Anecdotes
Anecdote 1
Revenant de la précédente réunion du collectif de Réfractions,
je vois monter dans le train une demi-douzaine de jeunes assez agités.
Je comprends vite qu’il s’agit de militaires en permission. Des
gamins en réalité. L’un d’entre eux, maghrébin,
vient des Minguettes.1 Presque un voisin... Ça commence mal, ils chantent,
comme je le craignais. Chansons paillardes, chansons patriotiques ; dans l’une
d’entre elle, il est question de « baiser Ben Laden ». Puis,
répertoire épuisé, ils se calment, évoquent leur
vie de caserne, leurs chefs, un peu comme jadis, nous évoquions les
pions du lycée avec les copains, ce qui me plonge dans une douce nostalgie.
Ah ! la « France multiculturelle »... Monte une vieille dame encombrée
de ses valises ; le jeune maghrébin l’aide à s’installer.
En plus, ils sont bien élevés... Et les voilà qui évoquent
leur désir de partir en mission, les souvenirs de ceux qui sont partis
au Kosovo, et leur attente de partir, peut-être, en Afghanistan. Belle
occasion pour ces jeunes issus des « banlieues défavorisées
», comme on dit dans les journaux, de voir du pays, de s’ouvrir
à d’autres horizons ; certes, dans ce qu’ils disent, il
est peu question des Kosovars ou des Afghans, mais ça viendra. Et tout
ça au sein d’une communauté qui, sous l’égide
de la République, unit tous ses membres, quelle que soit leur origine.
J’en viendrais presque à regretter le service militaire obligatoire,
creuset de la nation.
Anecdote 1 bis
J’apprends, comme tout le monde, que parmi les prisonniers faits par
les Américains en Afghanistan, se trouvent deux jeunes des Minguettes.
Pas des violents, des brûleurs de voitures, amateurs de rodéos,
dealers de shit ou, pire, agresseurs de vieilles dames. Non, des gentils,
intégrés, une réussite en somme. J’imagine, je
suppose, et je ne crois pas trop me tromper, qu’au-delà d’une
adhésion à une religion, de la recherche d’une identité
mythique, il y a là aussi le désir de partir, le désir
d’un ailleurs, comme c’était le cas dans le paragraphe
précédent.
Il y a évidemment une erreur quelque part... Des jeunes du même
quartier, du même âge, qui ont peut-être joué ensemble,
qui avaient le désir de rencontrer un ailleurs, de rompre quelque chose,
monotonie ou inexistence, n’ont pas trouvé d’autre moyen
de le faire que d’adhérer à deux communautés différentes,
opposées, et tout aussi illusoires l’une que l’autre et
se sont retrouvés de la sorte aux mains, non de la République
universelle, non d’un idéal religieux déjà discutable
en soi, mais aux mains du capitalisme mondial sous deux formes apparemment
opposées, mais dont les complicités sont à peine cachées.
Si l’armée française avait été plus prompte,
ils auraient pu se massacrer mutuellement...
Anecdote 2
J’étais à mon travail le 11 septembre, lorsqu’un
collègue est arrivé en annonçant, l’air catastrophé,
les deux attentats contre les tours. Ma première réaction, tout
à fait spontanée, ressemblait à de l’enthousiasme.
Les collègues m’aiment bien, mais ils m’ont regardé
d’un drôle d’air, un peu apitoyé ; ils pensaient
sans doute que cette fois-ci, j’avais pété sérieusement
un plomb. Alors, je suis redevenu raisonnable. Quand même, quand même...
Au-delà ou en deçà de tous les arguments rationnels qu’on
pouvait me donner, ou que je pouvais me donner, je me suis senti assez proche
des gamins des banlieues qui manifestaient leur enthousiasme. Je sais que
Ben Laden n’est nullement le héros des pauvres du monde entier
; ce n’est rien d’autre qu’un manipulateur psychopathe et
milliardaire, formé par la CIA et qui a conservé avec ses collègues
milliardaires d’un peu partout des liens assez étroits. Mais
je ne peux m’empêcher d’éprouver un certain plaisir
à voir ainsi s’écrouler les symboles de l’arrogance
des multinationales. Je sais aussi qu’il y avait des gens dans ces tours,
mais je n’ai pas pu alors les considérer autrement que comme
des êtres virtuels et, du reste, les larmes officielles versées
sur eux sont très vite apparues comme hypocrites, masquant mal l’inquiétude
réelle pour les répercussions économiques. Curieusement,
je me suis senti beaucoup plus proche des souffrances et des angoisses des
civils irakiens, kosovars, serbes, afghans, etc. Ce que je dis là n’est
pas une déclaration idéologique, mais l’expression réelle
d’une émotion que je ne cherche pas ici à justifier, mais
que je tenterai de comprendre dans ce qui suit. Car il me semble que les émotions
qu’il m’arrive de ressentir ne sont pas purement individuelles
et qu’elles sont dues autant aux circonstances au cours desquelles elles
voient le jour qu’à des données psychologiques individuelles.
Précision essentielle : l’emploi que je fais ici de termes tels
que « maghrébins », « quartiers difficiles »,
etc., est évidemment « décalé ». Les «
jeunes maghrébins des quartiers à risques » ne sont pas
tous voleurs de voitures et dealers, islamistes ou engagés dans l’armée
française. La plupart d’entre eux ne font même partie d’aucune
de ces catégories. De même, tous les voleurs de voitures, etc.,
ne sont pas « maghrébins originaires des quartiers à risques
». Je parle bien sûr ici de catégories imaginaires, de
tendances communes ainsi projetées, mais que l’on peut retrouver
dans l’imaginaire de chacun d’entre nous, possibles virtuels que
les circonstances que nous aurions pu rencontrer étaient susceptibles
d’actualiser.
De l’échec de la République
C’était pourtant, telle que la présentaient ses théoriciens,
une belle idée. La vertu et la raison universelles se seraient appliquées
à tous, et à chacun d’entre nous, membres d’une
même communauté humaine, marchant d’un même pas sous
l’égide du progrès moral et matériel. La République,
d’abord installée dans quelques pays, au hasard l’Amérique
ou la France, se serait répandue infailliblement, par contagion, à
l’univers entier, puisque sa supériorité logique et morale
n’aurait pas manqué d’être reconnue par tous, tous
étant animés par la même loi morale « au-dessus
de nos têtes ». Parallèlement, les progrès continuels
de la science, au profit évidemment de l’amélioration
des connaissances et du bien-être de tous, n’auraient pas manqué
de se répandre auprès de tous les humains. Ainsi, progressivement,
serions-nous arrivés à la République universelle et à
son corollaire, la paix perpétuelle.
Par exemple, l’Algérie aurait pu être française,
ses départements assimilés aux départements métropolitains.
Ainsi, deux cultures se seraient rencontrées, croisées, auraient
mélangé leurs spécificités pour n’en garder
que le meilleur, formant ainsi une nouvelle culture, plus riche, plus ouverte,
plus généreuse.
On sait que ça ne s’est pas passé ainsi. Pour de multiples
raisons. Parce que, pour les colonisateurs, les colonisés n’ont
jamais été considérés comme des égaux,
mais comme des êtres un peu inférieurs, des barbares qu’il
convenait de civiliser, et que leur culture propre n’a jamais été
considérée, au mieux, que comme une étape vers la culture
européenne. Parce que n’ont pas été pris en considération
les modes d’organisation sociale ou politique spécifiques dont
certains, ou certains aspects étaient cependant profondément
démocratiques. Parce que les modes d’expression artistique étaient
considérés avec un certain mépris comme inférieurs.
En somme, parce que les autres, d’une manière générale,
ont toujours été considérés comme des enfants
à éduquer et non comme des égaux avec lesquels échanger.
Et aussi, bien sûr, à exploiter. Normal, puisqu’on leur
apportait la civilisation, qu’ils donnent en retour leur sueur et leur
sang ! Et aussi parce que, dès l’origine de la colonisation,
à la Renaissance, puis plus tard à l’époque des
Lumières, les Européens pensaient, et le pire c’est que
certains étaient de bonne foi, qu’il leur appartenait d’apporter
aux autres les lumières en question dont ils disposaient, et qu’on
ne pouvait trouver dans les autres cultures, au mieux, que des ébauches
maladroites d’une raison qu’ils étaient seuls à
posséder. En toute bonne foi, et c’est triste à reconnaître,
les premiers colons anglais, lorsqu’ils n’étaient pas seulement
attirés par l’appât du gain, pensaient qu’ils découvriraient
en Amérique une terre quasiment vierge sur laquelle ils pourraient
fonder une cité idéale. Les habitants qui s’y trouvaient
n’étaient rien d’autre que des sauvages à civiliser
qui devinrent bien vite à éliminer. Il est caractéristique
que Thomas Paine par exemple, qui fut citoyen américain, soit allé
là-bas avec ses idées émancipatrices, dans la plus complète
ignorance des Indiens et que son séjour dans le Nouveau Monde ne lui
ait rien appris de ce point de vue. Plus près de nous, dans le temps
et dans la pensée, Camus ne fait intervenir, dans l’Étranger
et dans la Peste, censés se dérouler en Algérie, que
des personnages européens, ou des Arabes anonymes, comme si, pour lui
comme pour la quasi-unanimité des Européens d’Algérie,
les Arabes vivaient dans un monde parallèle et souterrain.
Sans doute, les choses n’étaient-elles pas aussi simples et,
dès le xviie siècle, Diderot, parmi d’autres, témoigne
d’une curiosité certaine pour les cultures non européennes
; mais son intérêt est plus motivé par les critiques qu’il
peut porter à ses compatriotes européens que par un souci réel
de connaître les autres.
On pourrait estimer que les dérives de l’idée républicaines
sont dues aux appétits des oppresseurs qui se sont emparés d’idées
généreuses pour les manipuler et les utiliser à des fins
d’enrichissement et de domination. Je pense pourtant que le mal est
plus profond et que ces dérives étaient déjà en
germe dans l’idéal républicain lui-même. Celui-ci,
dès l’origine, est fasciné par l’unité. Dès
lors qu’on renonce à ce que cette unité s’incarne
dans la personne mystique du monarque, on cherche à retrouver ce qui
pourrait faire qu’un seul peuple marche d’un même pas, sous
une même autorité, forcément transcendante. Cette autorité
est d’abord celle de la loi, qui supplante l’autorité arbitraire
du souverain. Mais pour être légitime et acceptée par
tous parce que représentant quelque chose de plus que la volonté
individuelle du législateur, cette loi doit venir d’ailleurs,
de plus haut, d’un lieu qui transcende les intérêts des
uns et des autres et les unisse en un seul corps. Ce peut être, en Amérique,
Dieu, dont la Constitution ne veut être que l’interprétation
de la volonté. Ou alors, en France, la fiction de la volonté
générale en laquelle se fondent les volontés individuelles.
Mais cette fiction ne peut se maintenir qu’à deux conditions.
D’abord elle ne peut se manifester, de façon d’ailleurs
illusoire, que dans une période d’ébullition où
les changements désirés ou subis induisent une unité
factice face aux dangers extérieurs et à l’incertitude
de l’avenir. Elle suppose aussi des façons de penser, de faire
un tri dans les faits, qui se construisent selon des références
globalement communes. C’est déjà difficile lorsqu’il
s’agit de gens qui vivent dans le même pays, dont le passé
immédiat est le même. Mais c’est évidemment impossible
lorsqu’il s’agit de gens qui ont vécu des événements
différents, ou qui ont vécu les mêmes événements
d’une place différente, à plus forte raison lorsque cette
« volonté générale » n’est que celle
d’étrangers qui veulent l’imposer à d’autres
dont les références culturelles et historiques sont différentes.
Au fil des ans, lorsque les périodes d’ébullition s’estompent
qui pouvaient en donner l’illusion, la volonté générale,
faute de pouvoir subsister se transforme en une enveloppe vide qui prend nom
de recherche du consensus. Il ne s’agit plus d’une « volonté
», potentiellement tournée vers une tâche à accomplir,
mais d’accords d’intérêt. Pourquoi pas... Ça
peut fonctionner, mais on ne peut plus alors parler de politique mais de gestion
des affaires courantes au moindre prix et, en reprenant la formulation de
Jacques Rancière, de police.2
L’égalité et les sans-part
Car cet accord consensuel signifie du même coup la fin de la démocratie
et même de la politique, si du moins on admet avec Jacques Rancière,
commentant Aristote, que la politique surgit chaque fois qu’il y a revendication
à l’égalité, et seulement alors. Une revendication
qui est d’abord constatation d’une réalité généralement
niée au prétexte d’arguments biologiques, économiques,
psychologiques, etc. Il existe bel et bien une égalité de fait
entre tous les êtres humains. Aucune prétendue inégalité
naturelle, due à la force physique, à l’héritage,
à la culture ou à quoi que ce soit, ne peut être opposée
à cette réalité concrètement constatable : tous
les êtres humains possèdent grosso modo les mêmes organes,
les mêmes besoins, les mêmes désirs (qui peuvent s’exprimer
sous des formes différentes), la même sensibilité au plaisir
et à la douleur qu’ils partagent avec les autres animaux et la
même sensibilité au bien et au mal (il vaudrait peut-être
mieux parler ici de même recherche incertaine) qui est, elle, liée
à la parole. Donc égaux. Et non pas d’une égalité
« en droit », ce qui voudrait dire virtuelle, mais, j’insiste,
réelle. Non pas la seule égalité sociale, mais une égalité
politique, qui englobe naturellement le domaine social. Toute la problématique
politique tourne autour de la constatation, de la contestation et de la définition
de cette égalité. Or celle-ci n’est évidemment
jamais respectée et seulement parfois revendiquée par ceux à
qui elle est déniée. Cette revendication ne peut s’exprimer
que dans le champ politique, champ commun à la collectivité
humaine. « L’essence de la politique est la manifestation du dissensus
comme présence de deux mondes en un seul. »3
Il est plusieurs manières de nier cette égalité ou de
la pervertir. L’une d’entre elles, la plus connue et la plus constamment
dénoncée consiste à imposer aux autres des conditions
d’existence qui ne leur permettent pas l’accès à
une vie qu’on puisse qualifier d’humaine, qui suppose des réflexions,
des préoccupations ne se limitant pas à la seule survie, en
somme des possibilités d’élaborer un projet personnel
ou collectif. Un autre procédé est peut-être encore plus
efficace, parce que, moins scandaleux, il se pare de préoccupations
humanitaires. Il consiste à tenir un discours sur autrui, à
se pencher sur lui, ce qui dispense de parler avec lui et rend sans valeur
ce qu’il peut exprimer, soit en le réduisant au silence, soit
en l’obligeant à adopter le langage ou les catégories
dominantes du langage. Ainsi le pauvre au sort duquel on « s’intéresse
» est-il amené à parler en pauvre et en dominé.
Ainsi le délinquant dont on a trouvé toutes sortes d’explication
à la « déviance », explications qui dispensent d’entendre
ce que la déviance même peut nous signifier, est-il amené
à quêter son « intégration » (ou la tranquillité)
en se plaignant du chômage, de son échec scolaire, etc. Dire
des gens qu’ils sont « exclus » voudrait dire qu’ils
sont en dehors du monde commun et que leur manière d’être
ou même leur existence n’a rien à nous dire. C’est
d’ailleurs pourquoi, au terme d’exclus, dont les connotations
charitables sont exécrables, je préfère celui de «
sans-part », utilisé par Jacques Rancière.
Les sans-part sont à la fois dans l’espace public et en rupture
avec celui-ci. En rupture ou dans la rupture avec une politique qui place
justement le problème de l’égalité à la
base de toutes ses discussions et qui, depuis Aristote, cherche à définir
la part de chacun selon une justice dont la définition varie d’ailleurs
et selon laquelle les parts respectives sont plus ou moins grandes. Encore
une fois, bien que ceci y soit lié, il ne s’agit pas essentiellement
de la part aux biens du monde mais, fondamentalement, de la part de chacun
à l’espace public, de sa reconnaissance. C’était
le cas des plébéiens des débuts de la République
romaine, ou des prolétaires de naguère. Les sans-part peuvent
accepter cette situation et disparaître alors de l’espace public,
interrompant du même coup le processus de la politique au profit de
la police, c’est-à-dire de la gestion. Mais ils peuvent aussi,
en se manifestant dans cet espace public, y poser le véritable problème
politique qui est celui de l’égalité.
Ils sont dans ce cas à la fois dans l’espace public et en rupture
avec lui. En rupture puisqu’ils exposent publiquement leur situation
de sans-part, ce qui ne se fait pas, puisqu’une politique « raisonnable
» est une politique consensuelle, alors qu’ils manifestent publiquement
leur dissensus. Mais à l’intérieur, puisqu’ils revendiquent
dans un espace public. S’opposant ainsi au pouvoir en place, ils expriment
quelque chose de proprement scandaleux puisque, en tant que sans-part, ils
exigent une part et dénoncent ainsi le fait que l’égalité
n’est pas respectée.4
Mais il s’agit aussi de rupture puisque, entre ceux qui se sont partagé
les parts et les sans-part, il y a ce que Jacques Rancière appelle
« mésentente », les uns et les autres ne se comprenant
pas, ou ne pouvant pas se comprendre, parce que parlant de deux lieux radicalement
hétérogènes... 5 Il n’y a pas alors d’autre
possibilité que de créer un nouveau langage qui rompe le convenu
du langage « entendu » et qui est celui de la manifestation, verbale
ou active mais toujours surprenante et scandaleuse.
Qui sont les sans-part d’aujourd’hui ? D’une manière
générale, ceux dont on parle et avec qui on ne peut pas parler.
Par exemple, ceux qu’on voit dans les rues, sans logis, sans papiers,
sans quelque chose, sans-part, puisque les papiers signifient ici identité.
On les cache, on s’occupe d’eux, on parle d’eux. Ils existent
non comme individus, mais comme problèmes. Ou alors, on les voit aux
feux rouges, qui tendent la main. Et ceci est insupportable, car ils nous
renvoient l’image de ce qui est foncièrement opposé à
la République, à savoir la mendicité et la passivité,
la dépendance et l’inégalité. Autres sans-part,
ceux auxquels j’ai fait allusion jusqu’ici, les-jeunes-à-problèmes-des-quartiers-à-
risques. Là aussi, renvoi d’images insupportables : l’agressivité
lorsqu’ils brûlent des voitures, agressent verbalement ou physiquement,
lorsqu’ils cassent sans raison les abribus, les centres sociaux, les
écoles ; et l’obscurantisme lorsqu’ils adhèrent
aux aspects les plus archaïques de la religion. Mais ils renvoient aussi
le refoulé de la République, le consumérisme effréné
et insensé : les sapes, les bagnoles puissantes (qu’ils brûlent
souvent après les avoir utilisées), l’égoïsme,
le machisme, la domination brute. Des aspects qui dominent dans la réalité
notre société mais qui sont pudiquement cachés derrière
les alibis idéologiques.
Ce qu’ils renvoient ainsi ne nous est donc pas complètement étranger,
et c’est ce qui est insupportable. La passivité et la dépendance,
le fanatisme, la violence incontrôlée, le désir de dominer
sont des dimensions qui existent non seulement dans la société
globale, mais aussi en chacun d’entre nous. Dimensions virtuelles qui
peuvent, les circonstances aidant, se manifester ouvertement. Mais nous qui
sommes des citoyens bien élevés, refoulons soigneusement ces
dimensions et, parfois, les contrôlons. Ces mal- élevés
mettent sur la place publique ce qui ne se dit pas.
Et ils le mettent sur la place publique avec un langage qui n’est pas
le langage communément admis, par des actes ou des attitudes qui sont
ainsi livrés brutalement, sans compromis, sans discussion possible.
Nous parlons de la même chose avec eux, mais en même temps de
choses radicalement différentes.
Je ne veux pas prétendre ici que les « banlieues » seraient
quelque chose comme des avant-gardes révolutionnaires qui s’ignorent.
J’ai, comme je pense la plupart des lecteurs de Réfractions,
en horreur ce qui est ainsi présenté dans l’espace public
: la force brutale, au service d’une domination sans frein que consolide
la soumission aveugle, l’enrichissement à tout prix. Ni le retour
à une forme politique relevant de la féodalité, ni l’adhésion
aux formes les plus sectaires de la religion ne me paraissent virtuellement
révolutionnaires, ni même progressistes.
Mais tout autant que les tentatives avortées de récupération
gauchiste, j’exècre les tentatives, généralement
mieux accueillies, d’explications socio-psychologico-citoyennes. Le
discours de ces personnes, tout haïssable qu’il puisse être,
tant dans son contenu supposé que dans sa forme, mérite au moins
d’être pris au sérieux. Et ces personnes sont nos égaux,
réellement, ce qui devrait nous dispenser d’expliquer leur comportement
par des conditionnements sociaux ou économiques. De ce point de vue,
il en est de même pour chacun d’entre nous, même si les
conditionnements sont différents. Et le conformisme général,
la recherche illusoire du consensus sont aussi le résultat de déterminismes.
L’État, ou plus généralement le pouvoir, lorsqu’il
ne peut assimiler quelque chose, cherche à classifier ce qui lui échappe,
à ranger les gens qui le signifient dans des petites cases qui en font
des objets d’étude ou de statistiques. C’est ainsi qu’on
peut voir par exemple la mode des statistiques dans le domaine psychiatrique
comme une tentative de ranger la folie, et les fous, dans des catégories
à part, nous dispensant ainsi d’admettre que cette folie est
une possibilité humaine dont nous sommes tous virtuellement passibles.
Il en est de même en ce qui concerne le recours aux experts à
qui on demande, avec soulagement, d’expliquer le « phénomène
des banlieues », esquivant ainsi la difficulté de les entendre.
La « citoyenneté »
Il en est beaucoup question, en ce moment. Une citoyenneté qui devrait
répondre à l’insécurité, thème électoral
payant. Ces voyous, ou ce qu’ils représentent, il faut bien en
effet en faire quelque chose. Ou on réprime, on met en prison, on renvoie
en Algérie, on ferme les frontières hermétiquement, on
met dans un bateau ou dans un charter. Ce sont des solutions, disons de droite,
bien que parfois, campagne électorale aidant, elles soient reprises
par l’autre bord. Mais à qui réfléchit un tant
soit peu, ces solutions apparaissent vite comme utopiques, ce qui est paradoxal
pour qui se réclame du réalisme ; leur succès n’est
dû qu’à leur apparente simplicité logique. Ce qui
gêne, on l’élimine, c’est simple et sans bavure.
On retrouverait ainsi l’unité sacrée et le consensus si
confortables ; qu’il serait doux de se retrouver entre gens de bonne
compagnie... Mais c’est impossible. Il faudrait mettre un flic derrière
chaque suspect, et encore, puisque la suspicion peut aussi porter sur chacun.
Autre solution théorique : intégrer. C’est ce qu’ils
demandent, n’est-il pas vrai, tous ces exclus des banlieues et d’ailleurs.
Pas si sûr...
C’était sans doute le cas dans les années 70-80. On se
souvient des marches pour l’égalité et de l’action
par exemple à Lyon des JALB (Jeunes Arabes de Lyon et banlieue). Il
s’agissait alors sans conteste d’une affirmation de l’égalité,
qui par bien des aspects et quelles que soient les réserves qu’on
puisse y apporter, pouvait rappeler les affirmations des prolétaires
de l’époque antérieure que Hannah Arendt désigne
comme étant alors le seul groupe menant une action véritablement
politique, parce que justement impliquant les aspects sociaux dans une visée
réellement politique. Et elle emploie le terme d’« apparition
politique » qui pouvait incontestablement s’appliquer aux mouvements
des beurs d’alors.6 On sait ce qu’il en est advenu. Les initiateurs
de ces mouvements se sont retrouvés complètement sur la touche,
n’ont pas été entendus, et l’aspect politique de
ces apparitions a été complètement nié, au profit
de récupérations politiciennes (ou policières, pour reprendre
la terminologie de Jacques Rancière).
Aujourd’hui, ce qui est affirmé ce n’est pas l’égalité,
mais la différence ou l’identité ethnique. C’est
alors qu’on ressort la citoyenneté, comme jadis en Algérie
on a proclamé la fusion des trois collèges et donc l’égalité
théorique entre Européens, Arabes et Juifs, alors qu’il
était trop tard pour que cela puisse prendre un sens pour ceux qui
jusque-là étaient considérés comme des citoyens
(ou plutôt d’éventuels futurs citoyens pour, bien plus
tard, quand ils seraient assez grands) de seconde zone et qui maintenant n’en
avaient plus rien à faire, puisqu’ils s’affirmaient comme
autres. La citoyenneté pourrait peut-être s’appliquer là
où ceux qui la revendiquent n’y ont pas accès. Et encore...
Elle remettrait sans doute en cause bien des choses de l’ordre existant
dans lequel elle est toujours proclamée « en droit », alors
que cet ordre est précisément basé sur l’inégalité
sociale et sur le mythe républicain jacobin selon lequel chacun peut
accéder aux plus hautes fonctions à condition d’être
méritant. Ou sur le mythe républicain à la mode américaine
selon lequel chacun peut faire fortune à condition d’être
dur à la tâche. Transposé à la mode française,
ça donne les hymnes à l’intégration à l’occasion
des succès sportifs de Maghrébins ou de Noirs. C’est censé
faire rêver et donner espoir à tous les petits banlieusards.
Mais ça ne marche pas vraiment. Cette égalité qu’on
voudrait faire semblant de leur donner, ils n’en veulent plus. Ils veulent
détruire tous les symboles de cette prétendue intégration,
et brûlent les commissariats, les écoles et les centres sociaux
qui symboliseraient leurs droits à accéder à cette citoyenneté.
Ou alors ils caricaturent et dénoncent l’ordre existant en s’enrichissant
par des moyens marginaux et en roulant dans des voitures luxueuses.
Je le répète, je ne prétends pas que ces deux attitudes
soient des attitudes consciemment contestataires. Si on les interroge publiquement,
ceux qui les adoptent prétendront sans doute qu’ils n’aspirent
à rien d’autre qu’à mener une vie « normale
», à trouver un travail honnête, etc. Ce qui est sans doute
vrai aussi, car nous sommes tous en contradiction avec nous-mêmes. Encore
une fois, il ne s’agit pas non plus d’attitudes « objectivement
» révolutionnaires, ce qui ne veut rien dire. La révolution
éventuelle est d’abord subjective. Elle ne prend sens que par
l’élan qui anime ceux qui se livrent à l’action,
ce qui n’est évidemment pas le cas. On assiste au contraire au
retour en force de structures politiques antérieures à la République
et même à l’État moderne, de type féodal.
Ce qui ne peut évidemment pas être considéré comme
un progrès. Je ne dis pas non plus que ces comportements sont majoritaires,
je dis que ce sont ceux qui apparaissent et auxquels, par le biais des médias
ou de l’opinion publique, on donne sens, et que c’est ce sens
spectaculaire qui fait problème. J’ajoute qu’on retrouve
ce type de comportement chez nombre de petits-bourgeois des beaux quartiers,
mais qu’il ne prend pas alors le même sens sur la scène
médiatique et donc politique, puisque les deux s’identifient
aujourd’hui. C’est donc bien de mythes que je parle ici, et non
de personnes réelles, sachant cependant que les mythes participent
à la construction de la réalité. Je laisse donc de côté
la grande majorité de ceux qui, soumis à la même injustice
sociale, au même déni de l’égalité, essaient
simplement de survivre et vivent tant bien que mal, bien que ceux-ci, ou une
part d’entre eux soient également médiatisés, peut-être
dans un souci louable de lutter contre le racisme. Mais il serait sans aucun
doute indispensable de relever la solidarité qui s’exerce à
travers de multiples réseaux, reconnus ou non, le plus souvent temporaires,
dans le cadre ou à l’extérieur de la légalité.
Je reviendrai sur le problème que pose, ou qu’en tout cas me
pose, le choix de ceux qui se dirigent vers un islam radical.
Pour l’instant, restons-en à la citoyenneté, bien mal
en point, puisque pour qu’il y ait citoyenneté, il faut des citoyens
ou en tout cas des gens qui revendiquent ce statut. Les citoyens manquent
aujourd’hui. Oublions les politiciens pour qui elle n’est qu’un
symbole vide, un chiffon destiné à attirer l’électeur.
Oublions les possédants hypocrites qui n’en parlent que pour
la dénier plus allègrement dans les faits. Faisons crédit
à quelques-uns d’y croire sincèrement, qui s’ingénient
à créer ou à maintenir une « vie associative »
dans les faits plutôt moribonde et qui regroupe toujours un peu les
mêmes : travailleurs sociaux, enseignants, militants de tous poils qui
organisent dans les quartiers des réunions auxquelles assistent, les
bons jours, une dizaine de personnes, toujours les mêmes. Il faut voir
les choses comme elles sont : réunions de locataires, assemblées
de quartiers ou autres, la plupart des gens s’en foutent. Soit que,
bons citoyens au sens banal du terme, ils comptent sur les élus pour
résoudre les problèmes qu’ils rencontrent (tout en ayant
fait l’expérience que de leurs paroles et de leurs demandes est
seulement retenu ce qui peut servir le prestige des gouvernants locaux ou
nationaux, ou des aspirants au pouvoir), soit qu’en réalité
ils se soient organisés, le plus souvent spontanément, car il
serait illusoire de voir des meneurs partout, de manière souterraine
en opposition ou marginalement par rapport à tout ce qu’est susceptible
de signifier cette citoyenneté.
Et cette constatation pourrait aussi être valable pour le municipalisme
libertaire préconisé par Bookchin, qui vise d‘ailleurs
également à restaurer la citoyenneté, même s’il
s’agit là d’une citoyenneté directe. Le municipalisme
libertaire suppose également le désir d’accéder
à la citoyenneté de la part de ceux à qui elle est déniée.
Sinon, on retrouve les mêmes difficultés, et un noyau de militants
qui s’ingénient à faire naître une vie collective,
dans un milieu indifférent. Ce qui n’exclut pas, au contraire,
la possibilité de créer collectivités, communautés,
collectifs, etc. ouverts sur le quartier. C’est même là
la seule possibilité, par l’exemple de ce qui se vit et de ce
qui se crée, de donner envie à d’autres d’expérimenter
à leur tour, pour leur propre compte. Mais ça ne va pas à
l’encontre de la critique que je porte aux tentatives d’organiser
toutes les personnes que le hasard a réunies quelque part en vue d’ordonner
collectivement ce quelque part.
Peut-être, au fond, la perspective de s’organiser en vue d’aménager
ou de rendre plus supportable sa vie quotidienne n’a-t-elle rien d’exaltant.
Peut-être les êtres humains ont-ils besoin de se rencontrer sur
d’autres bases qui renvoient à un passé, ou à un
avenir commun. Peut-être ne peut-on vivre vraiment sans élaborer
ensemble, et discuter, de projets qui dépassent notre seul horizon.
Et peut-être qu’au fond, vouloir détruire cet horizon signifie
la même chose...
Ce qui renverrait peut-être alors, aux dépens de l’universalisme,
à des regroupements par ethnies, religions, idéologies.
La communauté
Quand l’égalité avec les autres hommes n’est pas
reconnue par ceux-ci, dans la collectivité où l’on vit,
comment la faire reconnaître, ou l’affirmer ? Lorsque cette affirmation
n’est pas entendue par des manifestations dans l’espace public,
notamment parce qu’elle est interprétée, parlée
par les autres qui ainsi vous en dépossèdent, il n’y a
peut-être pas d’autre solution que de s’affirmer en la refusant.
Comme personne n’est seul, ni ne participe directement sans intermédiaire
à l’univers, ni même à l’humanité,
il nous reste la possibilité de chercher à devenir membre d’une
communauté à laquelle nous rattachent quelques traits qui, au
moins, seront alors reconnus comme nous identifiant.
Ce peut être le lieu où l’on est né, où l’on
a acquis des habitudes, dont on a recueilli l’héritage. Ainsi
je pourrais me sentir « lyonnais », parce que je reconnais ici
tous les lieux, dont beaucoup sont chargés de souvenirs qui ont jalonné
mon existence. Et ainsi me rattacher aux souvenirs antérieurs à
moi qu’évoquent ces lieux : révoltes des canuts, Bakounine
et le drapeau de la révolte sur l’hôtel de ville, etc.
Incidemment, il ne m’est pas possible de passer alors sous silence que
la bourgeoisie, le catholicisme, sous leurs aspects les plus rétrogrades
font aussi partie de cet héritage. Mais aussi que tous ceux qui ont
formé cette éventuelle communauté venaient d’un
peu partout et qu’il n’y là aucune unité ethnique.
La seule unité qu’on pourrait reconnaître est celle d’un
incessant métissage. Encore ceci est-il impossible à ceux qui
sont venus récemment d’ailleurs et que les circonstances sociales
et historiques ont contraints de vivre à l’écart. Et on
sait que les pauvres ont été peu à peu repoussés
à la périphérie, donc à l’écart.
Sans cesse déplacés, il ne leur a pas non plus été
possible de s’inventer une histoire. Sauf à se référer
à une histoire mythique, dont l’origine est ailleurs, et à
laquelle on ne peut se rattacher que de manière artificielle et donc
d’autant plus volontariste. Il y a alors distorsion entre le lieu et
l’histoire personnelle qui s’y est déroulée et une
histoire et une culture lointaines, dans le temps et dans l’espace.
Le passé, les mythes ne suffisent pas à créer une communauté.
Le sentiment d’appartenance à cette communauté doit préexister
à sa vie concrète et s’appuyer sur un certain nombre de
possibilités concrètes. Et aussi sur la certitude et le désir
d’un avenir commun. Sur une croyance, en somme.
D’où, peut-être, l’adhésion de certains à
la religion, qui fournit une communauté avant même qu’elle
soit formée. Je ne crois pas à la transcendance. Mais je crois
à la réalité du besoin qu’ont les hommes d’une
transcendance, impossible, mais toujours rêvée ou désirée,
et qui s’infiltre en nous, malgré nous.
J’ai un problème avec l’islam. À dire vrai, j’ai
d’abord un problème avec le christianisme. Les croyances auxquelles
adhèrent ceux qui s’en réclament, en un Dieu unique, immatériel,
tout puissant, créateur, tout ce qu’on voudra, mais en tout cas
personnalisé, me paraissent d’un autre monde, mais ça
n’empêche pas de vivre ensemble. Les rites auxquels ils se livrent
me semblent désuets et leurs superstitions ridicules. Mais, bon, ça
ne me dérange pas outre mesure. Par contre, j’ai la haine pour
tout le christianisme qui s’est insinué en moi malgré
ma volonté ou contre elle. Pour cette idée du péché
qui nous empoisonne tous, et du pardon qui va de pair. Pour ce respect de
l’ordre, cette crainte de l’inconnu, qui n’ont peut-être
rien à voir avec la doctrine chrétienne, mais qui se sont développés
au sein de cette culture qui nous imprègne tous. Et mon athéisme,
ou mon panthéisme peut-être, s’enracinent contre, mais
au sein de cette culture chrétienne.
Mais avec l’islam, c’est pour moi autre chose. Je ne puis avoir
de haine envers quelque chose qui m’est étranger, qui ne m’aliène
pas directement. Et peut-être existe-t-il entre nous qui, malgré
nous sommes chrétiens, dans nos manières de penser et de sentir,
et ceux qui se réclament de l’islam, quelque chose qui est de
l’ordre de ce que Jacques Rancière désigne comme la mésentente.
C’est-à-dire que, parlant de la même chose, nous croyons
parler de quelque chose de différent, ou que, croyant parler de choses
différentes, nous parlons en réalité de la même
chose. Si le « monde chrétien » est celui « du péché
et de la rédemption » et que les « pôles de l’univers
moral islamique » sont « l’honneur et la honte »7,
nous aurons du mal à nous entendre... C’est-à-dire que
j’ai, en ce qui me concerne, du mal à comprendre de l’intérieur
l’aliénation que fait peser cette religion-ci, et la culture
qui en émane, sur ceux qui y adhèrent ou qui la subissent. Quelles
que soient ses prétentions à l’universalisme, l’anarchisme,
comme d’ailleurs la République, est né au sein d’un
univers chrétien, en réaction à celui-ci. Et j’ai
tendance à penser que, sauf à adopter la position du colonisateur
« qui sait », c’est au sein de la culture islamique, et
en réaction à elle que naîtront des mouvements émancipateurs
qui sans doute, issus des mêmes aspirations à la liberté
et à l’égalité, seront susceptibles de rejoindre
les nôtres, mais que nous ne saurons peut-être pas d’emblée
reconnaître.8 En attendant, il subsiste, il est vrai, dans la culture
islamique des aspects qui me paraissent universellement condamnables, en particulier
le tabou portant sur la sexualité qui s’exprime notamment par
la condition faite aux femmes et la condamnation de l’homosexualité.
Toujours est-il que ce retour à l’islam qu’on constate
chez certains me paraît riche d’espoirs avortés. Riche
d’espoirs, parce qu’on pourrait voir là l’ébauche
d’un métissage qui nous enrichirait les uns et les autres et
nous permettrait d’entrevoir à nouveau l’universalité.
Mais avortés parce que cela n’est pas possible, dans un contexte
où la revendication identitaire, forcément volontariste, ne
peut être qu’une réaction de rejet face à la culture
dominante. Il en est de même, d’ailleurs, pour une revendication
qui serait seulement ethnique. De quel peuple font donc partie les «
rebeus » de la troisième génération ? Ce n’est
pas un peuple uni par la langue, ni par le passé historique, puisqu’il
faut intégrer dans celui-ci tout ce qui nous est commun (tâche
que nous avons aussi à accomplir), ce n’est pas non plus par
la culture, car toute culture tend à l’universalité. Par
ailleurs, des exemples récents montrent bien que la revendication identitaire,
lorsqu’elle s’exprime là où ethnies et cultures
sont à ce point mélangées, ne peut aboutir qu’à
un bain de sang.
Retour à la chair
Ce n’est pas comme ça que nous nous en sortirons, par la seule
pensée, et par nos seules intelligences qui ont tant de mal à
s’entendre. Peut-être faut-il passer par ce que Merleau-Ponty
nomme la « chair » ou la « foi perceptive », qui est
« archétype de la rencontre originaire ».
Quelles que soient nos différences, ce qui nous rapproche est bien
plus fondamental que ce qui nous sépare. À peu de choses près,
nous avons le même corps. Mêmes mains pour toucher, ou frapper,
mêmes bras pour se défendre ou se tendre, mêmes sexes pour
désirer ou craindre, mêmes yeux pour appréhender ce qui
nous entoure. Cette « foi perceptive » est ce qui nous ouvre au
dehors, sur un fond commun. Sans doute, dans ces rues où je me promène,
les maisons n’ont-elles pas exactement le même sens pour moi et
pour d’autres. Des souvenirs différents s’y rattachent
; mais ce qui surgit en premier a bien au moins quelques points communs. Du
moins, ce qui nous est commun, c’est notre regard, et son mouvement.
Et quoi qu’il en soit, quelle que soit l’étrangeté
ou même l’hostilité que nous percevons chez celui que
nous croisons, nous ne pouvons manquer de reconnaître en lui notre semblable,
puisque dans ses gestes, dans ses regards, dans ses désirs et dans
ses craintes, je ne peux manquer de reconnaître ce qui est mien. Pas
à la télé, bien sûr, ou alors forcément
déformé. Pas non plus en qui est enfermé dans un rôle
de politicien, de patron ou de n’importe quoi, de « quelqu’un
de sérieux » par exemple, ou de « lascar des banlieues
». Mais en celui que je croise au hasard, aussi bien qu’en celui
que les aléas de l’existence m’ont fait rencontrer de manière
plus proche.
Au-delà de l’apparence que les hasards de l’histoire collective
et que nos histoires individuelles nous ont contraints de prendre, il y a
peut-être ce que John Clark appelle la « nature sauvage ».
9 Une nature qu’il n’est peut-être pas toujours nécessaire
d’aller rechercher au fond des forêts, mais que nous pouvons retrouver
au fond de nous, même si la fréquentation des forêts nous
aide à la sentir vivre en nous. Bien sur, il ne s’agit pas ici
d’une nature humaine, immuable, qui serait commune, mais bien plutôt
d’aspirations. Ce n’est pas le donné qui est commun, mais
le mouvement. Un mouvement qui nous vient d’avant, ou d’ailleurs
et qui nous pousse vers l’avenir, ou vers ailleurs. Ce que Clark rapproche
de la « dimension prophétique » qu’on rencontre dans
d’autres cultures. Une dimension qu’il s’agirait alors de
déconstruire pour en éliminer les scories qu’ont déposées
en nous la peur des autres et de nous- mêmes, le poids des habitudes,
la crainte de l’inattendu. Ce qui ne revient pas à éliminer
nos particularités, mais à retrouver en elles la dimension universelle
masquée. Et ce qui suppose, évidemment, des frontières
souples, et même invisibles, non seulement d’un point de vue purement
géographique, mais aussi d’individu à individu, avec de
multiples possibilités de pénétrations réciproques
et de modifications.
Je n’achèverai pas cet article. Peut-être, je descendrai
dans les rues de ma ville. J’y retrouverai des paysages connus que peut-être
je tenterai de découvrir autres. J’y croiserai des regards. Certains
seront hostiles, apparemment. Mais au-delà de cette hostilité,
que je reconnaîtrai aussi comme mienne, au-delà de ma crainte
peut-être, nous pressentirons quelque chose d’autre. Je voudrais
que le silence se fasse un instant, un instant seulement, pour que nous puissions
enfin nous parler. Je voudrais que les bruits de la ville cessent, un instant
seulement, pour que nous puissions entendre ce qui vient de nous, et de ce
qui nous environne. Alors nous reconstruirons vraiment une nouvelle communauté,
faite de tous nos passés et de tous nos futurs, de toutes nos différences
et de tout ce que nous ferons d’elles. Non pas l’unité,
mais une multiplicité constituée de heurts et de rencontres
et de conjonctions improbables. Une communauté qui, de la même
manière, parviendra à rejoindre les autres communautés,
ailleurs, avant, plus tard. Et nous constituerons ainsi une humanité.
Alain Thévenet
1. Les Minguettes : quartier de Vénissieux, banlieue
lyonnaise autrefois ouvrière, où se concentrent maintenant beaucoup
de chômeurs, essentiellement d’origine immigrée. Célèbre
dans les médias pour avoir inauguré, dans les années
80, une longue série d’émeutes des banlieues.
2. « L’essence du consensus n’est pas la discussion pacifique
et l’accord raisonnable opposés au conflit et à la violence.
L’essence du consensus est l’annulation du dissensus comme écart
du sensible à lui-même, l’annulation des sujets excédentaires.
[...] Le consensus est la réduction de la politique à la police.
» Jacques Rancière, Aux bords du politique, éditions La
Fabrique, pp. 184-185.
3. Ibid., p. 177.
4. « Spectaculaire ou non, l’activité politique
est toujours un mode de manifestation qui défait les partages sensibles
de l’ordre policier par la mise en acte d’une présupposition
qui lui est par principe hétérogène, celle d’une
part des sans-part, laquelle manifeste elle-même, en dernière
instance, la pure contingence de l’ordre, l’égalité
de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre
être parlant. » Jacques Rancière, la Mésentente,
Galilée, p. 53.
5. « Par mésentente, on entendra un type déterminé
de situation de parole : celle où un interlocuteur à la fois
entend et n’entend pas ce que dit l’autre. La mésentente
n’est pas le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir.
Elle est le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc mais
n’entend pas la même chose ou n’entend point que l’autre
dit la même chose sous le nom de blancheur. » Ibid., p. 11.
6. « L’énorme puissance virtuelle que ces mouvements ont
acquise en un temps relativement court et, souvent, dans des circonstances
relativement difficiles, est due au fait qu’en dépit des discours
et des théories, ils formaient sur la scène politique l’unique
groupe qui non seulement défendait ses intérêts économiques
mais menait aussi une véritable bataille politique. En d’autres
termes, lorsqu’il parut en public le mouvement ouvrier était
la seule organisation dans laquelle les hommes agissaient et parlaient en
tant qu’hommes, et non en tant que membres de la société.
» Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Press Pocket, p.
281.
7. Salman Rushdie, Furie, Plon, p. 20.
8. Cette
interrogation doit beaucoup à une discussion que j’ai eue avec
Jamal Chater.
Des banlieues, du différent et du semblable