Bertrand Russel salua la publication du livre en ces termes
:
« Nationalisme et culture est une importante contribution à la
philosophie politique à la fois à cause de son analyse pénétrante
et grandement informée de nombreux auteurs célèbres,
et à cause de sa brillante critique du culte de l’État,
qui est la superstition dominante et la plus nocive de notre époque.
J’espère qu’il sera largement lu dans tous les pays où
la pensée désintéressée n’est pas encore
illégale. »
Et Albert Einstein de son côté en dit ceci :
« Je trouve le livre extraordinairement original et éclairant.
De nombreux faits et relations sont présentés en lui de
façon nouvelle et convaincante. Je ne suis, bien sûr, pas d’accord
avec son attitude fondamentale d’estimation purement négative
de l’État. Ceci, pourtant, ne m’empêche pas de trouver
le livre important et éclairant. »
Le premier livre :
genèse de l’idéologie nationaliste
Le premier des deux « livres » divisant l’ouvrage, à
partir de la dénonciation de « L’insuffisance du matérialisme
économique » (chap. 1), passe d’abord au crible la lente
élaboration historique de la pensée politique antérieurement
à l’apparition du nationalisme. À travers la religion
(chap. 2) où prend racine l’idée de pouvoir, qui se manifestera
par le césaro-papisme dont il voit les résurgences jusqu’en
Robespierre, Napoléon, Mussolini ou Hitler. Et, aussi bien, à
travers les rivalités entre papauté et Empire (chap. 3), que
par la création des castes ou classes, assises indispensables du pouvoir,
depuis Platon et surtout Aristote. (chap. 4), jusqu’à Machiavel
(chap. 5).
Mais, avec la Renaissance et les révoltes paysannes, apparaissent les
premiers mouvements de la Réforme (chap. 6), où s’expriment
de nouvelles aspirations contestant l’Église comme l’État
– les deux baleines stigmatisées par le hussite Cheltchicky –
mais aussi de nouveaux tyrans, tel Calvin, « l’une des plus terribles
personnalités de l’histoire, un Torquemada protestant, un zélote
au cœur étroit qui essaya de préparer les hommes au royaume
de Dieu par le chevalet et le supplice de la roue » (p. 112). Tandis
que les premiers États nationaux s’assoient sur absolutisme et
monopole du commerce et de l’industrie (chap. 7), certains philosophes
– Thomas More, Francis Bacon, Campanella, Rabelais, La Boétie,
George Buchanan et Locke – opposent le droit naturel au pouvoir monarchique
(chap. 8).
Avec la révolution américaine triomphe la pensée la plus
libérale, exprimée par Thomas Paine (« Plus élevée
est une culture et moindre y est le besoin d’un gouvernement, parce
que les hommes en ce cas doivent veiller à leurs propres affaires et
aussi à celles du gouvernement », p. 146) ou Jefferson («
Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins ») d’où
naîtra la pensée libertaire de Godwin, Emerson et Thoreau («
Le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout », p.
149). Pensées anglo-saxonnes que Rocker met en parallèle (chap.
9) avec celle des grands classiques allemands : Lessing, Herder, Schiller,
Goethe, Jean-Paul Richter, auteur de la Déclaration de guerre à
la guerre, Hölderlin et le géographe Humboldt, auteur de Quelques
idées pour un essai de déterminer les limites de l’efficacité
de l’État, ayant par ailleurs déclaré (p. 156)
: « J’ai essayé de combattre la soif de gouverner et ai
partout tracé plus étroitement les limites de l’activité
de
l’État. » Ainsi qu’avec l’école française
où il souligne la place d’éminente avant-garde de Diderot,
qui dans l’article « Autorité » de l’Encyclopédie
écrit : « La nature n’a donné à nul homme
le droit de régner sur d’autres » et, dans le poème,
les Eleuthéromanes, ces vers annonçant mai 1968 (p. 159) :
La nature n’a fait ni serviteur ni maître.
Je ne veux ni donner ni recevoir de lois !
Et ses mains coudraient les entrailles du prêtre,
Au défaut d’un cordon, pour étrangler les rois.
Jean-Jacques Rousseau
et la Révolution française à l’origine
du culte national
Mais c’est précisément aussi à ce moment qu’à
partir de la pensée libérale et démocratique certains
ont pu aboutir aux pires méprises, avec, au premier plan, J.-J. Rousseau
dans le Contrat social. Et Rocker est catégorique :
« Rousseau était en même temps l’apôtre d’une
nouvelle religion politique, dont les conséquences eurent autant d’effets
désastreux sur la liberté des hommes qu’avait eu antérieurement
la croyance au droit divin des rois. En fait, Rousseau est l’un des
inventeurs de cette nouvelle idée abstraite de l’État
née en Europe après que le culte fétichiste de l’État
qui trouvait son expression dans le monarque personnel et absolu eut atteint
son terme. » (p. 162),
et il ajoute :
« Rousseau et Hegel sont – chacun à sa façon –
les deux gardiens de la réaction de l’État moderne. »
La filiation est suivie entre les deux « citoyens de Genève »,
Calvin et Rousseau, et se prolonge jusqu’aux jacobins et à Bonaparte.
Quelques jours avant le coup d’État de Brumaire, Bonaparte ayant
dit à Sieyès (p. 173) : « J’ai créé
la Grande Nation », ce dernier lui répliqua en souriant : «
Oui, car nous avions d’abord créé la Nation. » De
fait, la souveraineté du roi ayant été remplacée
par la souveraineté de la nation, on était fondé à
déclarer au club des Jacobins que (p. 176) « le Français
n’avait plus d’autres divinités que la nation, la Patrie
» (« ce nouveau roi à sept cent quarante-neuf têtes
» selon Proudhon), ou bien encore à diviniser la République
une et indivisible. Et le chef jacobin Isnard pouvait déclarer (p.
172) : « Les Français sont devenus le peuple élu de la
terre. Faisons en sorte que leur attitude justifie leur nouveau destin ! »
Pour Rocker, le processus révolutionnaire entre les mains d’un
Saint-Just
à la « logique fanatique » ou d’un Robespierre qui,
« au lieu d’une âme avait ses principes », ne pouvait
mener qu’à l’élimination, au nom de la nation, de
toute opposition ; à commencer par celle des hébertistes «
parce que leur propagande antireligieuse, qui était réellement
anti-église, abaissait le respect de l’État et minait
sa fondation morale » (p. 57). On aboutit ainsi à « Napoléon,
l’héritier rigolard de la Grande Révolution qui avait
pris aux jacobins la machine dévoreuse d’hommes de l’État
centralisé et la doctrine de la volonté nationale » (p.
180), homme « cynique et sans cœur qui, dans sa jeunesse, s’était
intoxiqué avec le Contrat social » mais, plus tard, s’abandonna
à dire : « Votre Rousseau est un fou qui nous a conduits à
cette condition ! » ou bien : « L’avenir montrera s’il
n’aurait pas été meilleur pour la paix du monde que ni
Rousseau ni moi n’ayons jamais vécu. » (p. 183)
Hegel apôtre de l’État, « Dieu sur terre »
et créateur de la nation
C’est bien là le moment capital de l’histoire de la pensée
politique, celui où le culte royal se transmue aisément en culte
national, républicain ou impérial, grâce notamment à
une sublimation de la notion de souveraineté, transmise du monarque
au peuple mythifié. Cette imposture trouve son écho dans toute
l’Europe, et au premier chef en Allemagne (chap. 11). Rocker montre
comment Kant et Fichte prennent en fait le contre-pied de la démarche
de leurs grands prédécesseurs de l’ère des Lumières,
comme Herder et Lessing, pour chevaucher le nationalisme venu de France, mais
contre la France dans les « guerres de libération » qui
dressent toute l’Europe contre l’impérialisme napoléonien.
Ils sont suivis par Hegel qui « devint le créateur moderne de
cette théorie aveugle du destin dont les tenants voient en chaque événement
une “nécessité historique” et voient en chaque fin
conçue par les hommes une “mission historique” ».
Que ce soit celle d’une race, d’une nation ou d’une classe.
En fait Hegel célébrait le culte de l’État comme
une fin en soi, comme la « réalité de l’idée
morale », comme « Dieu sur terre » (p. 195) en affirmant
:
« Car il est maintenant connu que ce qui est déclaré moral
et vrai par l’État est aussi divin et ordonné par Dieu,
que jugé par son contenu, il n’y a rien de plus élevé
et de plus saint » (p. 196) ou « C’est la voie de Dieu avec
le monde que l’État doive exister. Son fondement est dans le
pouvoir de la raison se manifestant comme volonté. Comme idée
de l’État l’on ne doit pas avoir à l’esprit
des États particuliers, ni des institutions spéciales, mais
plutôt l’Idée, ce Dieu réel, considéré
en lui-même. » (p. 197)
Et Rocker note : « En fait, Hegel était simplement le philosophe
d’État du gouvernement prussien et ne faillit jamais à
justifier ses pires méfaits » (p. 196). Ou encore : « Hegel
était un réactionnaire de la tête aux pieds » (p.
198). Aussi, quand Engels se vante en écrivant : « Nous, socialistes
allemands, sommes fiers de descendre, non seulement de Saint-Simon, Fourier
et Owen, mais aussi de Kant, Fichte et Hegel », Rocker ne peut que trouver
là l’explication du caractère désespérément
autoritaire du marxisme.
À partir de ce moment, la pensée allemande s’enlise dans
le nationalisme (chap. 12). Mais Rocker lui oppose ces deux affirmations qu’il
souligne : « La nation n’est pas la cause, mais le résultat
de l’État. C’est l’État qui crée la
nation, non la nation, l’État » (p. 200) et « Les
États nationaux sont des organisations d’églises politiques
; la prétendue conscience nationale n’est pas innée chez
l’homme mais lui est inculquée. C’est un concept religieux
; on est allemand, français, italien, exactement comme on est catholique,
protestant ou juif. » (p. 202)
Il reprend Thomas Paine (p. 203) : « Le monde est mon pays, tous les
hommes sont mes frères ! »
Il cite Goethe et Heine dénonçant les « guerres de libération
» de 1813-1815 menées par les cosaques (p. 212). Et lorsque le
romantisme lui-même sombre dans le nationalisme (chap. 13) et que des
Allemands se présentent comme un « peuple originel » (Urvolk),
il cite encore Heine déplorant « qu’ils haïssent tout
ce qui est étranger ; et qu’ils ne souhaitent plus devenir des
citoyens du monde, ni des Européens, mais seulement d’étroits
Allemands ».
Quand le socialisme voit la démarche autoritaire et dictatoriale, de
Babeuf à Marx, s’opposer à celle, fédéraliste,
de Proudhon et Bakounine (chap. 14), les clivages nationaux sont utilisés
par Marx dans sa lettre à Engels du 20 avril 1970 :
« Les Français ont besoin d’une rossée. Si les Prussiens
sont victorieux la centralisation du pouvoir étatique aidera la centralisation
de la classe ouvrière allemande ; en plus, la prépondérance
allemande fera glisser le centre de gravité du mouvement ouvrier d’Europe
occidentale de France en Allemagne. Et on n’a qu’à comparer
le mouvement de 1866 à aujourd’hui pour voir que la classe ouvrière
allemande est supérieure en théorie et en pratique à
la française. Sa prédominance sur la française à
l’échelle mondiale signifierait aussi bien la prédominance
de nos théories sur celle de Proudhon. » (p. 234)
Rocker remarque que Marx avait raison puisque la victoire de l’Allemagne
marqua la mise en arrière-plan du socialisme libertaire de l’Internationale.
Au terme de cette évolution, le nationalisme est bien devenu une religion
politique (chap. 15). Et, en 1931, à Berlin, au Congrès international
sur Hegel, Gentile, l’idéologue du fascisme et l’avocat
de l’« État totalitaire », célèbre
Hegel en regrettant simplement qu’il n’ait pas prévu que
la théorie de l’État moderne aboutisse à instituer
ce dernier comme plus haute forme de l’intelligence, au-dessus même
de l’art, de la religion et de la philosophie. Et Rocker de citer naturellement
Mussolini (p. 244) : « Tout pour l’État, rien hors de l’État,
rien contre l’État » comme l’aboutissement ultime,
avec Hitler, du culte de l’État et de la nation.
Le second livre :
critique des fondements et apanages de la nation
Après avoir ainsi montré le lent processus idéologique
ayant abouti au culte
de la nation assis sur le renforcement de l’État, Rocker se fixe
donc comme objectif, dans son deuxième « livre », d’examiner
tout ce qui peut être invoqué comme justifiant l’existence
du fait national, c’est-à-dire l’objet même de ce
culte. Ce sera donc ce qui vise à présenter la nation, successivement
comme communauté morale de coutumes et d’intérêts
(chap. 1), comme communauté de langue (chap. 2), et comme communauté
raciale (chap. 3). Il n’aura aucun mal à souligner les contradictions
ou l’inconsistance des arguments développés par les avocats
des nations pour essayer de donner une base scientifique à l’objet
de leur culte.
Ensuite, Rocker se penche sur la dialectique entre unité politique
et culture, D’abord au niveau de la définition même de
la culture (chap. 4), puis dans l’exemple grec d’une décentralisation
politique générale (chap. 5), ensuite dans l’exemple opposé
de l’essai romain de centralisation (chap. 6) et, enfin, dans le long
procès de la fragmentation européenne (chap. 7). À chaque
étape, il démontre combien la recherche de l’unité
politique est peu liée au progrès culturel.
Il arrive ainsi à constater l’illusion de la culture nationale
(chap. 8), l’inaptitude de l’État-nation à développer
la science (chap. 9), l’absence de liens entre art, architecture et
nationalité (chap. 10), comme, aussi bien, entre art et esprit national
(chap. 11). Et Rocker conclut sur « les problèmes de notre temps
» (chap. 12), c’est-à-dire, en 1936, sur les différentes
formes très parallèles du totalitarisme.
Dans l’« Épilogue », de 1946, face au renforcement
du totalitarisme soviétique, assis sur le plus grand impérialisme
jamais vu, Rocker prend fermement position pour une fédération
européenne.
« Une fédération européenne est la première
condition et la seule base pour une future fédération mondiale,
qui ne pourra jamais être atteinte sans une union organique des peuples
européens. » (p. 547) « Une Europe fédérée
avec une économie unifiée, dont aucun peuple n’est exclu
par des barrières artificielles, est donc, après les expériences
amères du passé, la seule voie qui peut nous conduire des ruineuses
conditions du passé vers un avenir plus radieux. Cela ouvrira de nouvelles
voies à une organisation réelle et une renaissance de l’humanité
et mettra fin à toutes les politiques de pouvoir. » (p. 553)
Mais cette position reste celle d’une vision essentiellement eurocentrée
qui avait, par exemple, empêché Rocker d’évoquer
le mouvement national indien, pionnier et modèle de tous les soulèvements
anticolonialistes ; et l’avait amené à ne citer Tagore
qu’à travers son ouvrage Nationalism de 1917, à la fois
pour sa condamnation de l’idée de nation (p. 252), « l’un
des plus puissants anesthésiques que l’homme ait jamais inventé
», comme pour avoir « établi cet inhérent antagonisme
entre nation et société en ces mots splendides » :
« Une nation, dans le sens de l’union politique et économique
d’un peuple, est cet aspect qu’une population entière assume
quand elle est organisée pour un but mécanique. La société
en tant que telle n’a pas de but ultérieur. C’est une fin
en soi. C’est l’auto-expression spontanée de l’homme
comme être social. C’est une régulation naturelle des relations
humaines telle que les hommes puissent développer les idéaux
de vie en coopération les uns avec les autres. » (p. 274)
Dans le dernier paragraphe de l’« Épilogue » (p.
554), Rocker précise encore :
« Une fédération des peuples européens, ou au moins
un commencement vers cette fin, est la première condition pour la création
d’une fédération mondiale, qui garantira aux peuples prétendus
coloniaux les mêmes droits à la poursuite du bonheur. Il ne sera
pas aisé de satisfaire cette ambition, mais un commencement doit être
accompli si nous ne sommes pas à nouveau plongés dans un abysse.
»
Pour enchaîner aussitôt sur cette phrase en italiques :
« Et ce commencement doit être fait par les peuples eux-mêmes.
»
Heureusement, les peuples « prétendus coloniaux » prirent
leur cause en charge sans trop compter sur la solidarité des peuples
européens. Nous touchons, sans doute, là une des faiblesses
de la vision de Rocker, celle de n’avoir pas saisi la fondamentale importance
de l’oppression impérialiste, tant outre-mer que de proximité,
visant des sociétés entières et la diversité des
cultures.
Roland Breton