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Le mérite premier et incontestable du livre de Daniel est de « faire penser ». À ce titre, le procédé des renvois est des plus fertile : la pensée part dans une direction, revient, repart ailleurs et au bout d’un moment on se met soi-même à avoir ses propres renvois et à feuilleter le bouquin dans tous les sens. Ainsi est mis en pratique ce qui court théoriquement tout au long de l’ouvrage, l’aspect fondamental de la multiplicité, et le refus de l’unicité, de l’arrêt de la pensée ou de l’action des anarchistes. Ce qui les distingue fondamentalement de toutes les autres tendances politiques et sans doute même de la politique telle qu’on la conçoit généralement. Corollaire évident : l’action politique spécifique des anarchistes est l’action directe. Colson cependant recherche dans la multiplicité l’unité qui s’y révèle et s’y dérobe et il reste fidèle à une conception holiste de l’univers. Cette multiplicité, gage de richesse, est également signe d’une unité non pas construite, mais toujours en train de s’élaborer.
Les relations entre la philosophie et l’anarchie ont toujours existé. Dès l’origine, Godwin était désigné comme le philosophe. Proudhon et Bakounine ont toujours lié leur action à une réflexion philosophique. Sans aller si loin, j’ai connu, au temps où il en existait encore, nombre d’ouvriers anarchistes fervents lecteurs de philosophie, et en particulier de Nietzsche. À ce point de vue, au moins, Daniel reste fidèle à une authentique tradition anarchiste, qu’on pourrait dire individualiste mais qui, comme il le montre, en particulier avec l’exemple de l’anarchosyndicalisme, dépasse de beaucoup cette tendance dans laquelle on a voulu l’enfermer, dans le désir de tout classifier et de mettre de l’ordre dans cette nébuleuse par définition inorganisée et dont les différentes tensions s’interpénètrent constamment.
À mon avis, l’article le plus riche est celui qui est consacré à la « puissance du dehors ». C’est là que Daniel exprime avec le plus de vigueur et d’enthousiasme ce qui lui semble être le mouvement même et la force qui animent l’anarchisme, qui s’oppose à tous les conservatismes y compris à celui qu’il sécrète lui-même. Mais il ne passe pas sous silence le fait que cette lutte est aussi une lutte intérieure, et l’effroi qui nous saisit, et a saisi aussi bien Proudhon ou Cœurderoy à la perspective de bouleversements inimaginables et « incontrôlables ». On retrouve aussi dans cet article ce que je reprocherais le plus volontiers à l’ensemble du livre : l’abus de citations qui donne parfois l’impression que l’auteur a besoin de se retrancher derrière la caution de philosophes patentés et reconnus, comme s’il était lui-même effrayé par ce qu’il pressent. Les citations abondantes risquent alors d’être perçues comme arguments d’autorité un peu arbitraires.
Il existe certes des liens constants et explicites entre l’anarchisme et la philosophie, ou du moins une des directions possibles de la philosophie. La référence à l’anarch (anarkhê) est explicite dans l’introduction de François Chatelet aux volumes qu’il a consacrés à la Philosophie. Elle existe même chez Emmanuel Lévinas (dans un passage que je ne retrouve pas), ce qui nous pose sans doute des problèmes en tant qu’anarchistes... En gros, il me semble, la philosophie est déchirée entre deux tensions. D’une part la curiosité, le refus de toute idée reçue, de toute évidence. D’autre part, les tentatives de construire des systèmes totalisants. Bien que certains paraissent appartenir à une tendance plus qu’à une autre, par exemple Spinoza parmi les premiers, Hegel parmi les seconds, la tension entre les deux existe sans doute chez les uns et chez les autres. Ce qui n’est d’ailleurs pas très différent de ce qui se passe chez les anarchistes, et c’est peut-être cette tension qui fait leur richesse, en même temps qu’elle fait problème.
Explicitement, Daniel se rattache à une tendance philosophique qui va de Spinoza à Deleuze et, parmi les contemporains de manière presque exclusive à Deleuze. Tout à fait logiquement, dans cette lignée, ce à quoi il s’attache, c’est aux concepts.1 Il laisse alors de côté toute autre tendance, en particulier la phénoménologie qui pourrait aussi, à travers Derrida et Jacques Rancière, offrir une source de réflexion et d’approfondissement dans une perspective anarchiste. Ce qui me paraît plus gênant, c’est son adhésion à une tendance de la philosophie des sciences et de l’épistémologie qui, en prétendant s’opposer à la prétention totalisante de la science, laisse entendre de façon implicite qu’elle pourrait offrir un schéma d’explication du monde, comme cela est suggéré par Prigogine et Stengers. Un courant qui s’appuie en outre exclusivement sur la physique ou les mathématiques, laissant par exemple de côté les hypothèses des sciences de la vie. Il me semble y avoir là une régression par rapport aux conceptions de Karl Popper et surtout de Thomas Kuhn qui permettaient de relativiser la science et me semblent plus modestes, donc moins virtuellement totalitaires.
À mon avis aussi, l’admiration que porte Daniel à Nietzsche le conduit parfois à des jugements à l’emporte-pièce, par exemple dans la condamnation portée contre la philosophie des Lumières. Celles-ci sont loin d’être d’une seule pièce, comme le laissent entendre Nietzsche et, sur ce point sans distance par rapport à lui, Daniel. Elles sont marquées par les tensions évoquées plus haut et il me semble que le refus des évidences et l’intrépidité des hypothèses n’ont peut-être jamais été aussi fortes que chez Diderot, par exemple. Celui qui veut d’abord dépasser les Lumières, ce n’est pas Nietzsche, c’est Hegel, dans sa tentative d’élaborer un système sur lequel se sont appuyés aussi bien le conservatisme que le marxisme. Les Lumières aboutissent sans doute d’un côté à Hegel, et c’est la voie dans laquelle se sont précipités tous les pouvoirs, mais elles aboutissent de l’autre côté à Godwin et à l’anarchisme moderne. Quel que soit son ressentiment (et c’est évidemment à dessein que j’utilise ce terme) à l’égard de tout ce qui le précède, et son désir de se présenter comme le premier, Nietzsche 2, lorsqu’il n’est pas lui-même trop systématique et méprisant envers tout ce qui n’est pas lui (et d’ailleurs aussi envers lui-même), doit beaucoup aux Lumières. La raison n’est pas ce cadre étroit auquel on l’identifie trop rapidement. Elle peut conduire à être « raisonnable », à se « faire une raison », devant l’histoire par exemple, ou la réalité immédiate, et c’est ce que font aussi bien Hegel que souvent Freud, mais elle peut conduire aussi à être « raisonneur », ce que sont les anarchistes, comme les mauvais élèves, qui n’acceptent jamais les raisons données comme des évidences ou présentées comme inéluctables et sont poussés à chercher au-delà de ce qui est présenté comme seul possible ou imaginable.
De même, Daniel, dans un souci de polémique (à mon avis un peu sommaire) avec l’anti-spécisme, adopte sans distance la condamnation nietzschéenne de l’utilitarisme sans tenir compte des nuances et même des oppositions qui peuvent traverser celui-ci. On pourrait ici se rapporter à la distinction que fait Halévy entre l’utilitarisme d’intérêt de Bentham et l’utilitarisme de fusion de Godwin.3
Ces quelques réserves n’en sont pas vraiment. Elles ne sont que l’écho de réflexions qui me sont venues à la lecture de l’ouvrage. Que celui-ci suscite discussions, oppositions, polémiques, fasse penser, en somme, est la preuve de son intérêt. Je souhaite que cette discussion se développe tant parmi les anarchistes que dans le public beaucoup plus varié que le livre rencontre et dans lequel il fera en tout cas passer quelque chose du souffle qui nous anime tous.
Alain Thévenet

1. Ce qui me semble quand même poser des problèmes. Dans l’article « guerriers », par exemple, je veux bien croire que la guerre dont il est question s’identifie à l’élan, ou à quelque chose de cette nature. Mais la guerre, ce sont aussi les souffrances concrètes subies du fait des guerriers, quand bien même ils seraient anarchistes. Les vies individuelles sont sans doute indissociables de l’ensemble dans lequel elles ont place, mais ce sont quand même des individus concrets qui ont mal et qui meurent « de la main des autres hommes ». Passer ainsi de ce qu’on pourrait identifier rapidement à la pulsion de vie à la réalité physique de la mort, et ce, avec enthousiasme, ne me paraît pas aller de soi. À moins qu’il s’agisse alors de métaphore. Mais le concept n’est pas non plus une métaphore...

2. Par ailleurs, l’engouement général et relativement récent de bon nombre d’universitaires pour Nietzsche m’incite à relire celui-ci avec une certaine méfiance. Et ceci dans un esprit, je l’avoue, essentiellement utilitariste : pour qu’on l’utilise ainsi à tout bout de champ, à quoi peut-il donc servir ? On pourrait du reste se poser la même question pour Spinoza. Mais la modestie de celui-ci le rend, à mon avis, irrécupérable.
3. Voir Daniel Halévy, la Formation du radicalisme philosophique, tome II (l’évolution de la doctrine utilitaire), PUF.

À propos du Petit Lexique philosophique de l’anarchisme de Daniel Colson

Alain Thévenet