Quand j’ai reçu le texte d’Alain Thévenet,
j’étais déjà engagé dans ma réponse
pour Eduardo. Mais je voudrais cependant faire quelques remarques à
propos de ce que dit Alain et en profiter pour le remercier, lui et Eduardo,
de l’intérêt (même critique) qu’ils ont pris
à mon bouquin. Mes remarques seront brèves.
– Sur la science, on en a discuté de vive voix avec Alain. Je
m’intéresse effectivement aux écrits d’Isabelle
Stengers et à son approche deleuzienne. Mais je ne comprend pas tout
et je ne me prononce pas vraiment sur l’intérêt de ses
analyses d’un point de vue libertaire. Surtout (comme le montrent certaines
réactions au Lexique), je crains que l’on puisse au contraire
me reprocher à juste titre d’être beaucoup trop critique
vis-à-vis de la science, d’ignorer la dimension émancipatrice
d’une pratique scientifique différente, consciente des conditions
de sa mise en œuvre.
– Sur la question de la violence, de la guerre et sur l’article
« guerrier », il faudrait discuter plus à fond la question.
En aucun cas, il ne me semble possible de se réjouir de la mort ou
de la destruction d’un autre et je ne cultive aucune illusion (même
romantique) sur le caractère forcément sordide et répugnant
d’un acte qui consiste à tuer un autre être (qu’il
soit humain ou autre d’ailleurs, et c’est ici que l’antispécisme
a raison). Je renvoie ici Alain aux entrées « mise à mort
», « souffrance » et surtout à l’analyse de
Spinoza, à propos du mal et en particulier à propos des matricides
de Néron et d’Oreste. Ce que j’essaie de dire, c’est
que la révolte anarchiste, dans le cadre de la violence qu’impose
l’ordre existant, implique inévitablement la violence pour soi
et pour les autres (et ça n’a évidemment rien d’une
métaphore), mais que la valeur émancipatrice de cette révolte
et de sa violence réside entièrement dans l’acte de révolte,
dans le mouvement de révolte, et non dans ce que celle-ci entraîne
comme effets de violence. Si l’effet ou l’acte de la violence
devient le moteur de l’action (y compris sous sa forme de vengeance
ou de revanche), cette action cesse pour moi d’être libertaire
(ou émancipatrice). Mais, de la même manière, si la négation
et le refus des effets et des actes de violence deviennent le moteur de l’action,
celle-ci cesse tout autant d’être libertaire, comme ce
fut le cas du pacifisme intégral et de son mot d’ordre si évidemment
étranger à l’anarchisme : « Plutôt la servitude
que la guerre, que la mort. » Mais là-derrière il y a
un autre problème qui, me semble-t-il, nous différencie, Alain
et moi. Le refus de la violence, de la mort – et surtout le refus de
prendre en compte le caractère dramatique et violent de la vie (et
donc de la mort), si répandu actuellement – me semble être
un des principaux instruments de domestication qu’emploie l’ordre
actuel (comme le perçoivent très bien Proudhon et Bakounine,
entre autres) pour imposer ses dominations
et une violence symbolique dont le
caractère sordide, le plus souvent invisible, anesthésiant,
est infiniment plus répugnant que la confrontation directe
à la mort, au sang versé et aux implications de la révolte,
de la lutte et de l’affrontement.
– Sur la question de la raison et des Lumières, je suis en gros
d’accord avec Alain. Et je trouve « lumineuse » (si l’on
peut dire) sa remarque sur la diversité des usages de la raison (on
pourrait dire ici la même chose, d’un autre façon, à
propos de la science). La « raison » peut être du côté
du « raisonnable » (« Sois raisonnable ! »), mais
aussi du côté des mauvais élèves qui (à
la façon des cyniques grecs) ergotent sans cesse. Et mon grand regret
est de ne pas avoir introduit la définition « raisonneur »
dans le Lexique en ayant ainsi la possibilité de développer
toute une dimension de la démarche anarchiste effectivement relativement
absente du livre. Comme quoi il s’agit bien d’un « petit
» lexique qui exigerait d’être considérablement développé.
– Une dernière remarque sur la question de la métaphore,
celle supposée du guerrier que signale Alain ou, dans le texte d’Eduardo,
de Déjacques s’écriant que son livre est de « l’acier
tourné », du « fulminate d’idées » (quelle
magnifique formule !). Avec la métaphore, Alain
et Eduardo risquent de transformer l’anarchisme et sa capacité
à transmuter et à dynamiter tout ce qui existe à un moment
donné en une bien pauvre chose : un étroit projet politique
que pourraient illustrer toutes les envolées
littéraires, mais sur le seul et triste registre de la métaphore.
Les textes de Rimbaud ? des métaphores. L’idée anarchiste
vécue par Déjacques comme une amante ?
une métaphore. La madeleine de Proust ? une métaphore. Les Cosaques
de Cœurderoy ? une métaphore. Le « geste » créateur
des mathématiciens dont parle Cavaillès ? une métaphore.
Cette réduction à la métaphore de la grande diversité
des domaines et des modes d’expression où se déploie le
projet libertaire est d’autant plus dommageable que l’anarchisme
dispose
d’un concept pour penser cette richesse : le concept d’analogie
ou d’homologie (voir Proudhon et Ansart), cette relation « intime
» que les mouvements d’émancipation (et de domination)
entretiennent entre eux, qui font de chacun d’entre eux l’expression
de tous les autres, en leur donnant la puissance de tous les autres et en
permettant ainsi de construire, par association, un « plan » cohérent
d’émancipation, une recomposition de la totalité de ce
qui est. C’est pour cela que les écrits de Déjacques sont
réellement un « projectile autoricide », poursuivi comme
tel par les autorités de son temps, qui ne s’y trompèrent
pas et furent insensibles à son supposé caractère métaphorique.
C’est pour cela que
« l’explosion sociale » du syndicalisme révolutionnaire
n’est pas plus une métaphore. C’est une reprise analogique
qui crée un lien étroit et réel, de l’ordre du
« mouvement », de la logique et de la force interne, entre les
attentats de la propagande par le fait, l’action directe, le mouvement
ouvrier révolutionnaire et une multitude d’autres situations
spectaculaires ou minuscules ; un lien intime et explosif que Jean Maitron,
trop longtemps formé à la logique étroite
de l’école, ne comprend pas, lorsqu’il s’étonne
de voir Pelloutier, Monatte et la revue la Révolution prolétarienne
continuer obstinément de se réclamer des attentats de 1890,
de célébrer la « voix grandiose » de la «
dynamite ».
Daniel Colson
À propos du Petit Lexique philosophique de l’anarchisme de Daniel Colson
Réponse à Alain Thévenet