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Réponse de Daniel Colson à Eduardo Colombo

Il me faudrait beaucoup de temps pour discuter toutes les remarques, objections et critiques développées par Eduardo Colombo à propos de mon Petit Lexique philosophique de l’anarchisme. Mais, dans son texte, Eduardo souligne un point sans doute déterminant et qui peut permettre, d’une part, d’aller d’un seul coup à l’essentiel de nos divergences, d’autre part, sinon de les résoudre tout au moins d’indiquer la voie d’une résolution possible.

Idée et Action, Raison et Force
Ce point de rencontre et de divergence, sur lequel Eduardo revient plusieurs fois, porte sur le rapport entre Idée et Action, deux notions centrales du projet anarchiste, deux notions que l’on retrouve sous la plume de Proudhon et à travers le rapport qu’il établit entre Raison et Force, deux notions présentes chez un grand nombre d’autres auteurs, à travers les distinctions entre signification et puissance, mots et choses, théorie et pratique, forme et contenu, signes et désirs, pensée et étendue, âme et corps, humain et non-humain, etc. Pour ma part, je suis entièrement d’accord avec la formule d’Eduardo, lorsqu’il explique que pour ce qui concerne “ la signification et la puissance, l’idée et la force : la tentation est toujours forte d’hypostasier l’une ou l’autre ”. Eduardo me reproche d’avoir succombé à cette tentation d’hypostasier la force et la puissance. Mais on pourrait évidemment (avec infiniment plus de raisons, me semble-t-il) lui faire le même reproche, puisque trois lignes avant de souligner ce double risque, Eduardo écrit que, pour sa part, il “ privilégie la signification, l’intentionnalité, le système de signes ou symbolique, devant la force ou la puissance ”. On pourrait ainsi lui reprocher d’hypostasier l’idée en oubliant que l’idée est aussi une force, d’hypostasier la signification en oubliant que toute force possède une signification et que toute signification est l’expression d’une force.
Nous sommes ici au cœur de notre divergence et de notre entente possible, mais avec une différence importante, c’est qu’il me semble (en toute modestie) être beaucoup plus fidèle que lui au souhait qu’il formule. Au regard d’un monde hiérarchisé, oppresseur et mutilant, qui justement valorise sans cesse la théorie au détriment de la pratique, les décideurs au détriment des exécutants, celui qui sait au détriment de celui qui ne sait pas, la froide raison au détriment des affects et des sentiments, la fausse et hypocrite neutralité et indifférence du savant ou de l’expert au détriment de ceux qui se débattent dans le bruit et la fureur des interactions de la vie, mon Petit Lexique peut sembler privilégier la force et la puissance, les affects et les désirs. Mais c’est une illusion d’optique, l’effet trompeur d’un ordre inégalitaire et dominateur qui a tout intérêt à valoriser les signes et les idées, à les croire sans cesse menacés, à réaffirmer un dualisme hiérarchisé d’où il tire la réalité de sa puissance si particulière. Tout ce que j’essaie de “ dire ” dans ce Lexique consiste justement d’une part à ne jamais séparer action et idée, force et signification, d’autre part à ne jamais privilégier l’une au détriment de l’autre. Comme on ne me croira pas sur parole (si on peut dire), je ne peux qu’inviter les lecteurs de Réfractions à lire, entre autres, les développements portant sur notions communes, raison collective, symbole (signes) et théorie/pratique. Dans cette dernière entrée, j’explique une nouvelle fois la position de Deleuze (si fidèle au vœu d’Eduardo), pour qui tout être collectif, toute “ force collective ” (c’est le vocabulaire de Proudhon), toute réalité, possède “ une double dimension ou un double visage [indissociable et non hiérarchisé], avec d’un côté une face d’énonciation, de forme, d’expression et de signes, et de l’autre une face machinique, de contenu, de corps, de forces et de désirs ” (p. 328). Cette position deleuzienne est au centre de la pensée de Proudhon et de Bakounine, lorsque Proudhon affirme que “ le fait et l’idée sont réellement inséparables ” (De la Justice, tome II, p. 298), lorsqu’il se propose de “ purger ” les idées de tout absolu, de “ faire apparaître la raison des choses ”, de “ déterminer [...] les rapports ou la raison des actes humains, sans y mêler rien de l’absolu humain ” (ibid., tome III, p. 248) ; ou lorsque Bakounine explique que “ chaque chose porte sa loi [...] en elle-même ”, que “ les causes n’ont point d’existence idéale, séparée ” (Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme, Stock, tome III, p. 354). Cette position deleuzienne est au cœur du discours militant libertaire lui-même, au cœur de la notion d’action directe, et bien sûr au cœur du concept de propagande par le fait, un concept majeur du mouvement anarchiste naissant, un concept à la fois pratique et théorique, démontrant ainsi lui-même ce qu’il affirme : le caractère indissociable de l’action et de l’idée, de la force et de la signification ; un concept que les pratiques ultérieures des mouvements libertaires n’ont jamais cessé de mettre en œuvre, mais que la tradition idéologique du mouvement anarchiste, de son côté, a trop souvent minimisé et redouté, quand elle n’a pas été conduite à le répudier radicalement, dans la crainte frileuse de ses propres attendus.
Cette prise de position théorique – l’indissociabilité et l’importance égale de la force et de la signification –, pour peu qu’on la tienne jusqu’au bout, que l’on ait confiance dans ses effets et ses conséquences, que l’on refuse les pièges et les illusions intéressées de l’idéalisme et du dualisme qui servent de justification à l’ordre actuel, permet de résoudre un grand nombre des difficultés et des objections qu’Eduardo soulève dans son texte et d’éviter aussi, par ailleurs, beaucoup de flottements, d’à-peu-près et d’hésitations qui trop souvent paralysent la pratique et la réflexion des libertaires. J’en signalerai trois.

Première difficulté : la qualité des forces collectives. “ Qualité, d’où vient-elle ? La qualité est-elle inhérente à la force ? ” demande Eduardo. Je laisserai de côté la dimension philosophique de cette difficile question 1 en indiquant seulement que pour moi la réponse est sans aucun doute affirmative, dans la mesure où de cette affirmation dépend étroitement (entre autres choses) d’une position (politique) libertaire essentielle : l’idée que la fin est forcément contenue dans les moyens. En effet, répondre non à la question posée par Eduardo, penser que la qualité émancipatrice d’une force ou d’un acte n’est pas inhérente à cette force et à cet acte conduit automatiquement selon moi à revenir à l’idéalisme et au dualisme, à une raison instrumentale et extérieure où la force est un moyen parmi d’autres 2, un outil sans signification intrinsèque, indifférent par lui-même aux fins poursuivies par quelqu’un d’autre (qui, au fait ? un être qui ne serait pas une force ou un composé de forces ?), au même titre qu’une clé à molette, une kalachnikov, la logique scientifique ou telle ou telle organisation de masse ; en obligeant ainsi inévitablement à faire appel à une instance tout aussi extérieure (Dieu, des règles éthiques, un projet idéologique, etc.) capables de définir le bon et le mauvais usage des moyens employés et de dénoncer (au nom de quoi et à partir de quels critères de différenciation ?) l’immoralité du marxisme autoritaire, l’intention de pouvoir des dominants, etc.
Dire que la fin est contenue dans ses moyens, que tout agencement donné de forces produit lui-même une force (“ résultante ” disent Proudhon et Bakounine) porteuse de sa fin (comme la nuée de l’orage, ou la structure d’un parti autoritaire et centralisé de la dictature étatique en cas de victoire, etc. 3), refuser une neutralisation de certains éléments du réel pour éviter de les rendre intangibles (à la façon de la médecine, de l’économie ou de la science pour l’ordre actuel) et ainsi, d’instruments, les transformer en maîtres intouchables et absolus 4, n’est pas seulement une prise de position métaphysique 5. C’est une prise de position tout à fait concrète et immédiate, pratique, que l’on exerce à tout moment (les idéalistes et les dualistes comme les autres), sous la forme d’un jugement ou d’une évaluation incessante des êtres et des situations, lorsqu’un être agit sans rien dire (en déplaçant une échelle sur laquelle on va monter par exemple) ou lorsqu’il dit ce qu’il est en train de faire, ou pire encore, lorsqu’il dit pourquoi il le fait, quel est le but qu’il poursuit (faire d’un enfant un homme et un citoyen, me proposer un placement à long terme, faire le bonheur du peuple ou mon salut au ciel, etc.). Dans la vie courante, comme dans la vie militante, on ne juge jamais un être sur ses paroles, ni sur ses intentions proclamées.6 Qu’il parle ou non, on l’évalue toujours en fonction de la qualité de la force ou du désir qui le constitue et l’anime à un moment donné et dans une situation donnée, et qui constitue sa véritable “ intention ”, sa véritable “ raison ” d’agir, en fonction de la dynamique, du désir et du mouvement dans lequel il est pris (colère ou indignation inconsistante, frustration, générosité, etc.). On l’évalue à travers des jugements qui portent justement des noms aussi courants que ceux de “ sincérité ”, de “ générosité ”, de “ mesquinerie ”, de “ malveillance ”, d’“ envie ” et un grand nombre d’autres encore que Spinoza pensait sur les registres contrastés de la joie et de la tristesse et que le mouvement libertaire s’efforce de saisir, de façon très proche, à travers les dimensions de l’émancipation ou de la domination, de la liberté ou de l’oppression, de l’autonomie et de l’hétéronomie, à travers des modalités d’association ou de désassociation et l’évaluation immédiate d’un avenir (même lointain) qui est entièrement inclus dans la puissance du moment présent, dans sa qualité de force émancipatrice ou oppressive, épanouissante ou mutilante (et c’est à penser cela que l’entéléchie leibnizienne peut servir).

Seconde difficulté soulevée par Eduardo que seul, selon moi, le caractère indissociable et non hiérarchisé de l’Idée et de l’Action, de la Force et de la Signification permet de résoudre. Au début de son texte, Eduardo, faisant référence à une prise de position semblable du collectif de Réfractions, cite un passage de l’introduction du Petit Lexique : “ L’anarchisme, parce qu’il ne possède ni Académie française, ni pape, ni comité central, autorise tout le monde à parler en son nom. ” Et il ajoute une phrase significative selon moi : “ Je suis d’accord et pas tout à fait ”, en illustrant ainsi une attitude fréquente des libertaires face au caractère explosif du projet émancipateur dont ils sont les héritiers. La référence à l’anarchisme est “ libre ”, mais “ pas tout à fait ”. Je n’insisterai pas sur la difficulté que constitue, d’un point de vue libertaire, l’idée d’une liberté partielle ou entravée, mais entravée par quoi et par qui 7 ? On retrouve le problème de tout à l’heure : l’impuissance (ou le caractère fallacieux) des seuls critères idéologiques de différenciations, mais aussi l’impuissance et les conflits interminables qu’ils entraînent chez les anarchistes. Ceux-ci n’ayant ni pape, ni comité central ne peuvent que se disputer à l’infini pour savoir qui a “ raison ”, qui est vraiment anarchiste, etc. Et ce ne sont pas les anarchosyndicalistes espagnols qui me contrediront sur ce point, sur l’impuissance d’une discrimination fondée sur la seule idéologie, sur les “ principes ”, le programme ou l’héritage transformé en “ programme ” ou en “ recette ”, dont chaque anarchiste ne doute pas un instant être le dépositaire (à juste titre, mais pas comme il croit, le plus souvent). Mais ce que la “ raison ” hypostasiée, livrée à elle-même (donc folle les trois quarts du temps, ou hypocrite et trompeuse) ne peut résoudre, d’un point de vue libertaire, la double réalité de l’action et de l’idée, de la force et de la signification, le résout sinon sans problèmes, tout au moins sans difficultés majeures. C’est en ce sens que Eduardo a raison de dire que l’on ne peut pas “ faire crédit sur parole ”, même lorsque cette parole est irréprochable dans ce qu’elle dit, même lorsqu’elle fait preuve d’une logique imparable, cette logique qui rend si souvent muets ceux qui subissent les effets de ses justifications. Comme le dit Eduardo, toute prise de position implique un “ jugement de valeur ”, et ce jugement ne porte pas sur le seul contenu logique des propositions avancés, ni sur le monde imaginaire à venir que ces propositions prétendent rendre présent par le mirage des mots. Dans ce cas, nous serions tous chrétiens, humanistes ou communistes. Ce “ jugement de valeur ” implique une évaluation vécue, intuitive, éthique et immédiate (donc politique pour l’anarchisme), de la qualité émancipatrice ou dominatrice des forces et des agencements de forces proférant telle ou telle parole, tel ou tel discours. Cette évaluation, forcément subjective, expérimentale, entièrement immanente à ce qui me constitue, moi ou tout autre être collectif, comme sujet à un moment donné (révolté ou entravé, passif ou actif, complice ou dissident, en foule ou seul, etc.) est elle-même une force (d’indignation par exemple) dont la propre qualité s’enracine dans l’agencement de forces qui nous constitue au moment où nous évaluons, dans la situation qui nous détermine à un moment donné, et qui exige toujours de notre part, comme le montre Nietzsche, une sensibilité, une ouïe et un odorat très fins. Et c’est pourquoi nos amis ne sont pas forcément où l’on croit, que les forces émancipatrices ne sont pas forcément où les mots, les drapeaux et les étiquettes disent qu’elles se trouvent. Et c’est pour cela que les processus d’association et de désassociation sont si importants, dans la mesure où ils déterminent à la fois la qualité de notre jugement (qualité dont personne n’est assuré) et les limites incertaines, sans cesse changeantes (même lorsque ce changement est lent), des forces associées et se reconnaissant dans tel ou tel intitulé, dans un ensemble donné de propositions que Proudhon appelle “ raison collective ”, Spinoza “ notions communes ” et Deleuze “ agencements collectifs d’énonciation ”.

J’en arrive ainsi à une troisième difficulté que souligne le texte d’Eduardo et que le caractère indissociable et non hiérarchisé du rapport entre force et signification permet peut-être de résoudre. Eduardo s’interroge sur la signification d’un concept clé de l’anarchisme, l’action directe, un concept auquel il faut joindre aussitôt la notion de propagande par le fait. Le problème est analogue à celui du label anarchiste. Comment évaluer la qualité émancipatrice ou libertaire d’un acte et d’un fait (le fait étant lui aussi un acte dans la conception anarchiste de la propagande par le fait) ? Pour moi, les textes et les pratiques anarchistes sont ici aussi têtus que les faits (comme on dit). Cette valeur libertaire ou émancipatrice d’un acte ou d’un fait, qu’il soit anodin ou spectaculaire, d’une grande douceur ou d’une grande violence, est entièrement immanente à cet acte et ce fait, sans restes. En aucun cas elle n’est définie par une instance extérieure qui lui donnerait son sens, qui jugerait de son utilité ou de sa fidélité à une loi, un programme ou un discours extérieur. C’est pour cela que Louise Michel pouvait (sans être antispéciste), comme une multitude d’autres êtres, se précipiter (“ spontanément ”, sans réfléchir) pour aider un chat martyrisé par des enfants, et tirer à la carabine sur les versaillais, Simone Weil être prête à se battre le fusil à la main contre les fascistes (malgré sa myopie) et être horrifiée et désespérée qu’on fusille un jeune fasciste refusant de rallier les rangs de la colonne Durruti. C’est pour cela qu’un anarchiste de Barcelone aurait pu (ou dû) prendre les armes contre les militaires et tuer sans hésiter des miliciens en calot noir et rouge en train de lyncher un vieux prêtre ou (bien sûr) de violer une religieuse ou une bourgeoise. Pour moi, et il me semble être fidèle à la lettre et aux pratiques libertaires, tout acte doit être évalué en lui-même, à partir de sa propre signification dont cet acte ne manque jamais, comme chacun le sait dans tout ce qu’il vit, dans tout ce qu’il fait, et jamais à partir de critères extérieurs, ceux de son camp, de son église, de son parti, de ses croyances, d’un projet idéologique extérieur, critères extérieurs dont on connaît très bien les effets dévastateurs, mortifères, oppresseurs. C’est ça la grande originalité de l’anarchisme, sa dimension éthique, son immédiateté, son indiscipline, son immanentisme radical, sa prétention à tirer de chaque acte sa signification. Mais alors, l’anarchisme est-il le chaos que l’on dit, un monde émietté à l’infini ? Non, bien sûr, dans la mesure où l’anarchie dont il se réclame est justement la condition de sa propre sélection des faits et des actes émancipateurs, la condition d’une cohérence interne, d’un “ plan ” d’émancipation aurait pu dire Deleuze 8, construit patiemment ou avec la vitesse infinie de l’intuition à partir de l’association ou de la désassociation des “ êtres ” ou (dans le vocabulaire de Proudhon) de “ forces collectives ” instables et changeantes, sans cesse engagées dans la lutte entre servitude et libération. L’anarchie n’est pas le contraire de l’unité. Elle est cette “ étrange unité qui ne se dit que du multiple ” dont parle Deleuze, puisque tout acte, tout fait se suffit à lui-même dans sa singularité, porte en lui même, à travers son double visage de force et de signification, la totalité de ce qui est, mais sous un certain point de vue et avec une certaine qualité de force qui impliquent toujours un monde possible parmi beaucoup d’autres, un monde de forces libres et associées, un monde qu’il convient de choisir, de construire et de faire exister.
C’est ce problème ou cette difficulté qu’Eduardo soulève lorsqu’il cite le passage où j’écris que “ les passages à l’acte ” prennent sens “ à l’intérieur d’un projet révolutionnaire d’ensemble visant à se substituer à l’ordre dominant et aux pièges de l’ordre symbolique si particulier qu’il met en œuvre, une autre relation entre les signes et les forces, les mots et les choses, les significations et les affects ”. Mais Eduardo ajoute aussitôt que pour lui “ un projet ne peut être que de l’ordre du symbolique ”, en tirant aussitôt de cette conviction discutable l’idée que je me mets en contradiction avec moi-même, puisque le projet s’opposerait à la force et au désir impliqués dans un acte ou une situation vécue, qu’il constituerait le cadre extérieur seul capable de donner sens aux actes, en justifiant ou en excusant par exemple l’exécution sauvage d’un curé au nom de la dimension antireligieuse de l’anarchisme et de la vieille idée que l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, le viol d’une bourgeoise au nom de la lutte des classes ou, même avec gêne et tristesse cette fois, l’exécution navrée d’un gamin entêté dans sa fierté (pourtant si libertaire !) et dans les idées que lui ont inculquées ses parents. Mais Eduardo me lit très mal. Il ne voit pas, littéralement, que dans la citation qu’il donne de mon texte je parle de “ signes et de forces ”, de “ mots et de choses ”, de “ significations et d’affects ”, indissociables et non hiérarchisés et dont il dit par ailleurs à juste titre qu’il convient de ne jamais hypostasier les uns au détriment des autres, les signes au détriment des forces, les mots au détriment des choses, les significations au détriment des affects, et vice versa. Eduardo me lit mal, puisque dans la perspective qui est la mienne et qu’il semble par ailleurs être prêt à reprendre à son compte, tout “ projet ”, révolutionnaire ou non, est lui aussi un agencement de signes et de forces, de mots et de choses, de forces et de raisons, un “ mouvement ”. Dans le Petit Lexique, il suffit d’aller à l’entrée “ projet ” pour voir en quel sens j’emploie ce mot. Je m’excuse d’alourdir ce texte, mais il ne me semble pas inutile de citer entièrement le passage :

Projet : (voir action, fin/moyen, raison collective et entéléchie). Le projet libertaire ne se distingue pas du mouvement libertaire, par exemple sous la forme d’un but ou d’un idéal plus ou moins inaccessible. Projet et mouvement sont indissociables dans la mesure où, comme pour toute réalité, dès lors qu’on la scrute de façon attentive, tout mouvement, toute réalité existant à un moment donné (c’est-à-dire dans tous les cas) porte en elle-même son projet, sa raison d’être, ce vers quoi elle tend comme ce qui la fait agir, puisque le projet est à la fois la fin et le commencement de l’action, son passé et son avenir, son moteur et son but, sa logique interne (voir entéléchie). La perception libertaire des forces ou des mouvements luttant pour l’émancipation exige toujours d’aller en deçà des buts explicites que se donnent ces forces ou ces mouvements, de scruter ce qui les fait réellement agir, la nature du désir (ou de la volonté) qui les constitue comme agencement collectif à un moment donné (voir aval/amont).

“ Anarchistes quand même ! ”
Les critiques et les hésitations du texte d’Eduardo me semblent être assez représentatives d’un problème plus général qui se pose à l’ensemble de la tradition libertaire, cent cinquante ans après son apparition. Ce problème, Eduardo le soulève incidemment lorsqu’après avoir indiqué qu’il accepte l’idée que l’anarchie soit “ l’affirmation du multiple, de la diversité illimitée des êtres et de leur capacité à composer une monde sans hiérarchie et sans domination ”, il ajoute entre parenthèses : “ Nous sommes des anarchistes quand même ! ” Sous la plume d’Eduardo, quelqu’un dont il est difficile de contester les convictions anarchistes, la concession me semble à la fois invraisemblable et très significative. Formulé un peu brutalement, on pourrait dire que le mouvement anarchiste explicite (dont je fais partie), le gardien de l’héritage anarchiste, est beaucoup trop souvent composé d’“ anarchistes quand même ! ” ; malgré tout, malgré l’anarchisme. Bricmont est un “ anarchiste quand même ”, malgré sa pratique extrêmement normée de la physique, et des prises de position publiques où l’on cherche en vain la moindre étincelle libertaire 9. Chomsky est un “ anarchiste quand même ”, malgré sa grammaire générative, au nom d’un attachement sentimental, séparé de sa pratique scientifique, un peu à la façon de Newton pratiquant l’alchimie parallèlement à ses découvertes scientifiques officielles. 10 Alain Thévenet et Mimmo Pucciarelli sont des “ anarchistes quand même ” malgré (de façon inversée mais c’est la même chose) les utopies obstinément “ révolutionnaires ” d’un siècle de mouvements libertaires. Les non-violents sont “ anarchistes quand même ”, malgré un siècle et demi de violence anarchiste. Les anarchistes “ révolutionnaires ”, soucieux de préserver l’idée de révolution dans des organisations immobiles mais capables de traverser le temps, à la façon des structures refuges du trotskisme, sont des “ anarchistes quand même ”, malgré le caractère échevelé, imprévisible, déroutant et éphémère des révoltes et des mouvements libertaires. Raisonnables et sérieux (oh combien !), soucieux d’élaborer un programme crédible (même s’il est introuvable, forcément) sur le marché des propositions politiques, les anarchistes contemporains sont trop souvent des “ anarchistes quand même ”, une restriction qui les oblige à laisser dans l’ombre Proudhon, Bakounine, Cœurderoy, Déjacques, la propagande par le fait, l’action directe, un siècle d’expériences libertaires multiformes, sans parler des folies tout aussi multiples d’un anarchisme devenu incompréhensible, lettre morte, expériences mortes. Dans ma véhémence, je ne voudrais blesser personne mais il me semble que l’héritage anarchiste pose un véritable problème à ceux dont ce serait la tâche d’exprimer des possibles et des mouvements réels, des révoltes minuscules ou de grande ampleur qui trop souvent les désorientent ou les désarçonnent lorsqu’elles se font trop perceptibles. Comme amorce à ce débat, il faudrait analyser les effets dramatiques d’un siècle traumatisé par le fascisme, le communisme, par la découverte que le “ peuple ”, les “ ouvriers ”, les mécontents, la force, l’action et la violence n’étaient pas forcément porteurs d’émancipation mais au contraire de domination et d’oppression abominables. Dans les réticences et les critiques d’Eduardo vis-à-vis du Petit Lexique, il me semble percevoir les effets de toutes ces expériences traumatisantes pour ceux qui, intrépides, prétendaient changer le monde, l’angoisse face à un projet historique, auquel on ne pourrait plus concéder que la candeur ou la naïveté, et qu’il faudrait maintenant enfermer dans des digues, des limites et des barrières raisonnables illusoires, qui le rendent incompréhensible. Réaffirmer le projet libertaire (au sens que le Petit Lexique donne au mot projet) dans toute son ampleur et sa radicalité, faire confiance à ce projet, ne pas redouter la pourtant si redoutable puissance du dehors dont il tire sa force, mettre à jour les logiques, les pratiques et les discours internes capables de lui assurer sa valeur émancipatrice, tel est l’“ objectif ” d’un texte qui est né un peu par hasard (dans le feu des discussions et des problèmes propres à cet agencement de forces, minuscule et si singulier, qu’est la librairie la Gryffe).

Tarde, Nietzsche et les autres
J’en arrive à un troisième point de la critique d’Eduardo. Ce n’est pas le plus important selon moi, mais c’est celui qui me touche peut-être le plus, dans la mesure où il implique mon appartenance affective au mouvement libertaire (y compris dans sa dimension de cercle familial fait de beaucoup de cris et de fureurs mais aussi de beaucoup d’amitié). Je me sens évidemment entièrement responsable (et heureux) de la couverture du Petit Lexique, bien qu’elle ait été entièrement conçue par un graphiste du Livre de poche, qui en a eu l’idée, que je soupçonne d’être très nettement de sympathie libertaire et que je remercie ici (au cas où il lirait Réfractions) pour le soin et la ténacité qu’il a mis à l’imposer.11 Mais je voudrais cependant faire quelques remarques sur cette irruption d’auteurs non anarchistes dans un livre qui se veut un lexique philosophique de l’anarchisme.
Pour une lecture politique un peu rapide, Nietzsche est sans aucun doute une sorte d’esthète politiquement conservateur. Whitehead introduit Dieu dans sa métaphysique et devait être croyant. J’ignore tout des convictions politiques du météore philosophique que l’on appelle Simondon. Mais je n’ignore pas que Tarde fut juge d’instruction, criminologue et un professeur au Collège de France plus ou moins couvert d’honneurs par les pouvoirs établis. Je pourrais évidemment faire valoir que le juge et criminologue Tarde était un être étrange sous sa normalité apparente, qu’il était contre la peine de mort et qu’il a violemment combattu les thèses de Lombroso qui étudiait les crânes des criminels et des anarchistes pour y trouver la cause de leurs déviances sociales. Mais ça ne servirait à rien et ce serait absurde au regard de ce que j’ai essayé de dire dans le Petit Lexique comme de ce que nous venons de voir. La vie d’un être humain est certes toujours prise dans un agencement plus ou moins durable et significatif de forces, de choix, d’appartenances et de raisons qui, vu de l’extérieur, fournit un indicateur grossier mais précieux – à première vue, en attendant mieux –, de sa cohérence et de sa signification émancipatrice ou oppressive. Pour ma part, j’aurai toujours tendance à faire davantage confiance à quelqu’un qui milite ou a milité dans un mouvement libertaire, qui se dit ou s’est dit “ anarchiste ”, quitte à être parfois extrêmement surpris et déçu, qu’à un fasciste ou un ancien fasciste patenté. Mais, pour moi, l’appartenance publique, dans le cadre des représentations dominantes, surtout lorsque cette appartenance est idéologique, n’est en rien la garantie, bien au contraire, du caractère libertaire de telle vie, de tel acte, de tel rapport aux autres êtres, à tel ou tel moment. À mon avis, l’anarchisme, comme mouvement et comme projet émancipateur, ne s’identifie en rien à un “ camp ”, un espace libéré ou distinct avec ses frontières, ses douaniers, ses drapeaux, ses sigles, ses hymnes, ses insignes distinctifs, ses anathèmes et ses exclusions, mais je renvoie ici à ce qu’on vient de voir sur le label “ anarchiste ” et le jugement que l’on peut porter sur les actes et les actions. Cette constitution de l’anarchisme en parti, en camp ou en substitut familial conduit, entre autres choses et pas parmi les plus graves d’un point de vue libertaire, à toute une série de conformismes, de justifications et de falsifications identitaires – sur les violences dans l’Espagne de l’été 1936 par exemple, les vies et les choix des uns et des autres – désastreuses pour le projet dont ce camp ou cette famille se croient porteurs, trop souvent à tort. Un grand nombre et certains types de violences en Espagne me sont insupportables d’un point de vue libertaire, mais je n’ai en rien besoin de les nier ou de les excuser (sans parler de les justifier), et ceci en raison même de ce point de vue. Si Tarde était juge d’instruction et grand adversaire des anarchistes, tels qu’il se les représentait, Proudhon était d’une misogynie invraisemblable et dûment théorisée, Bakounine et Proudhon ont fait preuve de préjugés antisémites tout aussi inacceptables alors même que l’antisocialiste et l’antianarchiste Nietzsche (dans un tout autre contexte et pour de tout autres raisons) dénonçait les antisémites. Et cela ne m’empêche évidemment pas de me référer à eux. Et si je ne parle pas de Sébastien Faure dans le Petit Lexique ce n’est évidemment pas parce qu’il était vraisemblablement “ pédophile ”, comme on dit maintenant à l’intérieur d’un dispositif d’énonciation et d’évaluation juridico-moral particulièrement répugnant.
Cette polyvalence, cette hétérogénéité et cette ambiguïté émancipatrice des uns et des autres ne sont pas propres à ces “ forces collectives ” importantes mais particulières que sont les “ individus ” au sens courant du terme (une des nombreuses données de la modernité, à partir desquelles il faut partir). Elles caractérisent tous les êtres collectifs : le syndicalisme et le mouvement ouvrier par exemple, deux réalités historiquement profondément et massivement conformistes et réformistes, comme tout le monde peut le constater, et qui ont pourtant constitué historiquement un des espaces privilégiés du déploiement du projet libertaire ; ou encore, plus rarement il est vrai, les formes d’existence guerrière (que l’on aurait évidemment tort d’idéaliser), comme le montre l’Ukraine révolutionnaire ; mais aussi les tout aussi contestables et polyvalentes communes, coopératives, groupes affinitaires, structures “ familiales ” (communautés), conseils ouvriers, librairies, collectifs de revue, groupes féministes, réseaux de hackers, groupes rock et bien sûr l’art ou la philosophie (sans parler des plus discutables encore “ organisations ” politiques).
Force subversive prétendant recomposer la totalité de ce qui est, l’anarchisme n’a pas pour moi de frontières ou de territoire spécifique, il est potentiellement présent dans toute réalité comme puissance de subversion et de recomposition émancipatrice à l’intérieur de rapports et d’êtres où règnent et se reconstituent sans cesse l’oppression, la domination, la mutilation des possibles dont la réalité est porteuse. Cette “ réalité ” est “ humaine ” bien sûr, comme le rappelle Eduardo, mais sans reste, comme totalité de ce qui est, au sens où avec élisée Reclus on peut affirmer que “ l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ”, ou encore, avec Proudhon cette fois, que l’être humain est à la fois “ ce qu’il y a de plus grand dans la nature ” et à la fois “ toute la nature ” (De la Justice, tome III, p. 175).
Cette dimension subversive du projet anarchiste entraîne une conséquence où l’on retrouve peut-être une dernière divergence entre le Petit Lexique et les positions d’Eduardo. Se référant à Malatesta qui se méfiait des débats philosophiques (à juste titre quand on connaît l’importance des mots et des signes dans la pratique philosophique), Eduardo tend dans son texte, me semble-t-il, à faire de la philosophie un domaine à part et plus ou moins secondaire où l’anarchiste viendrait éventuellement et non sans précautions chercher des justifications théoriques, comme par ailleurs il pourrait faire appel à la science, à la technique, à la truelle des maçons ou aux fusils des militaires pour construire, à l’aide de ces instruments, la société à venir. Pour moi il n’existe pas de domaines à part pour le projet libertaire, de données objectives, sans autre signification que celle que l’humanité voudrait bien lui conférer, de l’extérieur, à partir d’une réalité autre.12 À mon avis, il n’existe pas d’avantage de réalités que l’on pourrait ranger dans la catégorie des outils ou des instruments. Pour moi, le projet libertaire traverse toute chose : la philosophie comme la science dans leurs rouages les plus minuscules, les truelles comme les fusils, les biberons comme les ceinturons, les voitures comme les poêles à frire où Simone Weil a si malencontreusement (ou heureusement) mis le pied, ces objets éminemment humains, cristallisations et acteurs de tant de relations humaines possibles. Et c’est en ce sens que le projet et le mouvement libertaires traversent la philosophie comme toute autre réalité, sans privilèges ni dévalorisation, en sélectionnant et en recomposant sans cesse ce qui la constitue comme domaine donné, au même titre que le syndicalisme, le mouvement ouvrier, les individus, le mouvement des femmes, les langues ou la musique, l’art de boire, de jouer au football ou au rugby, sans autre critère de hiérarchisation que la puissance de subversion et d’émancipation dont cette traversée est porteuse à un moment donné, dans un domaine donné et dans une situation donnée, dès lors qu’elle parvient à associer le plus grand nombre possible de “ forces collectives ” émancipatrices.
Daniel Colson


1. C’est à l’intérieur de cette question et de la possibilité d’y répondre que l’on peut situer la polémique sur l’interprétation de la volonté de puissance et de l’éternel retour nietzschéen. J’y fais rapidement allusion dans le Petit Lexique, note 1, p. 73.
2. Comme la force du torrent, la roue à aubes et les engrenages du moulin pour le meunier, ou les dons d’un enfant pour le dessin ou la musique.
3. Et à condition de bien voir que cette implication de l’avenir dans le présent, de la fin dans les moyens est très précisément l’inverse du déterminisme que l’extériorité de la raison utilitaire présuppose au contraire inévitablement.
4. Comme ce sera le cas de l’État ou de la Tchéka pour le marxisme autoritaire.
5. La capacité de l’anarchisme à s’opposer à une instrumentalisation de la vie, dont Bakounine avait déjà si vigoureusement dénoncé les effets dans sa critique de la science, est d’autant plus importante que nous entrons dans une période où justement les forces et les désirs impensés de la science et de la technique prétendent s’en prendre à la vie elle-même, la soumettre à une folie rationnelle (tout est rationnel !) qu’aucun et dérisoire comité d’éthique ne pourra jamais endiguer ; une folie et à côté de laquelle l’île du docteur Moreau risque de ressembler au plus conformiste des camps de vacances du club Méditerranée.
6. Et ce n’est pas le psychanalyste Eduardo Colombo qui me contredira sur ce point, même si l’inconscient freudien constitue une vision extrêmement simplifiée et trompeuse des forces qui nous font agir et qui font agir le monde.
7. Ce problème est au centre de la façon dont Chomsky a fait face à l’affaire Faurisson, mais sur le seul terrain de la “ liberté d’expression ”, en se rendant incapable, par idéalisme idéomaniaque, d’évaluer la qualité de la force et du désir qui animaient Faurisson, Guillaume et les autres ; une évaluation qui conduisait pourtant aussitôt ou très vite à rejeter leur position, à renifler de quoi elle était porteuse et à ne rien avoir à faire avec eux, malgré l’embrouillamini logique et soi- disant révolutionnaire de leurs raisonnements.
8. Sur la richesse sémantique du mot “ plan ” voir Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Paris, 1981.
9. Voir Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, éditions Odile Jacob, 1997.
10. De Chomsky, il faut lire cependant l’Amérique et ses nouveaux mandarins, Seuil, 1969, où le savant, enkysté par ailleurs dans le rationalisme étroit de la science, s’enthousiasme pour les aspirations et les réalisations spontanées de la Révolution espagnole, au risque, quelques années plus tard (faute de flair et d’une représentation d’ensemble capable de penser en même temps la science et la révolte, les logiques de la science et les “ révoltes logiques ” de Rimbaud), de transférer sans le moindre sens critique, son enthousiasme libertaire sur la machine de mort et de domination que fut le polpotisme cambodgien.
11. La couverture a failli être une peinture de Prométhée s’efforçant de conquérir le feu du ciel.
12. On pourrait multiplier ici les textes anarchistes, en particulier de Bakounine, refusant un dualisme spirituel, politique et scientifique perçu comme au fondement de l’oppression, affirmant un monisme et un immanentisme absolus.

À propos du Petit Lexique philosophique de l’anarchisme de Daniel Colson

Réponse à Eduardo Colombo