Alle Menschen werden Brüder (Tous les hommes deviennent
frères), ces mots de l’Ode à la joie de Schiller (1785)
dont Beethoven fit la finale de sa Neuvième Symphonie, devenue l’hymne
de l’Europe, après celui des Jeux olympiques, expriment l’internationalisme.
Cette position universaliste issue de l’ère des Lumières
s’incorpora à l’idéologie socialiste qui l’a
énoncée à sa façon dans bien d’autre formules
s’opposant au nationalisme, instigateur d’hostilité entre
peuples et de guerres entre États : « Les prolétaires
n’ont pas de patrie » (Manifeste communiste), ou « L’internationale
sera le genre humain », etc. Mais, si la lutte des classes doit mettre
fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, que
devient, d’un point de vue libertaire, la lutte des peuples pour leur
émancipation ? N’est-ce qu’un autre produit, secondaire,
du système capitaliste, dont il conviendrait de se détourner
du fait de ses implications « nationalistes » ?
Aliénation et droit à la différence
Or toute domination, toute exploitation ne tient pas uniquement aux différences
de classes. Par exemple, depuis la nuit des temps, au sein de chaque classe,
l’exploitation a été aggravée, en fonction des
différences de genre (sexe) ou d’âge, et la défense
de la cause féminine, comme celle des enfants, des vieux, déborde
partout la lutte des classes. Enfin, les différences d’origine
ethnique ont été aussi utilisées pour justifier les statuts
« à part » (apartheid), la domination politique et une
surexploitation économique systématique. La ségrégation,
naguère particulièrement marquée en Afrique du Sud ou
dans le sud des États-Unis, a caractérisé bien d’autres
sociétés, par exemple de la bordure nord du Sahara à
l’Inde antique, où le fait d’être compté parmi
les gens de couleur a été source d’infériorisation
et de surexploitation. Comme innombrables ont été les sociétés
qui ont vécu sur la recherche de main-d’œuvre servile extérieure,
de l’Empire romain à l’Empire chinois et jusqu’au
Moyen âge, où slave est arrivé à signifier «
esclave ».
Enfin, nous savons tous ce que le monde moderne a donné d’exemples
de discriminations diverses, plus ou moins raciales, touchant les Indiens
d’Amérique, les Aborigènes d’Australie destinés
aux « réserves », les sujets à statut d’indigénat,
et toutes les catégories pour lesquelles furent bâtis les camps
de concentration – et de travail – allemands, français,
britanniques et américains : juifs, tsiganes, antifascistes allemands
ou espagnols, Américains d’origine japonaise, prisonniers russes
non protégés par les conventions de Genève, etc. Comme
les discriminations diverses légitimant aujourd’hui les conditions
inférieures de vie et de travail, des Arabes citoyens d’Israël,
des travailleurs frontaliers palestiniens, des « travailleurs-hôtes
» (Gastarbeiter) d’Allemagne, et de tous les résidents
« illégaux » des États-Unis à l’Europe
et au Japon.
Tous ces exemples illustrent des cas de sujétion politique engendrant
leurs propres formes d’exploitation, souvent pires que celles existant
entre classes sociales, car plus formalisées en droit. La domination
politique d’une société sur une autre, d’un peuple
sur un autre, à l’intérieur d’un même empire,
d’un même marché économique, ou bien à travers
les frontières d’États, engendre des formes particulières
d’exploitation économique, doublées d’un système
de discrimination politique, auxquelles s’ajoute alors un processus
d’aliénation. Les peuples soumis, conquis, annexés, occupés,
voient leurs membres non seulement infériorisés comme individus
sur les marchés de l’emploi, de la consommation, de l’éducation
et de la promotion sociale, mais exclus en bloc et niés en tant que
collectivité pour leur spécificité même, leur culture
et langue propre, non reconnues, et qu’ils doivent renier. S’ajoute
donc à l’exploitation et
à l’oppression aggravées dont ils sont l’objet cette
aliénation (en allemand Entfremdung) touchant l’existence tant
de leur groupe que de leur personnalité individuelle ; ce qui les amène
à être étrangers à eux-mêmes et, pour échapper
à cette condition, à s’acculturer au groupe dominant.
Toute lutte contre l’aliénation culturelle des peuples et pour
la défense de leur existence part de la reconnaissance de la valeur
de la biodiversité humaine et du droit à la différence.
Et mène à mettre en parallèle, sans les confondre, luttes
des classes et luttes des peuples, comme deux dynamiques conflictuelles, distinctes,
propres aux deux types d’ensembles humains que l’on désigne
de plus en plus comme les formations sociales et les formations sociétales.
Vous avez dit « formations sociales » ?
L’existence des classes sociales est un thème qui est d’autant
plus archi-débattu par les écoles de la pensée socialiste
qu’il est nié par d’autres pensées. Ainsi, en France,
en 1791, la loi Le Chapelier interdit les « coalitions », c’est-à-dire
le droit de grève et de se syndiquer, en se fondant sur l’égalité
des citoyens. Et, par la suite, la pensée « démocratique
», du xixe siècle à nos jours, a contesté volontiers
l’existence des classes en ne reconnaissant que les individus, dont
les inégalités de richesse et de propriété privée
ne seraient dues qu’aux mérites et qualités propres à
chaque individu. De même la pensée « communiste »
a-t-elle longtemps soutenu qu’en URSS l’abolition des classes
avait été réalisée et que la bureaucratie au pouvoir,
ne jouissant pas de propriété privée des moyens de production,
n’était pas cette nouvelle classe dénoncée universellement.
Pourtant chacun voyait qu’elle détenait d’énormes
privilèges politiques et matériels ; tant et si bien qu’à
l’écroulement du système, les cadres communistes purent
s’approprier personnellement une grande partie des entreprises d’État.
Par-delà le binôme simpliste prolétariat-bourgeoisie,
les observateurs de la réalité sociologique savent qu’existent
ces « formations sociales » qui divisent toute société
en couches complémentaires dotées de différents niveaux
de propriété et de pouvoir et qui ont des rapports d’exploitation
régis par les institutions publiques ou privées. On peut les
identifier suivant toute une gamme de terminologies convenant aux différents
stades de développement atteints par leur société : paysannat,
grands propriétaires fonciers, aristocratie, bourgeoisie, classe ouvrière,
Lumpenproletariat, cadres et techniciens, classe moyenne, classe capitaliste,
bureaucratie, nomenklatura, etc. Et nous devons être particulièrement
attentifs à l’apparition des nouvelles classes, suscitées
par les changements
de régime politique et économique. Comme, par exemple, celle
des cadres algériens du FLN et de l’ALN dirigés par la
« mafia des généraux » qui a mis directement la
main sur la gestion des ressources du Sahara et de la rente pétrolière
pour mener une vie de luxe en maintenant le peuple dans une misère
et une terreur accrues. Ou celle des jeunes « princes » chinois,
issus de la bureaucratie communiste au pouvoir, qui dirigent les entreprises
montantes, privatisées, ou créées de toutes pièces,
en jouant sur leurs cotes en bourse.
La plupart de ces formations sociales, à l’exception, par exemple,
des castes indiennes ou des « ordres » français d’Ancien
Régime, très précisément délimités,
ont des frontières mouvantes que franchissent beaucoup d’individus
et de familles passant ainsi des unes aux autres, ce qui permet toujours à
certains de nier l’existence des classes sociales. Ce sont donc des
« ensembles flous » dotés d’une existence propre
et des relations constantes entre eux. Ils subdivisent de façon souple
et évolutive toute société donnée en couches et
groupes ayant différents styles de vie, pouvoirs, richesses, formations
et appétits. Mais l’on arrive néanmoins à les identifier
et à bien mesurer leurs assises économiques comme leurs supports
politiques. Quitte à ce que chacun évalue différemment
le bien-fondé de leur rôle social, voire la réalité
de leur existence et de leur maintien au pouvoir, comme de la possibilité
de leur élimination. Mais, d’ici là, les sociétés
restent bien divisées en formations sociales superposées qui
leur sont propres, au sein des systèmes du capitalisme, soit privé
et transnational, soit
d’État et national.
Et « formations sociétales » ?
Mais comment définir et délimiter ces différentes sociétés
plus ou moins subdivisées en formations sociales ? Elles constituent,
en fait, les formations sociétales, car si l’adjectif «
social » s’applique à une subdivision de la société,
celui de « sociétal » qualifie la société
entière. Les formations sociétales sont dénommées
peuples, ethnies, tribus, nations, etc.,
suivant les différentes étiquettes qui peuvent leur être
attribuées, soit par auto-désignation, soit de l’extérieur
avec plus ou moins de bonheur, de volonté politique ou de condescendance.
De même que la sociologie a en principe pour objet d’analyser
et de caractériser les pratiques sociales d’une même société,
l’ethnologie a pour tâche d’identifier et étudier
les sociétés entières (après que l’ethnographie
a eu la mission de classer les « autres »). Sociologie et ethnologie,
en perdant leurs oppositions traditionnelles d’objets (« nous
», les civilisés, ou bien les « autres »), entrent
maintenant dans une anthropologie générale visant toutes les
sociétés, mais dont le regard passe souvent par le filtre d’approches
académiques qui ménagent plus ou moins les intérêts
de certaines hégémonies.
Dans quelle mesure une science d’observation reste-t-elle objective,
c’est une question qui est partout posée. C’est pourquoi
l’ensemble des terminologies ethniques, comme des qualifications appuyées
sur l’étude des différentes délimitations d’ensembles
humains, leurs traits d’organisation, leurs affiliations ou apparentements,
doivent être vérifiées à la lumière du principe
d’égalité entre hommes et femmes de toute origine. Mais
de même que pour les formations sociales, le vocabulaire et les appréciations
touchant les formations sociétales sont rarement innocents et restent
entachés d’arrière-pensées politiques, que ce soit
dans les médias, l’enseignement ou les discours officiels ou
partisans.
De fait, toute approche du phénomène peuple, sous ses différentes
appellations, met en jeu, au-delà du simple vocabulaire, toute une
série d’analyses sociologiques et historiques interprétées
différemment par les observateurs dans le contexte de leurs propres
appartenances ethniques, allégeances politico-nationales ou affiliations
idéologiques. Quant à l’importance de l’apparition
historique des nations, elle est maintenant assez relativisée. Après
avoir été replacée dans son arrière-plan symbolique
de mythe (Citron, 1980) et psychologique d’identité (Thual, 1995,
Thiesse, 1999), la construction nationale est à situer dans les processus
institutionnels et leur expression nationaliste au cours des derniers siècles
(Chabot, 1986), tout particulièrement dans son lieu d’apparition,
l’Europe (Sabourin, 1996), et au même titre que les idéologies
antagonistes : fédéralisme (Barthalay, 1981) et pacifisme (Defrasne,
1983). Après plus de trois siècles de conflits infinis et de
confusions savamment entretenues, la dynamique peuple-nation-ethnicité
reste un terrain de controverses perpétuelles où analyses sociologiques
et débats sémantiques pèsent peu face aux partis pris
conservateurs en faveur des États-nations (Delannoy et Taguieff, 1991,
Wiervorka, 1993) ; voire aux cris de détresse en faveur des pires États
contre l’« hydre de l’ethnicité et de l’ethnisme
» (Samir Amin, 1994) ; ou d’un pur slogan tel « Vive la
nation ! » (Lacoste, 1998). La géopolitique a suscité
de nombreuses études et controverses, mais l’ethnopolitique (Breton,
1995) est encore soumise à de profonds tabous instaurés par
les idéologies nationales dominantes. C’est pour éclairer
cette perspective que l’on peut essayer de voir comment, dans deux grandes
langues de culture, l’analyse des faits est difficile à sortir
du discours officiel qui a façonné le langage commun.
L’usage français
L’usage français est particulièrement exemplaire pour
ce qui est des manipulations et détournements habituels des termes
de base, comme des notions élémentaires, applicables aux réalités
que sont les peuples. Avec la Révolution, la population du pays est
proclamée nation souveraine dans une république « une
et indivisible » (formule adjective apparue dans la République
de Jean Bodin, en 1576), ce qui va être utilisé pour nier l’existence
de toute minorité ethnique sur le territoire hérité de
la monarchie et d’y éradiquer tout autre parler que le français,
en le marquant de la désignation infamante, intraduisible en aucune
autre langue, de « patois », apparentée à patte,
pataud, patauger. Cette politique réductrice a été si
constante que, de nos jours, l’emploi dans le langage politique des
termes « jacobin » et « jacobinisme » ne couvre plus
guère, au-delà de l’anti-fédéralisme, que
la défense d’un pouvoir parisien hyper-centralisé hostile
à toute autonomie. Au fur et à mesure de l’extension du
territoire, le dessein fut pareillement d’assimiler les populations
annexées, ou dotées de « républiques-sœurs
», dont les aspirations fédérales, par exemple au Brabant,
en Suisse et aux Pays-Bas, seront piétinées. Cela grâce
à la pire innovation de la République – la conscription
obligatoire – qui permettait de disposer d’une « chair à
canon » en quantité illimitée, alors que les monarchies
devaient payer cher leurs mercenaires. Ce qui introduisit la « guerre
de masses » des armées « révolutionnaires »
étendant massacres, sévices et pillages à un niveau jamais
encore atteint... tout en proclamant une ambition de libération universelle.
Pour, enfin, avec la transformation de la République en Empire, voir
la « Grande Nation », appuyée sur la « Grande Armée
», mener, par ses exactions, les autres nations à prendre conscience
d’elles-mêmes et à se soulever contre la domination française,
depuis l’Espagne de Goya et l’Allemagne de Fichte jusqu’à
l’ensemble de l’Europe qui ne put finalement triompher qu’en
adoptant aussi la conscription.
Après son échec européen, l’impérialisme
français transféra surtout ses ambitions outre-mer où
la République « une et indivisible », au nom de sa «
mission civilisatrice », nia pareillement les peuples d’Afrique
ou d’Asie à qui elle faisait l’honneur de pouvoir accéder
à sa citoyenneté, avec des statuts de sujets de seconde zone
(« indigénat », « deuxième collège
», etc.), et sans jamais reconnaître leurs personnalités
de peuples individualisés. D’où les guerres coloniales,
de Jules Ferry à Mitterrand, menées au nom de la grandeur d’une
république à ambition universelle, par les gouvernements
de gauche comme de droite, et avec l’assentiment quasi total d’une
opinion publique convaincue que la vocation historique de la France a toujours
été d’apporter la liberté au monde entier. Tout
en obligeant les indigènes astreints aux levées en masse à
mourir pour cette France sur tous ses champs de bataille, de l’Europe
aux autres colonies et sur leur propre territoire ; quitte, ensuite à
les abandonner et les laisser se faire massacrer, comme les harkis algériens.
Aujourd’hui, le représentant de la France peut déclarer
en 1976 à l’ONU que « le peuple français [...] n’admet
aucune distinction établie sur des caractères ethniques et écarte
par là même toute notion de minorité ». Pareillement,
le Conseil constitutionnel, en 1991, interdit qu’un document officiel
invoque le « peuple corse » puisque, par définition, le
peuple français est « une catégorie unitaire insusceptible
de toute subdivision »; comme, depuis quelques années, il essaye
de s’opposer, avec toute l’opinion jacobine, de l’extrême
droite à l’extrême gauche, à l’application
en France de la Charte européenne des langues régionales et
minoritaires.
En français, le mot nation, d’abord mythifié et sacralisé
en l’honneur de quelques peuples exceptionnellement élus par
leur rôle historique hors du
commun, est maintenant étendu à toutes les entités géographiques
ayant accédé
à la souveraineté, c’est-à-dire aux
moins de deux cents États-nations (190 membres de l’ONU, plus
quelques non-membres). Ce qui, en fait, le voue à désigner des
constructions politiques plus que des collectivités humaines, comme
c’est le cas avec l’Organisation des Nations unies dont la Charte
(1945) commençait par « Nous, peuples des Nations unies... »
à l’image du préambule de la Constitution américaine
de 1787, « Nous, peuple des États-Unis... » Alors qu’en
français, le terme peuple ne serait applicable à des ensembles
mineurs que hors du territoire « national » français, tandis
que, les vocables tribu, horde, bande, peuplade, etc., utilisés par
exemple dans des contextes africains, asiatiques, nord-américains,
etc., ne peuvent être généralisés à d’autres
groupes ethniques car prenant une couleur nettement péjorative.
Le néologisme ethnie fut lancé dans les années 60 comme
un terme à appliquer à toute communauté humaine réelle
fondée sur une unité de culture, d’usages, de vie en commun
en un territoire donné et ayant éventuellement, mais non nécessairement,
une origine commune (Héraud, 1963, Breton, 1981). Il est très
utile comme désignation neutre et objective dépourvu des connotations
sacralisantes ou déstabilisantes et contestatrices de « nation
» ou « peuple », tout en pouvant convenir à chacun
de ces ensembles reconnus comme tels. Il s’emploie ainsi au Québec,
en Belgique, en Suisse ou en Afrique ; mais dans l’usage courant, si
l’on demande à un Français quelle est son ethnie, la réponse
conventionnelle sera qu’il n’appartient à aucune obscure
ethnie mais à la radieuse nation, élue pour apporter la liberté
à l’humanité et en intégrer les meilleurs éléments.
Et le fait est que la France est le pays dont la population est une des plus
cosmopolites par ses origines, puisque au xxe siècle y ont été
assimilés le plus d’immigrants, à part les États-Unis.
Et cette république « une et indivisible » est aussi le
dernier pays à conserver des « confettis d’empire »
autour du monde, dont les départements d’outre-mer, ajoutés,
en encadré, au bas de la carte de l’Europe figurant sur tous
les billets en euros, plus les territoires d’outre-mer, dotés,
par la Constitution de 1958, du droit à l’indépendance,
et qui ont reçu différents statuts d’autonomie.
L’usage russe
La terminologie soviétique engendra d’autres aberrations, mais
dans le dessein, inverse, de récupérer la notion de diversité
recouverte par le concept de nationalité. Concept qui, en français,
n’a plus guère de sens autre que celui de citoyenneté,
c’est-à-dire de nationalité de papier, celle que l’on
exhibe avec sa carte d’identité et qui a été conférée
d’un coup de tampon, et ne provient pas forcément de caractères
individuels propres, ancestraux ou communautaires. Et plus du tout la réalité
des groupes humains qui, par exemple au xixe siècle en Europe, revendiquaient
leur indépendance ou leur unité, comme l’évoque
toujours le « principe des nationalités » des manuels scolaires.
En russe, aux mots d’usage courant peuple (narod) et nation (nacia),
la nomenclature soviétique ajouta l’usage officiel de celui de
nationalité (nacionalnost) comme caractère identitaire de chaque
individu, figurant sur ses papiers (en cinquième position sur le passeport
intérieur, la propiska), distinctement de sa citoyenneté (grajdantsvo).
Et, parallèlement, les différentes nationalités reconnues
comme entrant dans la composition de la population soviétique restaient
classées hiérarchiquement en trois catégories définies
par des termes évoquant leur développement : nation, «
titulaire » d’une République soviétique, ou narodnost
(néologisme plus ou moins équivalent à ethnie), titulaire
de république, région autonome ou arrondissement national, et
communauté ethnique (ou groupe ethnographique) dépourvue d’entité
territoriale. Toutes catégories de nacionalnost, éventuellement
baptisée aussi narodnost, entrant dans la définition par Staline
(le Marxisme et la question nationale, 1913) de la nation comme « communauté
stable de langue, de
territoire, d’économie et de formation psychique qui se traduit
dans la communauté de culture » et étant pareillement
couvertes par le vocable savant ethnos utilisé par les ethnologues
soviétiques.
D’où le caractère délibérément affiché
comme multinational de l’État soviétique et de certaines
de ses copies plus ou moins fidèles, telles la Yougoslavie
ou la Chine. Mais, sans empêcher la prépondérance de fait,
politique et linguistique, de l’élément russe, numériquement
majoritaire et présent sur tout le territoire. Ce qui entraîna,
vers la fin du régime, par le jeu vanté officiellement du «
rapprochement » (sblijénié) et même de la «
fusion » (sliyanié) entre ethnies,
l’invocation de l’apparition, tellement attendue, à défaut
de la « nation soviétique » évoquée en 1964,
de celle du « peuple soviétique » (Brejnev, 1978), réalité
théoriquement « interethnique » (mejnacionalny, néologisme
opposé à mejdunarodny, « international ») ; comme
était déjà officiellement désignée la
langue russe, par ailleurs qualifiée de « mondiale » (mirovoï).
Mais réalité « interethnique » fondamentalement
russifiée, car chacun de ses membres était supposé avoir
le russe comme « deuxième langue maternelle » (!) à
défaut de seule langue maternelle.
Les événements qui suivirent 1989 ont démontré
qu’il n’en était rien et que c’était là
une simple aspiration hégémonique comme tant d’autres,
puisque les quatorze « nations » dotées d’une république
à part entière (RSS) se précipitèrent toutes vers
la souveraineté et acquirent l’indépendance. Mais non
les Tchétchènes qui, en tant que simple narodnost n’avaient
qu’une république autonome (RSSA) et payent aujourd’hui
chèrement cette demande jugée exagérée. La Constitution
de 1993, proclamée au nom de « Nous, peuple multinational de
la Fédération russe... », édicte, en son article
3, que « le peuple multinational est détenteur de la souveraineté...
» Tandis que l’adjectif employé pour qualifier le niveau
de la Fédération de Russie n’est pas « russe »
(rouski), qui reste un terme réservé à une ethnie et
sa langue, mais « russien » (rossiiski) qui signifie « de
Russie » et s’applique notamment à tous les citoyens membres
des autres nationalités. Et enfin, dix ans après l’écroulement
de l’URSS, l’appartenance à toute nationalité, a
disparu du passeport intérieur.
Des communautés réelles vivantes et individualisées
?
En prenant les exemples de l’usage des mots peuple, nation, ethnie,
etc., et de leurs équivalents en d’autres langues et contrées,
on arriverait à de semblables ambiguïtés et divergences
d’acception, dues à des parcours historiques, politiques et idéologiques
propres à chaque pays, mais, en général, tous marqués
plus ou moins de tentations hégémoniques, nationalistes, impérialistes,
colonialistes qui laissent leurs traces dans le langage comme dans l’approche
conceptuelle.
Il en serait ainsi en anglais, allemand et dans les autres grandes langues
de
culture, anciennes ou vivantes, issues de nations qui ont marqué les
relations internationales et à travers lesquelles certains ont prétendu
donner des leçons au reste du monde Peut-être les langues moins
répandues des communautés ethniques plus modestes, moins ambitieuses,
permettraient-elles un accès plus direct à l’objectivité
? Pour l’instant, on est bien obligé de dénoncer l’instrumentalisation
des termes dans les usages nationaux et internationaux et de rester sur ses
gardes quant à leur choix par les différents acteurs politiques,
médiatiques ou académiques. En prêtant néanmoins
plus d’attention, de compréhension et d’indulgence au langage
des opprimés, pas toujours aussi soigneusement codifié que celui
de leurs oppresseurs bien installés dans la vie officielle et ses discours.
Si, par principe, nous n’avons pas de patrie et rejetons d’emblée
tout nationalisme, pouvons-nous considérer des groupes humains comme
méritant d’être pris en considération en tant que
tels, comme des portions de l’humanité à défendre
? Car un tel point de vue peut être écarté comme particulariste,
comme faisant obstacle à une position universaliste menant à
adopter l’antique adage cosmopolite latin Ubi bene, ubi patria (Là
où on est bien, là est la patrie), et à prendre le monde
entier comme seul horizon valable. Mais, si chacun doit rester libre de changer
de pays, de langue, de culture et d’attachements divers, en fonction
de ses goûts et aptitudes et des contraintes à fuir, il n’en
reste pas moins que tous les individus naissent et, généralement,
restent localisés dans des environnements géographiques et sociétaux
donnés, qui les ont formés en leur léguant un certain
type physique, une langue, une culture, une vision particulière du
monde et des pratiques sociales propres. Et l’analyse globale de cette
diversité humaine, comme de chaque collectivité la constituant,
n’est pas destinée à flatter telle ou telle d’entre
elles et à en faire un modèle à propager, mais, au contraire,
à les décrire comme des exemples parmi tous les autres. À
l’inverse de la pensée nationaliste, dont le propos est d’élever
tel ensemble humain au-dessus des autres, systématiquement dévalués,
qu’ils soient voisins, adversaires ou « indigènes »,
et tous destinés à être combattus et soumis.
Décrire objectivement la diversité de l’humanité
est précisément ce que tous les nationalismes, impérialismes
et colonialismes ont toujours contrecarré. Cet inventaire de l’humanité
reste encore à faire. Par exemple, sur le plan des langues, on ignore
combien de langues vivantes cohabitent actuellement, et les spécialistes
de la question donnent des nombres variant entre 5 000 et 10 000... Or, toutes
les analyses convergent en soulignant que l’indice capital d’identification
de tout ensemble ethnique est bien sa pratique linguistique qui véhicule
et exprime la culture, les traditions et la conscience communes. Pour les
autres données de l’ethnologie comparée, l’incertitude
est analogue, et ni l’Unesco ni aucune institution internationale ne
sont astreintes à pallier les négligences voulues des États.
Ce qui veut dire que nous ne disposons encore d’aucune identification,
classification, localisation et estimation démographique exhaustive
de notre humanité. Et que chacun peut estimer comme valable ou dérisoire
tel ou tel critère pour caractériser l’appartenance à
une communauté ethnique. Mais ce qui fait la loi, sur le plan scientifique
comme politique, reste la volonté générale de réduire
la diversité humaine à celle des États-nations existants,
c’est-à-dire aux quelque deux cents pays ayant accédé
à la souveraineté internationale.
Le découpage géopolitique du monde
Le tableau du monde utilisé par le discours politique, les médias
et les manuels d’enseignement donne une vision simpliste et très
déformée de la réalité, car les constructions
politiques actuelles, toutes issues de certains traités plus ou moins
récents, ne sont que des ensembles historiques transitoires voués
à des évolutions qui, sans cesse, font surgir d’autres
États ou amènent de nouvelles unions. Ce tableau géopolitique
n’a jamais été stable : il n’est à tout instant
que le reflet temporaire de la réalité ethnique permanente et
sous-jacente, aux prises avec les derniers rapports de force entre États,
comme à l’intérieur de chacun d’eux. Les «
pays » dont on enseigne l’existence n’ont, sauf les îles,
en général aucune consistance dans la géographie physique.
La géographie officielle n’est que celle des États, créations
partout en discordance avec l’environnement physique et, généralement
aussi, avec les aires ethnoculturelles. C’est la discordance de ces
trois trames de limites spatiales – géopolitique, géophysique
et anthropologique – que l’on doit partout garder à l’esprit
pour relativiser l’importance exclusive conférée au découpage
en pays et patries, purement conventionnel et remontant rarement à
plus d’un siècle. Mais découpage présenté
comme naturel, éternel, incontournable et générateur
des seules solidarités humaines valables devant aller jusqu’au
sacrifice de la vie de chaque citoyen.
Et nous ne pouvons oublier que la dynamique des États, en permanence
confrontée aux aspirations des peuples, a été fondée
sur tous les procédés de domination et d’oppression politiques,
d’exploitation économique et d’aliénation culturelle
: c’est l’histoire inhumaine (Richard, 1992) due à l’État
criminel (Téron, 1995). Ainsi le génocide (destruction physique
d’un peuple, arménien, juif, tsigane, etc.), la déportation
(des Tchétchènes, Tatars, etc.), le nettoyage ethnique (des
terres des Bosniaques musulmans, des Kosovars albanais, etc.), l’ethnocide
(destruction de la culture des peuples tels les Amérindiens) et le
linguicide (éradication des langues, telles celles des sommets de l’Hexagone
français) ont visé à réduire la diversité
humaine au profit de quelques nations en position de pouvoir. Ni que les systèmes
étatiques, impérialistes et colonialistes, ont profité
à des peuples entiers, ayant édifié un État pouvant
être par ailleurs démocratique mais qui, à sa frontière,
ou outre-mer, pouvait exploiter sans limite des peuples entiers en les aliénant
complètement. Exploitation et aliénation qui bénéficiaient
directement aux colons mais, indirectement, à tous les membres du peuple
dominant, consommateurs d’un marché privilégié
et titulaires d’un statut de supériorité.
Ce que la solidarité humaine doit prendre en compte n’est pas
le simple bilan géopolitique actuel mais, au contraire, la perpétuelle
résistance et lutte pour leur émancipation de toutes les communautés
humaines, qualifiées de « nationales », « ethniques
» ou autrement, à travers le monde. L’état réel
de l’humanité repose sur l’identification de ces milliers
de communautés vivantes dissimulées par la force des deux cents
États et donc sur « la force des faibles » (Caratini, 1986).
C’est la connaissance détaillée de cette situation actuelle
des formations sociétales réparties sur trois niveaux, ceux
des « nations » souveraines, des quelques « peuples »
minoritaires reconnus comme tels et bénéficiant de statuts variés
d’autonomie et, enfin, des innombrables autres minorités ethniques
non reconnues. La diversité culturelle aussi bien que physique de l’humanité
est un produit de l’évolution analogue à celui de la biodiversité
multipliant les espèces. Le danger de notre époque est qu’une
mondialisation incontrôlée laissant libre cours à la puissance
de certains intérêts économiques et étatiques amène
certaines sociétés, comme certaines espèces, à
la disparition.
La lutte des peuples
L’identité des communautés réelles, des ethnicités
conscientes d’une culture d’une langue et d’un territoire
propres, est constamment niée par le discours
des États qui rejette les concepts identitaires, communautaires, ethniques
en essayant de leur conférer un aspect répulsif de particularisme
dérisoire et dangereux, issus d’idéologies « communautaristes
», « ethnicistes », ou « tribaliste », en un
mot rétrogrades, opposées à la grandeur immaculée
et incontestable des « nations » consacrées. En taxant
même leur revendication et combats de « nationalistes »,
alors que l’on est bien forcé d’y voir l’expression
de luttes défensives de libération nationale. Et en réduisant
ces luttes de minorités pour leur reconnaissance et leur émancipation
à des combats « terroristes ». Alors que, même si
l’on a une préférence pour les formes non violentes de
lutte, l’on doit constater que, face aux répressions impériales
armées, les combats de libération nationale livrés par
des résistants sans uniforme ont été ni plus ni moins
criminels que ceux des corps en uniformes, et que la plupart des animateurs
de ces luttes, depuis Charles de Gaulle jusqu’aux principaux leaders
arabes, israéliens, africains et autres, avaient tous été
traités de « chefs terroristes » par les divers dominateurs.
Alors que ce sont les États qui ont inventé le terrorisme à
une grande échelle et que ce sont eux seuls qui ont systématiquement
pratiqué l’extermination, l’expulsion, la déportation,
l’asservissement. Par exemple à travers ce Nouveau Monde tant
convoité dont les « indigènes » (« peuples
de l’Inde »), après avoir été, non sans mal,
reconnus comme humains, ont été réduits en servitude
économique, politique et culturelle ou enfermés dans des «
réserves » ou « réductions ». Mais, en Europe
même, qu’ont fait Anglais et Écossais en Irlande ? Si ce
n’est, par le système des « plantations », d’avoir,
pendant trois siècles, colonisé les terres des Irlandais pour
les repousser vers la mer, le servage, la famine et l’émigration
en niant leur existence jusqu’au xxe siècle ; pour, ensuite,
sur le territoire conservé en Irlande du Nord, leur refuser jusqu’en
1973 un droit de vote égal. Faut-il s’étonner que maintenant
les personnalisables – enseignement, santé, aide sociale, etc.
–, particulièrement dans les régions mixtes, comme Bruxelles
où les autres domaines – transports, travaux publics, etc. –
sont gérés par la région. Et la Constitution stipule
: « La Belgique est un État fédéral qui se compose
de communautés et de régions. »
Le fédéralisme mondial, espoir du xxie siècle
La fin de la lutte des classes implique la disparition des formations
sociales antagonistes comme condition à l’éradication
de l’exploitation économique des unes par les autres. Différentes
formes de fédéralisme entre organismes économiques et
sociaux ont été conçus, notamment depuis Proudhon (Du
principe fédératif, 1863), pour transformer les rapports humains
de production, distribution, consommation. Mais la fin de la lutte des peuples
peut difficilement impliquer la fin des peuples comme préalable à
l’élimination de la domination politique des uns par les autres.
Autant il est difficile d’imaginer la survie des classes dans leur entente
mutuelle, autant celle des peuples peut être aisément conçue
dans le fédéralisme territorial et culturel. À moins
d’imaginer l’unification de l’humanité en un seul
peuple ayant une seule culture, l’avenir à construire est donc
bien celui d’une humanité diverse, mais en paix, où peuples,
nations, ethnies vivraient dans l’égalité et l’entente.
Si le xxe siècle a connu l’apogée des affrontements entre
États-nations issus de l’Europe, on peut espérer que le
xxie siècle, par contre, sera celui de la disparition du nationalisme
et de la fin de l’ère des États souverains, intégrés
dans une couverture progressive de la planète par des structures fédérales
supranationales à l’image de celles initiées en Europe.
La mise en place, dans la sphère politique, d’une telle trame
fédérale a donc pour principal objet, en rognant sur la souveraineté
des États, de décharger ceux-ci de leurs pouvoirs excessifs
dans deux directions : d’une part, vers les niveaux supérieurs,
continental et mondial et, d’autre part, vers le niveau inférieur,
régional ou minoritaire. Cette répartition se faisant en application
du principe fédéraliste de subsidiarité, ou de proximité,
qui spécifie que toute capacité d’action doit être
assumée au niveau le plus proche des citoyens et transférée
à un niveau supérieur uniquement si les instances inférieures
ne peuvent les assumer isolément. Cette remise en ordre générale
de la carte du pouvoir politique dans le monde doit donc se traduire par le
dessaisissement de la puissance exorbitante des États au profit des
structures tant supranationales que sub-étatiques. Les structures supranationales
sont seules en demeure de lutter contre la mondialisation économique
sauvage reposant sur les appétits des firmes capitalistes transnationales.
Et les structures sub-étatiques sont seules capables d’exprimer
la variété des aspirations de toutes les unités vivantes
de l’humanité. Quant aux structures du niveau national, elles
pourront assurer encore quelque temps, mais dans un rôle intermédiaire,
ces pouvoirs dont elles ont tant abusé mais auquel tant d’esprits
restent attachés.
Unité planétaire de l’humanité, intégrations
régionales par continent ou sous-continent et aménagement intérieur
des États selon leurs composantes humaines réelles sont des
objectifs qui, au xxie siècle, ne paraissent plus irréalistes
et hors de portée. Mais il convient de rappeler qu’il ne s’agit
en cela que d’une recherche de l’harmonisation des relations politiques
entre peuples visant à mettre fin aux conflits nationaux. Autre chose
est la recherche de l’élimination des systèmes d’exploitation
économiques, pour laquelle des solutions fédéralistes
et d’autonomie (mutualisme, autogestion, communalisme, etc.) sont aussi
à mettre en place. À l’ère de l’inéluctable
mondialisation (globalization),
le jeu du capitalisme transnational, comme de celui des États impérialistes
qui le servent, doivent pareillement être régulés par
l’intervention des peuples du monde opposant leur conscience et leur
volonté à l’appétit de gain immédiat et
au mépris de la vie de l’humanité, comme de l’environnement
planétaire, qui caractérisent le capitalisme et l’impérialisme.
C’est cela la révolution mondiale tant attendue des communautés
et de la raison sur l’irresponsabilité des entreprises et des
États, qui n’ont cessé de jouer de la violence et du dédain
de l’autre pour mieux l’asservir et nier sa personnalité.
Roland Breton