpus of Electronic Texts : University
College, Cork, Ireland [1903-1910]), pp. 183, 25.
19. Ha Ki-Rak, A History of Korean Anarchist Movement, Daegu (Korea), 1986.