Pour ma part, plutôt que de " constat ",
je pense qu'il s'agit d'un " désillu sion nement
illusoire ". Désil lusionnement, parce qu'on dirait
que le réalisme qu'il invoque contre l'idéologie
mystifiante du marxisme lui représente comme insignifiants
des mouvements qui naguère lui paraissaient porteurs d'un
sens critique, l'empêche - et tout le groupe avec lui -
de déceler les prodromes de l'explosion de mai 1968, lui
fait même dénoncer des luttes comme celle qui a
mobilisé 300 000 Allemands contre l'installation de fusées
Pershing en RFA : " On veut bien manifester contre les dangers
biologiques de la guerre ou contre la destruction d'un bois;
on se désintéresse totalement des enjeux politiques
et humains liés à la situation mondiale contemporaine.
" (Les Carrefours du labyrinthe, IV, p. 17.)
Illusoire parce que, depuis un bon siècle et demi, toutes
les luttes, qu'elles aient été menées par
les travailleurs, les femmes, les jeunes, etc., se sont déclen
chées sur des revendications partielles, et leur éventuelle
signification universelle est restée essentiellement impli
cite, sauf quand elle a été portée sur le
plan politique global par de rares mouvements révolutionnaires
ou quasi tels - ou par l'imposture bureaucratique.
En fait, derrière ce " con-stat ", j'entends
une dénégation qui cherche à dissimuler
l'exigence personnelle, théorique sans doute, de se consacrer
à la philosophie. Mais dans cette démarche, malgré
ce qu'elle me paraît avoir d'équivoque, Casto riadis
ne " trahit " ni la révolution ni lui-même.
Se projetant sur le plan de la philosophie, il reste fidèle
tant au contenu de ses idées qu'au fondement qu'il leur
donne.
Ce fondement n'est pas métaphysique, c'est la création
par des hommes. De même qu'il n'y a de perspective révolutionnaire
que pour autant que les sujets humains la tracent par leurs idées
et leur pratique, de même le concept d'autonomie ne peut
être conçu que parce que, depuis la cité
grecque jusqu'aux conseils ouvriers, certaines inventions de
l'histoire europé enne l'ont institué comme signification
politique. En retour, c'est l'apparition de cette signification
qui décèle dans l'être et le temps ce trait
essentiel de consister en création.
Sur le plan du contenu, Castoriadis n'a cessé d'affirmer
son attachement au projet de société défini
dans Sur le contenu du socialisme et fondé sur l'autogestion
géné ralisée, la démocratie directe
et l'égalité. Dans l'interview qu'il a donnée
peu avant sa mort au Monde diplomatique, il maintenait qu'à
ses yeux le dilemme " socialisme ou barbarie ", énoncé
en 1949, restait parfaitement pertinent. Enfin, et peut-être
surtout, la révolution, même coupée de la
perspective historique actu elle, reste au centre de sa vision
: elle est le moment inaugural de l'autonomie, qui n'est pas
un état mais une rupture, qui n'est que moment inaugural.
La révolution est l'autonomie dans le champ politique.
À propos de l'entreprise de Casto riadis, Axel Honneth
parle de " sauvegarde ontologique de la révo lution
". C'est aussi un puissant fondement philosophique - ontologique,
anthropo logique, épistémologique... - de l'idée
libertaire.
Démarche, donc, essentiellement de rupture, celle de Castoriadis
- et, pourtant, elle se combine avec des mouvements de clôture.
Comme si, une fois posée l'autonomie à l'horizon
de l'humain dans tous ses aspects, une fois posé le vide
de la détermination au cur de l'être et le
temps comme création pure, cette pensée, chaque
fois qu'elle s'attache à des objets particuliers du champ
" social-historique ", avait tendance à se durcir,
à refermer cet objet sur une rationalité exhaustive
et même sur une fonctionnalité.
C'est, je crois, le cas de la thé orie du capitalisme
moderne qui avec le recul peut apparaître comme une conceptualisation
abusive dans la mesure où elle ne contient pas même
en germe la possibilité du catas trophique basculement
du rapport de forces qui s'est produit dans les sociétés
capitalistes à partir du milieu des années 70 et
de la restauration qu'il a per mise de l'" utopie du marché
autorégulateur " (la " grande transformation
" de Polanyi, mais à l'envers), malgré son
" absurdité " plus que prouvée.
C'est aussi le cas de la bureaucratie et de la ten dance à
la bureaucratisation. Dans " les structures de pou voir,
l'économie et même la culture... il est clair que
le problème, c'est la bureaucratie et non pas le "capital"
au sens de Marx ", déclare-t-il en 1983 (les Car
refours du labyrinthe, II, p. 84). À sa vision de la bureaucratisation
comme une tendance irréversible du capitalisme, on peut
objecter les efforts menés actuellement par les entreprises
pour se débureaucratiser par le " nouveau management
", l'" externalisation ", etc. On peut surtout,
à mon avis, regretter que cette bureaucratisation oblitère
totalement le rôle du rapport marchand, dont le capitalisme
s'acharne à faire le mode unique d'échange entre
les hom mes et qui consiste en une dénégation et,
dans les faits, une destruction du rapport social et de tout
échange symbolique, si bien que le capitalisme est essentiellement
désocialisation et ne survit qu'en dévorant des
rapports sociaux soit hérités, soit sécrétés
malgré lui.
Je ne parlerai pas de la " stra tocratie ", dont l'effondrement
du régime soviétique a très vite montré
que c'était un artefact inutile. Je voudrais revenir sur
la privatisation. À son apparition, ce concept décrit
le repli des gens, comme en désespoir de cause, sur la
sphère privée; il reste donc relié au mouvement
social. Il finit par traduire le fait que la société
actuelle ne produit plus le type anthropologique qui lui serait
néces saire pour assurer sa survie mais un type - cynique,
jouisseur, irresponsable, etc. - qui convient aux exigences à
court terme de son fonctionnement. La notion se fige alors dans
une fonctionnalité abstraite.
Mais cette privatisation trahit également une clôture
sur le plan de la pratique de la pensée, pour ainsi dire.
En un sens, l'universel de la philosophie constitue la sphère
privée du philosophe. J'ai l'impression que Castoriadis
s'y " replie ", qu'il se ferme au balbutiement irrationnel
du dominé, qu'il noie ses contours concrets, sa singularité
de sujet dans le tout d'une société démontable
comme un moteur, avec ses " significations imaginai res
", etc., et que du coup il oublie que l'essence même
de cette société est la domination et que l'ultima
ratio de sa rationalisation c'est encore la domination, fût-ce
au prix de monstrueuses " absurdités ".
Quiconque a fréquenté Castoriadis a pu être
frappé par le paradoxe d'une pensée si radicalement
libertaire dans son contenu et si réticente à s'ouvrir
à la pensée d'autrui dans sa pratique. Au-delà
des considérations psychologiques, je voudrais essayer
de cerner le sens de ce contraste et je me permettrai d'invoquer
mon expérience.
Après que les opposants à Castoriadis se furent
séparés de ses partisans, dont j'étais,
on peut dire que le groupe s'est mis à parler d'une seule
voix, celle de Casto riadis. Voix certes forte et passionnante,
" immense voix qui boit, qui boit ", qui buvait le
monde, l'Histoire, mais aussi toute autre voix, qui absorbait
en elle tout ce que l'un ou l'autre pouvait dire, si bien que
le groupe n'était plus que sa chambre d'écho. Littéralement,
on ne s'entendait plus parler, on ne s'entendait plus penser.
C'est alors que j'ai quitté le groupe, par une sorte de
réflexe de survie psychique, incapable de faire état
du moindre désaccord. Et le groupe lui-même a prononcé
sa propre dissolution guère plus d'un an plus tard.
Ce qui est en jeu dans cette crise, c'est l'essence même
du langage qui veut que la relation qu'il entretient avec la
réalité, qu'il la " constitue ", la "
dévoile ", ou ce qu'on voudra, ne s'effectue que
dans un processus qui est toujours singulier, qui est interminable
et qui ne peut avoir d'autre lieu que la multiplicité
des êtres parlants. Pour chaque membre du groupe, un tel
exercice autonome du langage était incompatible avec le
fait que toute parole, toute pensée individuelle se trouvât
instantanément, dès son surgissement, happée,
digérée et assimilée dans un grand tout
qui semblait être toujours déjà là.
Comme je le disais un jour à Castoriadis en pensant à
cet épisode, s'il est vrai que l'homme est une chimère
de singe et de vide, ce vide, c'est à chacun de le scruter
et d'y puiser cet inépuisable potentiel de création
qui constitue l'être même - sinon on reste ou l'on
redevient singe. Or, cette expérience de l'altérité
d'autrui dans le langage, c'est en même temps celle de
la part irréductible d'ombre du réel. Cette part,
précisément, que la pensée de Castoriadis
ménage en ces " magmas " de significations insaisissables
par la seule logique " ensembliste-identitaire ". Cette
même part devant laquelle, cependant, cette même
pensée, dans son vécu, se raidit, me semble- t-il,
se crispe, se ferme, ou peut-être qu'elle n'a cessé
de fuir dans un discours éperdument péremptoire,
voué à l'affirmation cons tructive ou à
la négation polémique, et ignorant la conjecture,
dans la quête d'une cohérence rêvée
circulaire, close. Alors même qu'il savait fort bien que,
close, elle ne pouvait pas l'être puisque la cohérence
elle-même est création.
Ce vide de l'être, cet indéterminé de l'humain
devant lequel il me semble que la pensée de Castoriadis
recule comme d'effroi, n'est-ce pas celui qui est au fond de
la question qu'a posée l'effondrement sous les coups du
nihilisme capitaliste de la certitude d'être humain, la
question folle de savoir " se questo è un uomo ",
ainsi que l'a formulée Primo Levi? N'y a-t-il pas là
une " signification imagi naire " centrale de la société
moderne? Et comment joue-t-elle avec la quête de l'autonomie?
Saurons-nous vivre avec, révulser cette angoisse en jouissance
de la liberté? Voilà ce dont je rêvais ces
temps derniers de débattre avec Castoriadis.
Mais, pour la première fois peut-être, sa parole
est restée en suspens. Son travail, si colossal soit-il,
laisse ouverte une infinité, préci sément
une infinité, de questions. Sans doute convien drait-il
lui-même que, inachevée, son uvre reste d'autant
plus fidèle à l'élan qui l'a portée.
Daniel Blanchard |