Quand on déplace la question du fédéralisme au-delà
des schémas juridiques et économiques vers le domaine du vécu,
de la sensibilité, de l’adhésion psychologique, on réalise
vite que l’idée fédéraliste ne parvient pas vraiment
à prendre consistance chez les libertaires français. On ne
rencontre rien qui ressemblerait à un sentiment fédéraliste.
Ce qui se présente par contre, ce sont des zones obscures de résistance,
de dénégation et de malentendu, tramées à la
fois par la mémoire de luttes passionnées, les sédiments
de l’éducation et l’attachement exclusif et viscéral
aux sonorités et prestiges d’une langue privilégiée.
Imaginer un instant la France comme une fédération de «
pays », de régions se présentant dans leur altérité,
leur particularité culturelle et peut-être psychologique, apparaît
comme une aberration. Il suffit pourtant de se promener un peu, d’ouvrir
les yeux sur les maisons et les paysages, d’ouvrir les oreilles aux
parlers et aux accents, d’ajouter un peu de culture et de fantaisie
pour percevoir les différences. En creusant un tant soit peu, on
arrive au constat que ce qui n’est pas compris, c’est la réalité
culturelle, que ce qui n’est pas admis, c’est l’idée
d’une culture commune qui imprègne les individus d’un
« pays », qui oriente, stimule ou réfrène leur
développement.
La langue est au cœur de cette réalité, avec sa force
d’attraction et de répulsion. Nous vivons dans un pays qui
depuis des siècles s’est construit, pensé sur le mode
de la centralisation. Sur tous les plans : politique, économique,
culturel. Même les valeurs de liberté, d’égalité,
de justice se sont développées, à partir de la Révolution,
autour d’un citoyen dégagé de sa glèbe, de son
cocon patoisant. Les anarchistes aussi se sont formés dans le cadre
de ces représentations. Les polémiques, récurrentes
et vives, autour des langues minoritaires signifient à l’évidence
que le problème des « minorités ethniques » reste
bien réel. L’usage même de langues différentes
aux six coins de la nation indique de manière sensible et tangible
qu’il existe des différences autres que sociales entre les
citoyens, qu’elles sont tenaces, qu’elles sont susceptibles
d’indisposer ceux qui les perçoivent comme attitude d’exclusion
et de repli, sinon comme une brèche ouverte à des influences
étrangères.
On peut d’ailleurs constater que des mouvements autonomistes ou régionalistes
ne se développent vraiment que là où une partie, plus
ou moins étendue, de la population continue de parler une langue
ou un dialecte distincts du français national. Même pour ceux
qui n’ont pas l’usage d’un parler local, ou qui ne sont
pas engagés dans un militantisme identitaire, la langue reste le
signe de reconnaissance, le noyau où se centre le réseau complexe
des particularités. C’est autour de ce vecteur chargé
d’intensité que se déploient les autres supports de
la réalité « ethnique » : une culture, une histoire,
un territoire.
L’aiguillon de la langue
Les débats qui ont entouré la ratification par la France de
la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires
révèlent bien ce que la question de la langue garde d’irritant.
Je ne pense pas qu’on puisse attribuer aux adversaires de la Charte
des motivations exclusivement politiques (la crainte d’un effritement
de l’autorité centrale et même d’une dislocation
du territoire) ou citoyennes (l’égalité de tous). On
touche à leur langue en ne préservant pas son monopole, et
leur réaction peut être aussi passionnelle que celle des «
patoisants ». Il suffit de voir quelles vagues provoque la moindre
velléité de réformer l’orthographe pour comprendre
qu’on touche là une fibre vitale.
L’irritabilité est bien plus vive quand les « agressions
» mettent en cause une personne qui a été élevée
et éduquée dans une langue qu’elle doit, en règle
générale, remiser à toutes les étapes marquantes
de son développement : entrée à l’école,
entrée dans la vie professionnelle, etc. Même si le passage
dans la langue nationale se fait sans douleur – ce qui est le plus
souvent le cas désormais, mais ne le fut pas toujours 2 –,
la part d’affectivité et de familiarité qui s’estompe
par la même occasion peut laisser un sentiment de frustration et d’appauvrissement.
Et cela d’autant plus si le renoncement à la langue première
laisse subsister les traces handicapantes de celle-ci : un accent prononcé,
par exemple, qui connotera aussi bien l’origine provinciale que la
« basse extraction » sociale.
Quand, sur la lancée de mai 1968, le régionalisme est devenu
un des axes des luttes fragmentaires (travail, écologie, féminisme,
prisons, etc.), la question de la langue a émergé dans les
deux courants qui ont situé la revendication régionaliste
dans une perspective révolutionnaire : le soutien aux luttes anti-impérialistes
et anticolonialistes qui projetait sur la centralisation française
les analyses tiers-mondistes et envisageait de « décoloniser
la France » 3 ; le projet de libération de la vie quotidienne
qui affirmait que le rejet et le mépris des langues minoritaires
amenaient ceux qui les pratiquaient à déconsidérer
leur propre vie et affaiblissaient leur capacité de résistance
ou d’initiative.
Le discrédit jeté sur les langues « vernaculaires »
a ainsi ce double effet de dévaloriser ce qui s’y exprime et
de renforcer encore la tendance générale à la «
privatisation de la vie » en ne reconnaissant aux mieux à ces
langues qu’un usage affectif, familial. Il se produit là des
effets en chaîne : la dévalorisation entraîne l’oubli
ou la mise au rancart de la littérature rédigée en
langue régionale, et à plus forte raison la production de
textes nouveaux. D’être ainsi coupée de l’écrit,
la langue orale s’appauvrit en permanence et ne parvient plus à
évoluer avec les techniques et les nouveaux modes de vie.
Les langues régionales à l’école
Cela dit, on peut se demander, et beaucoup se le demandent, s’il est
utile de maintenir ces langues vivaces : tant qu’elles servent la
communication de gens et de groupes entre eux, il est indispensable qu’elles
gardent intactes leurs capacités de compréhension et d’expression.
Un autre argument, qui intervient beaucoup dans les débats sur l’enseignement
des langues régionales, est qu’un enfant élevé
correctement dans un parler régional aura plus de facilités
pour acquérir par la suite une ou des langues étrangères...
et même plus de subtilité dans le maniement du français.
« On a constaté depuis longtemps que les bilingues possèdent
généralement une malléabilité et une souplesse
cognitives supérieures à celles des unilingues », dit
le linguiste Claude Hagège 4. Mais personne ne nie la complexité
de la question : dans un milieu de départ « défavorisé
», quand se mélangent confusément deux langues peu maîtrisées,
l’enfant peut rester bloqué dans une « double incompétence
». Ce qui arrive aussi bien dans des familles immigrées que
dans des groupes autochtones victimes de conditions de vie précaires
et de discrimination sociale.
Introduire à l’école l’enseignement des langues
régionales ne suffira pas pour les revivifier là où
elles sont en train de perdre du terrain : cela contribue au moins à
les reconsidérer, à donner quelque assurance à ceux
qui les pratiquent et à permettre une assimilation plus explicite
et mieux informée aux enfants qui en gardent l’empreinte. Pour
revenir sur les avantages de ce bilinguisme initial : il est surprenant
que les adversaires des langues minoritaires à l’école
s’insurgent particulièrement contre l’enseignement par
« immersion » (par exemple l’usage du breton pour des
cours d’histoire ou de sciences), alors que les récriminations
ne cessent contre le fait qu’on continue à faire dans les lycées
et collèges des cours d’anglais ou d’espagnol, par exemple,
sans échanger un mot dans la langue à apprendre.
L’enseignement des langues et cultures régionales, dans le
cadre de l’Éducation nationale, s’applique actuellement
au basque, au breton, au catalan, au corse, au gallo (dialecte français
parlé en Bretagne), à l’occitan, aux langues régionales
de l’Alsace et de la Moselle. Que l’allemand, dans les départements
de l’Est, soit traité en langue régionale à l’égal
des dialectes alémaniques et franciques, suscite d’autres polémiques
5. En ce qui concerne le Nord, le flamand n’est pas enseigné,
mais le néerlandais est accessible en langue vivante. Quant à
la périphérie d’au-delà de la périphérie,
le créole, le tahitien et les langues mélanésiennes
sont reconnus, mais c’est là encore une autre histoire.
La volonté royale, puis républicaine d’éliminer
les « patois » au profit du seul français, facteur d’identification
et de cohésion, ne pouvait que redoubler cet appauvrissement culturel
des provinces qui résultait inéluctablement de la concentration
de la vie culturelle à Paris (ou à Versailles). Il suffit
de rappeler que jusqu’au milieu du xxe siècle il n’existait,
sauf quelques expériences pionnières, aucun centre de création
théâtrale en province, que la situation n’était
guère meilleure pour la musique. Ce fut aussi une « exception
française ».
Du mythe à l’histoire
Autre aspect de cette déculturation : l’effacement et l’oubli
de l’histoire régionale au profit d’une histoire homogénéisante.
Selon une réaction tout à fait logique, les différents
mouvements régionalistes ou autonomistes se sont appliqués
à se redécouvrir, et souvent à se refabriquer une histoire.
On leur a reproché à juste titre de sélectionner et
de mythifier certains événements ou séquences du passé
pour mettre en relief les différences et célébrer une
grandeur perdue. Mais le sentiment de l’identité française
ne s’est pas formé autrement, et les militants de la «
conscience régionale » ont repris à leur compte les
démarches qui ont abouti à forger les « consciences
nationales » 6.
Il n’en est pas moins vrai que des populations différentes,
selon leur situation géographique, ont subi des histoires différentes,
et qu’elles en restent marquées dans un certain nombre de réactions,
d’attitudes et de comportements : que l’Alsace ait changé
quatre fois de nationalité en trois quarts de siècle peut
faire comprendre des dispositions au conformisme, à la méfiance,
au scepticisme... et même à l’humour.
Expliciter quelques traumatismes peut être salubre, mais reconsidérer
l’histoire de manière vigilante et critique peut aboutir également
à remettre au jour des épisodes et des traditions de luttes
sociales, de sécession religieuse hérétique qui ont
été occultés dans la mémoire officielle (ou
réduits à des jalons touristiques). Dans la mesure où,
hors des circuits officiels, l’historiographie régionale a
longtemps été réactivée dans une perspective
conservatrice et passéiste, il est de toute manière utile
de pouvoir lui opposer une image plus contrastée du passé.
À la fois dans un souci de vérité, et d’un point
de vue plus pragmatique pour regonfler le moral des provinciaux qui se reconnaissent
un sentiment d’appartenance régionale sans pour autant se laisser
enfermer dans des stéréotypes conformistes.
Pour ne pas retomber dans une perspective manichéenne, on peut constater
qu’un peu partout des historiens professionnels « font le ménage
», et que d’un autre côté les amateurs, à
travers leurs « sociétés savantes », créent
aussi une stimulation qui contribue à la vie culturelle des régions.
Sans compter que les résultats de ces travaux sont repris ici et
là dans des tentatives théâtrales ou d’autres
formes de « spectacle vivant » qui ne relèvent pas systématiquement
du folklore et peuvent s’inscrire dans une perspective d’éducation
populaire qui recrée des liens sociaux et réagit contre la
pure « consommation culturelle ». La chose est vérifiable
depuis des années sur le plan de la musique, où la redécouverte
de traditions authentiques peut inciter au « métissage »
: les musiques celtiques ne s’ouvrent pas seulement aux échanges
avec les îles Britanniques mais se mêlent d’apports arabes.
Et depuis longtemps groupes, chanteurs, musiciens circulent d’une
périphérie à l’autre, se rencontrent, s’influencent.
Il resterait à traiter le chapitre du « terroir », qui
ne donne pas lieu seulement aux quêtes mystiques de l’origine
et à des positions de repli : la sensibilité collective est
marquée aussi par un type d’environnement et de paysage, mer
ou montagne, par un type de production et son histoire, par une situation
frontalière, etc. Et cette sensibilité à son tour peut
s’exprimer dans des œuvres à portée non seulement
nationale mais internationale (universelle ?), qui parfois donnent à
la langue française un rythme et une coloration qui la revitalisent
en toute modernité. La transposition du paysage et de l’histoire
dans la peinture relève d’un chapitre plus ancien (mais il
y a maintenant le cinéma et la télévision), et là
aussi on peut voir avec Anne-Marie Thiesse comment la composition régionaliste
a suivi la voie de la création des identités nationales («
la nation illustrée », dans le livre cité). Sur un autre
plan, la défense de l’environnement poursuit également
un enjeu culturel et vital très actuel.
Le combat des deux France
Quel est finalement mon propos dans ce survol 7 ? De rappeler qu’il
persiste des spécificités régionales, qu’elles
n’appellent pas seulement au conservatisme et au repli communautaire
mais qu’elles peuvent être un facteur d’ouverture et d’intervention
active. Les laminer est une entreprise, d’abord sur le plan de la
langue, qui contribue à une déstabilisation et une perte de
repères laissant l’individu plus démuni dans un monde
en évolution accélérée et un environnement mental
soumis à la massification.
Je prétends aussi qu’il faut regarder de plus près tous
les implicites et non-dits qui animent, dans nos milieux, la résistance
à la reconnaissance et à l’actualisation de ces spécificités.
La question des langues minoritaires est encore profondément imprégnée
du long affrontement des « deux France », la France cléricale
et la France républicaine. La préservation des langues régionales
a servi de refuge et de barrage contre la diffusion des idées émancipatrices,
le clergé s’y est constamment investi et, aujourd’hui
encore, des personnalités et des groupements d’extrême
droite se mobilisent pour la défense des langues minoritaires. Il
se trouve aussi que les combats pour la citoyenneté républicaine
ont été liés aux revendications de justice et d’égalité
8 et que le principe de la République une et indivisible, y compris
dans sa langue, reste associé dans bien des esprits à la volonté
de progrès social.
Ce qui peut expliquer que, dans les syndicats de l’enseignement comme
dans les fédérations de parents d’élèves,
les éléments laïques les plus déterminés
sont souvent les plus hostiles à l’introduction des langues
minoritaires et se rallient à des positions « souverainistes
» qui, dans le courant libertaire au moins, contredisent curieusement
un antinationalisme affirmé. Si l’on pousse un peu plus loin,
en expliquant que les langues régionales sont aussi une ouverture
sur les pays voisins (ne serait-ce que pour le marché du travail...),
et si l’on se risque à poser sur la lancée la question
du fédéralisme européen, on a des chances de tomber,
avant tout débat politique, sur une même réaction de
blocage « identitaire français » et à la même
réticence devant une vision fédéraliste. Voilà
encore des chantiers et des remue-méninges en perspective...
René Furth
1. Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de
la langue. La Révolution française et les patois, Gallimard,
1975.
2. Le récit des brimades subies en classe ou dans la cour de l'école
pour avoir parlé « patois » est un classique des littératures
régionalistes.
3. Robert Lafont, Décoloniser la France, les régions face
à l'Europe, Gallimard, 1971.
4. L’enfant aux deux langues, éditions Odile Jacob, 1996. Voir
du même auteur, entre autres, Halte à la mort des langues,
mêmes éditions, 2000.
5. L’allemand littéraire ou « standard » est la
langue écrite de l’alsacien et du mosellan, même si on
recourt à des transcriptions directes des dialectes, dans l’une
l’autre de leurs variantes locales, pour le théâtre ou
la poésie.
6. Et qui sont bien décrites dans la Création des identités
nationales (Anne-Marie Thiesse, éditions du Seuil, 1999, 2001).7.
Pour les collectionneurs : j’ai été plus explicite sur
les « Minorités ethniques et nationalismes » dans le
n° 5 de la revue Interrogations (décembre 1975).
La difficile reconnaissance des ethnies françaises
« Le fédéralisme et la superstition parlent bas breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l'italien, et le fanatisme parle le basque. » Barère, Rapport du comité de Salut public sur les idiomes.1