Pour ne pas prolonger excessivement cette note, je laisse
de côté la monadologie et l’atomisme vitaliste de Gabriel
Tarde où l’idée de force est basée sur le modèle
dynamique du désir 41, et je laisse aussi le « flux du désir
codé des machines désirantes » de Deleuze et Guattari.
Tout ce discours fonctionne sur la même logique qui suppose un spontanéisme
atomiste désirant au détriment de la situation où s’exerce
l’action d’un agent qui a ses choix sur les objets du monde aussi
déterminants que la force qu’il déploie.
« Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite » 42, écrit
Nietzsche. Une cartouche de dynamite : qu’importe sa puissance si elle
explose dans le désert. Où la faire exploser est une bonne question
pour un dynamiteur.
Le Petit Lexique
et la force
L’inflation du concept de force – il fallait s’y attendre
– produit ses effets dans la façon de concevoir une philosophie
politique de l’anarchisme.
Prenons, par exemple, l’« action directe ». Colson cite
Pouget : « L’action directe (est) manifestation de la force et
de la volonté ouvrière » ; il n’y a pas «
de forme spécifique à l’action directe ». Ce qui
signifie a contrario, qu’il y a une forme spécifique de l’action
qui est l’« action directe », différente de l’acte
de déléguer ou de se faire représenter. La forme de l’action
dite directe est l’une ou l’autre de deux choses. Ou bien elle
est la conséquence d’un projet révolutionnaire de lutte
sociale historiquement construit, une façon de croire qu’en écartant
les intermédiaires le peuple ouvre la voie à une société
nouvelle sans dominants ni dominés, ou bien elle est une forme de révolte
contre l’intolérable de l’oppression, plus ou moins violente
nécessairement, mais toujours répétitive parce qu’elle
ne rompt pas le carcan des formes symboliques dominantes. Daniel le reconnaît
d’une certaine façon dans le « passage à l’acte
» : avec l’action de l’anarchosyndicalisme « les passages
à l’acte ont pu prendre sens... à l’intérieur
d’un projet révolutionnaire d’ensemble visant à
(se) substituer à l’ordre dominant et aux pièges de l’ordre
symbolique (mais un projet ne peut être que de l’ordre du symbolique)
si particulier qu’il met en œuvre une autre relation entre les
signes et les forces, les mots et les choses, les significations et les affects
».43 (Les italiques et la phrase entre ( ) sont miennes.)
La reconnaissance de l’importance du « projet révolutionnaire
», contenue dans le paragraphe que je viens de citer, est passablement
contradictoire avec la constante définition de la force affirmée
tout au long du Lexique. « La puissance émancipatrice d’un
être », par exemple, « est celle qui, parvenant à
briser le joug des contraintes qui s’imposent à elle, est à
même, en s’associant librement à d’autres forces
libres, de dépasser ses propres limites ». Est-ce que la puissance
est « émancipatrice » en elle- même (elle veut l’émancipation
de l’agent) ? Ou est-ce l’étant (l’agent lui-même)
qui utilise sa puissance pour s’émanciper ? Les contraintes,
présentes dans une situation socio-historique déterminée,
s’exercent -elles sur la force ou sur l’agent (individuel ou collectif)
de l’action ? Que signifient dans ce contexte les « forces libres
» qui s’unissent à d’autres « forces libres
» ? Ce n’est pas évidemment l’énergie libre
de la thermodynamique. Les forces sont libres par rapport à quoi ?
Au choix d’un but ? Non, parce que la fin « est immanente au processus
qui semble la poursuivre et être né pour elle » (p. 254).
La « fin » est une « création de l’agencement
qui la produit. Et la volonté qui la poursuit n’est, en un sens
très proche de Nietzsche, qu’une volonté de puissance,
agencement des forces dotée d’une qualité particulière
» (Ibid.). Qualité, qualia, d’où vient-elle ? La
qualité est-elle inhérente à la force ? Alors, les forces,
s’unissent-elles par décision propre ? La définition donnée
quelques lignes auparavant le laisse supposer. Prenant appui sur Proudhon,
Spinoza, Leibniz et Nietzsche, Colson écrit : « Toute puissance
est une puissance active, dotée d’une volonté spécifique
et donc d’une finalité tout aussi particulière. »
Nous sommes en pleine hypostase de la force. Nous voilà devant une
entité qui poursuit sa propre finalité. S’il fallait une
confirmation, lisons « entéléchie » : « L’entéléchie
désigne chez lui [Leibniz] une tendance, présente dès
le début, et qui, par dilatation, déploiement, conduit tout
être à ce dont il est porteur (à ce qu’il peut)
dès le début de sa constitution. » (p. 89) (Donc, l’étant
est déterminé avant de commencer à être ? Comment
s’articule cela avec l’anarchie en tant qu’apeiron, ou,
peut-être, en tant que négation du principium ? Je me le demande.)
Selon ce point de vue, en dehors des illusions de la conscience, de la logique
et de la raison, nous sommes agis, mus, en amont, comme volonté et
comme désir, au plus profond et au plus obscur de nous-mêmes,
sans pouvoir dépasser la limite de l’agencement des puissances
qui nous constitue.
Sur un socle philosophique bâti sur la puissance et la volonté
en tant que force, la philosophie politique de l’anarchisme souffrira
une puissante courbure ou décentrage de ses concepts majeurs.
Daniel n’aimerait pas le mot décentrage, il préférerait,
je suppose, le mot déterritorialisation. Il cite Déjacques :
« Ce livre n’est point écrit avec de l’encre ; ses
pages ne sont point des feuilles de papier. Ce livre, c’est de l’acier
tourné en in-8° et chargé de fulminate d’idées
» (p. 77). Ce qui n’est que métaphore, parce qu’en
réalité son livre est du papier, de l’encre et des idées.
Mais Colson n’imagine pas une force métaphorique, toute «
métaphysique », dans le champ de l’action politique, il
la veut réelle et concrète. Deleuze ne veut pas, non plus, du
« comme si » analogique pour passer d’un domaine à
un autre : « Nous nous servons, dit-il, de termes déterritorialisés,
c’est-à-dire arrachés à leur domaine, pour re-territorialiser
une autre notion. »
Colson décentre-t-il les concepts forts de l’anarchisme ? Ou
bien il les déterritorialise en passant du terrain politique au domaine
philosophique et vice- versa ? Je ne me prononcerai pas.
Cinq termes serviront d’exemple. Commençons par « anarchie
».
Anarchie : concept du niveau socio-politique, il acquiert sa connotation propre
à l’intérieur du mouvement social qui l’adopte comme
autonomination. L’anarchie est la négation et la critique de
tout droit de contrainte octroyé au Pouvoir politique, de tout «
principe d’autorité », et par voie de conséquence,
de toute domination et exploitation. Il s’ensuit la lutte contre l’État,
le gouvernement et la propriété privée des moyens de
production. Étymologiquement le mot vient du grec an (a- privatif)
et arkhê, « commandement ». Jusqu’ici nous sommes
tous d’accord et je m’excuse de répéter ce qui est
un lieu commun pour les anarchistes.
Mais, bien sûr, chez Homère et Hérodote, arkhê désigne
aussi – et peut-être ce deuxième sens est le plus ancien
– l’origine, puisque le verbe arkhein signifie commencer quelque
chose, venir en premier, ouvrir donc tout ce qui est au début d’une
succession temporelle. Anaximandre aurait dit que « l’origine
(arkhê) et l’élément de toutes choses, c’est
l’apeiron (l’illimité, l’indéterminé
ou, encore, l’infini) ». Aristote construit avec arkhê un
concept philosophique qui intègre début et domination. Traduit
en latin par principium, arkhê en vient à désigner la
cause souveraine de toutes choses. « L’origine commence et commande,
non plus un devenir mais un ordre hiérarchique. »44 La patristique
et la scolastique parlent de l’« être suprême »
comme « origine » et comme « premier principe ».
Là se situe la critique de Bakounine contre « la cause première
(qui) n’a jamais existé », contre « le pur esprit
créant la matière », ces non-sens. Mais, pour Bakounine,
la liberté (c’est-à-dire l’anarchie comme expression
de la valeur liberté) se trouve à la fin de l’histoire,
dans une progression sans fin ou illimitée. [Proposition qui ne doit
pas être comprise dans le sens historiciste de « l’idée
de progrès ».45]
Colson décentre le concept et inverse la perspective. L’anarchie
est pensée comme entéléchie, elle n’est pas un
but vers quoi on tend, elle est là depuis toujours comme « chaos
aveugle des forces et des puissances ». Forces qui sont tout, l’origine
et la fin. J’accepte bien l’idée que l’anarchie est
l’« affirmation du multiple, de la diversité illimitée
des êtres (humains, j’ajoute)) et de leur capacité à
composer un monde sans hiérarchie et sans domination » (p. 27).
(Nous sommes des anarchistes quand même !). Mais, que viennent faire
ici les forces libres et radicalement autonomes ? Ce sont les forces autonomes
et contradictoires, ne luttant que pour se reconnaître et s’associer
qui vont « tenter de découvrir et de construire l’ordre
de la vie dont parlait Bakounine ». Ou, encore, les forces collectives,
libérées de leurs entraves pourront aller jusqu’au bout
de ce qu’elles peuvent (p. 28).
Les forces, ici convoquées, sont dotées d’une intentionnalité
intrinsèque, elles sont anarchistes et elles veulent l’anarchie.
Amant passionné de la liberté, je peux écrire sans gêne
« anarchie, mon amour, force rebelle et chaotique qui ne veut et ne
peut être domptée ! » Mais c’est un langage métaphorique
comme dans la citation de Déjacques, et si c’est bien écrit,
ça peut être même de la poésie. Cependant ce n’est
pas d’une façon imagée et métaphorique qu’il
faut interpréter la philosophie de Daniel ; nous avons vu que la volonté
de puissance est réelle et concrète.
Alors l’anarchie, décentrée, n’est plus une société
sans domination, sans État, l’anarchie est la « source
travestie et entravée de l’ordre existant comme de tout ordre
possible... fond illimité à partir duquel toute institution
prend forme. De conséquence, l’anarchie et la spontanéité
sociale se transforment en condition » de tout changement (p. 270).
Liberté : « La liberté tient à
la puissance de ce qui est » (p. 171). Daniel cite deux fois Proudhon
dans cette entrée, une dans le corpus, l’autre en note de bas
de page (et écarte Bakounine, pourquoi pas !). La note pose problème
: en cherchant dans l’étymologie 46 de libertas, Proudhon établit
hâtivement une relation entre libet, libido et instinct passionnel,
spontanéité.
Selon Benveniste 47, à l’intérieur de chacune des sociétés
indo-européennes règne une distinction fondée sur la
condition libre ou servile des hommes. En grec et en latin, la correspondance
est immédiate, les termes pour « homme libre » se superposent
: eleutheros / liber. Mais si l’opposition « libre-esclave »
se trouve dans tous les peuples, la notion de « liberté »
n’a pas de désignation commune, elle se construit lentement et
difficilement tout au long de l’histoire socio-linguistique des divers
groupes humains.
Il y a un latin archaïque lubido (ou libido), « désir »,
« envie ». Le verbe lubere, libere, « avoir envie de »,
est surtout utilisé à la forme impersonnelle lubet, libet, «
il me plaît ». Ce qui donne le médiéval disputationes
de quolibet.
Toutefois, le latin libertas s’est chargé de contenus et d’interprétations
diverses et évolutives, dont un exemple est la
définition d’Epictète : « Est libre celui qui vit
comme il veut. » En français, « liberté »
acquiert seulement au xvie siècle le
sens d’« absence de contrainte sociale
ou morale », dit le Robert historique. « Liberté »
va accroître ses significations avec la Révolution et après,
je le prétends, avec l’anarchisme.
Alors, donc, pourquoi accrocher lubido, « désir », «
envie », à instinct et spontanéité ? À instinct,
je pense, parce qu’un préjugé vitaliste construit la notion
d’instinct comme une force obscure de la matière et néanmoins
porteuse de ce télos fonctionnel qu’un certain naturalisme imagine.
Et pourquoi l’idée de spontanéité ? Pour faire
de la « liberté anarchiste » un « synonyme de nécessité
». « Nécessité » et « liberté
», termes contraires qui constituent une donnée homogène,
identique, « essentielle, organique, comme la volonté de l’homme,
comme l’attraction de la matière » (Proudhon, Petit Lex.,
p. 171). Colson rapproche Proudhon de Nietzsche avec la citation suivante
tirée de De la Justice : « La spontanéité, au plus
bas degré
dans les êtres inorganisés, plus élevée dans les
plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude
chez l’homme. » (p. 307) Cependant, la conception de la liberté
de l’homme n’est pas simple chez Proudhon ; si nous suivons l’analyse
de Pierre Ansart, que Daniel cite à ce propos, Proudhon considère
dans sa théorie de la « spontanéité de l’action
», dans un premier moment, « la raison des choses » en opposition
avec « la volonté des hommes », il tend alors « à
remettre le processus révolutionnaire à une dynamique nécessaire
comparable au développement d’une force objective échappant
à tout contrôle humain ». Mais alors la mutation révolutionnaire
qui nous conduirait vers une société anarchiste devient obscure
: « On distingue difficilement comment une société pleinement
active et libérée de ses entraves naîtra d’un processus
objectif et contraignant. » 48 Constatons aussi que dans la vision moniste
de la matière (l’étendue) [qui nous est commune à
nous tous], la liberté ne fait que prolonger la spontanéité
; nonobstant, Proudhon introduit une distinction entre l’acte spontané
propre au vivant en général et l’acte libre « rendu
possible par la synthèse des facultés complexes qui composent
l’homme ». 49 La liberté devient ainsi non pas un «
degré de liberté » comme on peut trouver partout dans
les systèmes biologiques et même dans les machines construites
par l’homme, elle devient la possibilité d’agir par-delà
la nécessité.
« Il faut l’avouer, écrit Proudhon, nous ne serions guère
plus avancés, nous ne pourrions pas nous dire beaucoup plus libres,
et le fatalisme aurait peu à rabattre de ses conclusions, si la liberté
de l’homme se réduisait à une spontanéité
comme celle du corps qui gravite, de la lumière qui rayonne et se réfléchit,
de la plante qui végète, de l’animal qui obéit
à ses instincts, et déjà à des calculs. La spontanéité
n’est pas la liberté, du moins elle n’est pas toute la
liberté que l’homme réclame. »50
La liberté, dans l’acte social, est création, transfiguration
du réel établi, négation de ce qui est et tension vers
ce qui n’est pas encore. La liberté signifie pouvoir échapper
à la sacralité de la tradition, de la loi, de la norme qui oblige,
des déterminismes sociaux, pour penser et réaliser une nouvelle
institution du social.
La pensée, le mental dans l’homme, est toujours sociale, tiercéité
dirait Charles S. Peirce.51 Le signe, le symbolique,
l’intentionnalité, la signification sont un produit de l’interaction
sociale à partir d’un moment précis de l’hominisation.
Alors la liberté, en perpétuelle création, est un projet,
une valeur. Et parce que c’est une valeur, la liberté anarchiste
ne peut pas être séparée d’autres valeurs comme
l’égalité et la diversité. Dans la synergie des
valeurs anarchistes, la liberté séparée de l’égalité
prendra une connotation négative. Sans l’égalité,
la liberté est privilège.
La volonté de puissance de Nietzsche est concordante avec sa haine
de l’égalité.
Quand Daniel dit que le développement de la puissance est une liberté
toujours plus étendue, il est obligé de dissocier la puissance
en deux qualités : la puissance libératrice et la puissance
dominatrice. En réalité, il reste dans le sillage spinoziste.
Comme l’écrit Deleuze dans son Spinoza : « L’homme...
est libre quand il entre en possession de sa puissance d’agir, c’est-à-dire
quand son conatus est déterminé par des idées adéquates...
»52 À côté des idées inadéquates,
il y a les idées adéquates, « ce sont des idées
vraies, qui sont en nous comme elles sont en Dieu ».53
Dans la vision de Colson la liberté reste un « degré de
liberté » de la créature humaine.
Nomos : le Petit Lexique renvoie de nomos à guerre/guerrier. Outre
le fait que je suis d’accord avec les paragraphes qui prêchent
l’insurrection et la révolte,
le surinvestissement de la puissance induit à nouveau une torsion majeure
à la signification de nomos. Voyons,
par exemple : « La volonté de détruire
l’appareil d’État, c’est “le point de vue d’une
force de nomadisation”. » (p. 140) Nomade trouve aussi son étymologie
dans nomos, mais maintenant la déterritorialisation est flagrante.
Nomade dérive aussi du grec nemein, mot polysémique qui signifie
« attribuer, répartir selon l’usage ou la convenance »,
et également « faire paître » (utiliser la part réservée
à la pâture). Le sens fort retenu par le débat de la grande
sophistique autour de l’opposition phúsis- nomos, vient du fait
que c’est une décision prise parmi les hommes d’attribuer
et de partager. Donc les nomoi sont les conventions, les normes, les coutumes,
les institutions établies par la polis ou la société.
À l’époque, il était important de savoir si la
division de la société en dominants et dominés, en maîtres
et esclaves, est un fait de nature ou une différence établie
par convention.
Pour Colson, comme pour Deleuze et Guattari, ce ne sont pas les hommes
qui distribuent les terres ou les biens, c’est l’espace qui distribue
les hommes (p. 206).
La loi, du latin lex (legem, legis), est également convention, norme,
le fait d’une décision, et je veux bien réserver son sémantisme
politique à la sphère du pouvoir, de l’État, de
l’obligation juridique. Dans ce cas de figure, la loi est, comme dit
Daniel, toujours « extérieure et participe des rapports de domination
» (p. 47), mais alors elle n’a rien à voir avec l’autonomie
qu’exprime l’idée de prendre les décisions, et de
définir les normes relationnelles, de l’intérieur même
de la société, du groupe ou de l’individu.
Maître : force ravageuse, la volonté de puissance, par une transsubstantiation
alchimique, acquiert identité, potentia, désir, volonté,
et s’infiltre dans tout corps, individuel ou collectif, pour le façonner,
le déterminer, le propulser, vers sa seule finalité : s’imposer.
Voilà l’anarchisme élevé à la catégorie
supérieure : il sera « toujours et sans hésitation du
côté des maîtres » (p. 177). L’anarchiste,
l’obscur combattant du bas peuple, l’hérétique,
l’ami de la canaille, racaille lui-même, doit donc se hisser de
force, évidemment, et trouver une place dans un monde de puissants.
La forme caricaturale exagère les traits qu’elle vise, mais ne
trompe pas. Le maître n’est pas concevable sans l’esclave.
Traditionnellement, la société divisée oppose les dominants
et les dominés, ceux qui commandent et ceux qui obéissent, et
l’un n’existe pas sans l’autre. Pareil à ces couples
contrariés qui ne peuvent exister sans les deux partenaires, comme
la nuit sans le jour, comme le mâle sans la femelle, l’esclave
disparaîtra à la mort du maître, en dehors de toute dialectique.
N’empêche que sous différentes versions de la dialectique,
de Platon à Hegel en passant par Averroès, le maître et
l’esclave ont maintenu leur liaison. Quelquefois, grâce aux insondables
profondeurs de la dialectique, leurs rapports se modifient, et nous apprenons
que « la vérité de la conscience est la conscience servile.
Sans doute, cette conscience servile apparaît tout d’abord à
l’extérieur de soi et comme n’étant pas la vérité
de la conscience de soi. Mais de même que la domination montre que son
essence est l’inverse de ce qu’elle veut être, de même
la servitude deviendra plutôt dans son propre accomplissement le contraire
de ce qu’elle est immédiatement ». 54 Pourtant, les maîtres
ont toujours vécu dans les châteaux et les serfs dans les taudis.
L’anarchisme, indéfiniment du côté de l’esclave,
tuera les deux d’un seul coup. Aussi bien au niveau de la théorisation
philosophique que de l’action sociale.
Ceci dit, la non-collaboration de classes et l’affirmation des capacités
de lutte de la classe ouvrière, ainsi que de l’action directe,
de la grève et de l’insurrection, sont des positions socio-politiques
auxquelles le mouvement anarchiste ne peut pas renoncer.
Volonté : l’anarchie est une aspiration humaine
et pourra se réaliser ou non selon la volonté de l’homme.
Pour Malatesta, la volonté n’est pas un concept de philosophie
première, c’est une façon simple, compréhensible
par tout le monde, de dire que si les gens ne veulent pas lutter, si les opprimés
ne désirent pas consciemment une autre société plus libre,
s’ils ne veulent pas sortir de l’exploitation, aucune autre force,
puissance, démiurge, ne réalisera l’anarchie.
Il me semble qu’assimiler la volonté malatestienne à la
volonté de puissance de Nietzsche va au-delà du décentrage
ou de la déterritorialisation d’un concept, ce serait plutôt
un abus de langage.
Dans l’avertissement, Daniel invite le lecteur à
suivre ses propres voies ou à construire lui-même un autre lexique.
Pour ma part, je pense que critiquer les opinions exposées dans le
livre ouvre déjà ce chemin nomade qui se construit en marchant.
« Caminante, son tus huellas el camino, y nada más. »
Eduardo Colombo
1. Voir Réfractions, n° 7, passim.
2. Colson, Daniel, Petit Lexique, LGF, le Livre de poche, Paris, 2001, p.
13.
3. Ibid., p. 244
4. « Toute foule, comme toute famille, a un chef et lui obéit
ponctuellement. » G. Tarde, la Philosophie pénale. Cité
in Susanna Barrows, Miroirs déformants. Réflexions sur la foule
en France à la fin du xixe siècle, Aubier, Paris, 1990, p. 125.
5. Tarde, Gabriel, « Les foules et les sectes criminelles », la
Revue des Deux Mondes, décembre 1893. Reproduit dans G. Tarde, l’Opinion
et la Foule, PUF, Paris, 1989, p. 166.
6. Tarde, Gabriel, les Crimes des foules, Archives de l’anthropologie
criminelle [1892], cité in Susanna Barrows, Miroirs déformants,
op. cit., p. 128. On lira en particulier le chapitre VI.
7. Tarde, Gabriel, « Les foules et les sectes criminelles », loc.
cit., p. 164.
8. Ibid., p. 165.
9. Ibid., p. 166.
10. Ibid., p. 174.
11. Ibid., p. 172.
12. Nietzsche, Friedrich, Par-delà bien et mal. Gallimard (Folio),
Paris, 1971, p. 145
13. Voir le raccourci qui fait cohabiter Simon-don, Nietzsche, Foucault et
Deleuze avec « 1848 », la Commune, l’Ukraine, Barcelone.
Lexique, « Puissance du dehors », p. 264.
14. Fabbri, Luigi, Malatesta, ed. Américalee, Buenos Aires, 1945, p.
206.
15. « L’anarchismo giudicato da un filosofo...
o teologo che sia », Pensiero e Volontà, 16 mai 1925, Scritti.
Edizioni del Risveglio, Genève, 1936,vol. III, p. 171.
16. Commento all’articolo « Scienza et Anarchia », Pensiero
e Volontà, 1er juillet 1925, Scritti,
op. cit., p. 179. Sur la différence conceptuelle entre anarchisme et
anarchie voir Réfractions, n° 7, « Anarchie et anarchisme
», p. 44.
17. Épistémè (Foucault) est utilisé pour faire
référence à l’ensemble des pratiques discursives,
des relations de sens et de connaissances qui caractérisent une époque
ou une période de l’histoire. Dans d’autres contextes nous
avons parlé, dans le même sens, de bloc imaginaire.
18. Voir Réfractions, n° 7, « Du pouvoir politique »,
p. 20.
19. Bourdieu, Pierre, la Domination masculine, Seuil, Paris, 1998, p. 41.
20. « Démontrer les processus qui sont responsables de la transformation
de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel »,
ibid., p. 8.
21. Strauss, Leo, Qu’est-ce que la philosophie politique ? PUF, Paris,
1992, p. 39.
22. Hobbes, Thomas, Léviathan, éd. Sirey, Paris, 1971, p. 5.
23. Ibid., p. 6.
24. Hobbes, Thomas, Critique du « De Mundo » de Thomas White,
cité par Yves Charles Zarka, Philosophie et politique à l’âge
classique, PUF, Paris, 1998, p. 9.
25. Ibid., note de bas de page, p. 11. « À cause de ce titre
de Métaphysique, parce que « méta » signifie non
seulement « après » mais aussi « au-delà »,
des ignorants pensèrent que ces livres contenaient une doctrine transnaturelle,
comme si ceux qui étudiaient la métaphysique visaient par leur
doctrine à sortir des limites de la nature. » (Hobbes)
26. Hobbes, « Objection cinquième sur la troisième Méditation
de Descartes ».
27. Hobbes, « Objection seconde sur la seconde Méditation ».
28. Hypostasier : créer une entité fictive, une abstraction
faussement considérée comme une réalité (hypostase)
; transformer une relation logique en une substance.
29. Qui est à son tour un produit de la situation socio-historique
et de la « métabolisation » que le sujet a fait de l’épistémè
à l’intérieur de laquelle il a été socialisé.
30. Malatesta, Errico, Commento all’articolo « Scienza et Anarchia
», Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925, Scritti, op. cit.
31. Nietzsche, Friedrich, la Volonté de puissance, coll. Tel, Gallimard,
Paris, 1995, Livre II, chap. 1er, 19.
32. Deleuze, Gilles, Spinoza, Les éditions de Minuit, Paris, 1981,
p. 134.
33. Ibid., p. 136.
34. Ibid.
35. Schopenhauer, Arthur, le Monde comme volonté et comme représentation,
PUF, Paris, 1966, p. 27.
36. Ibid., p. 198.
37. Voir Colombo, Eduardo, « Critique épistémologique
du concept de pulsion » in Topique, n° 66, 1998.
38. Nietzsche, Friedrich, Fragments posthumes, 5 [78]. In la Naissance de
la tragédie, Gallimard, Paris, 1977, p. 157.
39. Nietzsche, F., Par-delà bien et mal, op. cit., p. 60.
40. Nietzsche, F., la Volonté de puissance, Gallimard, Paris, 1995,
Livre Ier, de 112 à 130.
41. Voir Tarde, Gabriel, Monadologie et sociologie, Les empêcheurs de
penser en rond, Institut Synthélabo, 1999.
42. Ecce homo, Denoël, Paris, 1976, p. 153.
43. Petit Lexique, p. 229.
44. Schürmann, Reiner, le Principe d’anarchie. Heidegger et la
question de l’agir, éd. du Seuil, Paris, 1982, p. 128 (voir spécialement
le deux premiers chapitres de la partie III : « Que l’origine
se dit de multiples façons »).
45. Voir Gustav Landauer, la Révolution,
éd. Champ libre, Paris, 1974.
46. Il se pourrait qu’en Grèce archaïque la liberté
ait été reliée au liquide germinal, générateur,
et identifiée à l’eau et au vin. Dionysos, dieu du vin,
porte le titre de Eleutheros, le libre. Platon, ennemi de la démocratie,
était probablement familier de cette idée, car il utilise ces
expressions : « Une cité démocratique assoiffée
de liberté... s’enivre plus qu’il ne le faut de cette liberté
à l’état pur. » République, 562 c sq., in
les Origines de la pensée européenne de Richard Broxton Onias,
Seuil, Paris, 1999, p. 565.
47. Benveniste, Émile, le Vocabulaire des institutions indo-européennes,
vol. I, chapitre III, « L’homme libre », les éditions
de Minuit, Paris, 1969.
48. Ansart, Pierre, Marx et l’anarchisme, PUF, Paris, 1969 , pp. 148-149.
49. Ibid., p. 313. Voir aussi p. 314.
50. Proudhon, Pierre-Joseph, De la Justice dans la Révolution et dans
l’église, Garnier frères, Paris, 1858, tome II, huitième
étude, p. 489.
51. Peirce, Charles S., Écrits sur le signe, éd. du Seuil, Paris,
1978. [« L’action brute est secondéité, toute mentalité
implique tiercéité », p. 28.]
52. Deleuze, Gilles, Spinoza, op. cit., p. 114.
53. Ibid., p. 106.
54. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’esprit,
Aubier, Paris, 1941, tome I, p. 163.