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Depuis un certain temps, les textes de John Clark s'en
prennent à l'écologie sociale et brouillent les
divergences profondes entre ces deux tendances, à un moment
où il serait prioritaire de les distinguer clairement.
Le point de vue qu'il défend est mystique, voire, d'un
point de vue écologiste social et anarchiste, réactionnaire.
[...] o o o L'élément central dans le conflit entre Clark
et moi est son objection au municipalisme libertaire, une notion
que je défends depuis longtemps comme constitutive de
la politique de l'écologie sociale, comme un effort révolutionnaire
où l'on donne à la liberté une forme institutionnelle
dans des assemblées publiques habilitées à
prendre des décisions. Il faut pour cela que des libertaires
de gauche se portent candidats au niveau local ou municipal et
qu'ils réclament la division des communes en quartiers
où puissent être créées des assemblées
populaires qui nous amènent à participer pleinement
et directement à la vie politique. Une fois qu'elles se
seront démocratisées, les communes se confédéreront
en pouvoir parallèle pour s'opposer à l'État-nation
et pour finalement se passer de lui et des forces économiques
qui l'étayent. Ainsi, le municipalisme libertaire est
à la fois un objectif historique et un moyen cohérent
pour arriver à la " Commune des communes " révolutionnaire. " Il serait erroné, nous prévient Clark, d'associer la démocratie avec une forme de prise de décision. " Car " l'expression suprême [!] de la démocratie est la création d'un système de valeurs démocratique dans une communauté qui soit incarné dans la vie et la pratique sociale de tous. Chaque [!] action, dans chaque [!] domaine de la vie, légifère d'une certaine manière, que cela se fasse par imitation inconsciente ou par l'expression de quelque chose qui n'a jamais existé auparavant. " La démocratie peut-elle vraiment être réduite aux jeux de mots " surrégionalistes " irresponsables de Clark ? Peut-elle être vulgarisée au point d'inclure ce que nous " légiférons " aux toilettes, voire nos soupirs après l'orgasme, ou les fantasmes à la Walter Mitty 2 qui nous passent par la tête pendant que nous vissons des carburateurs sur une chaîne de montage ? Si Clark peut placer " l'imitation inconsciente " sur le même plan que le discours rationnel, c'est que nous avons rompu non seulement avec la politique, mais aussi avec l'âge adulte et que nous devons renvoyer une avancée historique, la démocratie, dans les limbes de l'enfance. o o o Un des aspects les plus bizarres de l'essai de Clark vient
du fait qu'il tente de saper l'écologie sociale, mes écrits
en particulier, dans le but de justifier son oblitération
du politique et du social. Il cherche les endroits où
j'ai souligné l'importance des coopératives et
des efforts contre-culturels, apparemment pour démontrer
que j'ai, à un stade antérieur de mes réflexions,
considéré les coopératives et les communautés
comme des phénomènes essentiellement politiques,
plus que culturels ou sociaux, et que le développement
de mes idées municipalistes libertaires représente
un déni de cette ancienne idée. o o o Une part essentielle de l'attaque de Clark se porte contre
le concept de citoyenneté, qui est à la base du
municipalisme libertaire. Clark applaudit lorsque j'oppose au
" citoyen " les " représentations dominantes
du moi en tant que calculateur égoïste " et
il note que je considère que le citoyen est " l'unité
nucléaire de la politique nouvelle ". Mais, de façon
caractéristique, il suggère ensuite que mon image
a des limites. |
o o o Ayant dérobé à la citoyenneté
sa signification historique et civique, Clark trébuche
soudain devant le transcendantal, devant cette " citoyenneté
de la Terre " en laquelle il a vaporisé la citoyenneté
civique, et retourne à des préoccupations moins
échevelées en affirmant que je dégonfle
par trop " le rôle des analyses de l'économie
de classe ". Cependant qu'il concède que j'insiste
" sur des problèmes transclasses tels que l'écologie,
le féminisme et le sens de la responsabilité civique
envers les quartiers et les communautés ", il se
met à nouveau à mélanger des notions essentielles
en notant que ces problèmes transclasses " sont en
réalité à la fois et au-delà des
classes et des problèmes de classe, puisqu'ils ont un
caractère général mais aussi une signification
spécifique en termes d'économie de classe, sans
parler de celles en termes de sexe, d'ethnie, etc. ". o o o Étant donné les inclinations taoïstes de
Clark, nous ne pouvons nous étonner qu'il rejette comme
" prométhéenne " toute intervention dans
le monde naturel, toute tentative de " gérer l'avenir
du monde ", voire de " se forger soi-même ".
En général, les mystiques asiatiques et les quiétistes
écologistes profonds dénoncent la figure de Prométhée
parce qu'ils s'opposent à quasiment toute intervention
humaine dans la nature, et la taxent d'anthropocentrisme, à
moins qu'elle n'ait lieu " pour satisfaire les besoins des
gens " (tels les ordinateurs ?). o o o L'écologie sociale implique une politique révolutionnaire.
Elle est une tentative de créer un pouvoir parallèle
afin de défier l'État-nation et de le remplacer
par une confédération de municipalités démocratisées.
La situation actuelle n'est pas révolutionnaire, et elle
ne l'était pas aux États-Unis dans les années
1960 et 70. [...] Même au plus haut de l'agitation contre-culturelle
des années 1960, je n'avais pas d'illusions quant à
une éventuelle situation révolutionnaire aux États-Unis.
J'écrivais explicitement en 1967 : En dépit de l'euphorie des années 1960, j'ai
déclaré très clairement que la Nouvelle
Gauche n'était pas près d'obtenir du peuple américain
quoi que ce soit d'autre qu'un peu d'attention polie. |
o o o [...] Clark objecte que le municipalisme libertaire serait
impossible à pratiquer dans les énormes zones urbaines
qui existent aujourd'hui. Les milliers d'assemblées en
lesquelles, mettons, New York ou Paris devraient être divisées
rendraient impossible la prise de décision : " Comment,
avec le nombre élevé d'assemblées dans une
ville, pourra-t-on déterminer la construction des routes
ou la politique générale des transports ? "
demande-t-il. [...] Ce jeu avec les chiffres, qui diviserait
une grande ville en y apposant mécaniquement une grille,
est aveugle au rôle transformateur du confédéralisme
municipaliste : il ne trouble pourtant pas Clark lorsqu'il parle
de son " vaste réseau " de groupes d'affinité. o o o Clark nous prévient que " les avocats de la démocratie
directe se sont toujours référés à
la polis grecque pour preuve de la faisabilité de leur
idéal " en nous rappelant bien sûr " l'exclusion
des femmes, des esclaves et des étrangers ", habituelle
objection bourgeoise au municipalisme libertaire. Je lui rappellerai
pour ma part que les municipalistes libertaires sont aussi des
communistes libertaires, qui, à l'évidence, refusent
hiérarchie, patriarcat et esclavage. Clark met en garde
ses lecteurs : si le comportement agonistique des grands démocrates
grecs servait à promouvoir les intérêts supérieurs
de la polis, " le fait que le municipalisme libertaire provienne
de traditions qui sont des produits [!] de la société
patriarcale devrait nous conduire à réfléchir
avec soin aux voies possibles par lesquelles la quête compétitive
et égoïste du pouvoir pourrait [!] se perpétuer
subtilement au sein d'un tel système ". Clark ne
nous épargne pas non plus ses regrets que les citoyens
athéniens aient parfois suivi des leaders riches, charismatiques,
agonistiques, que l'assemblée ait connue des factions,
etc. Et cela parce que le municipalisme libertaire proviendrait
de traditions qui sont " des produits de la société
patriarcale ". attention ! |
o o o Dans ce cadre biorégionaliste, l'alternative que Clark
offre explicitement au municipalisme libertaire est " un
vaste réseau de petits groupes et d'institutions locales
dans lesquels... les individus pourraient exprimer les espoirs
et leurs idéaux pour la communauté, et... un outil
de communication démocratique plein de vie au sein duquel
les citoyens échangeraient leurs idées et formeraient
les valeurs de la communauté ". On peut immédiatement
se poser la question : quelles formes institutionnelles Clark
propose-t-il pour la constitution de ce réseau communautaire,
hormis les coopératives et les communes ? En réalité,
la solution qu'il semble offrir à ma notion " simplifiée
" de décision par assemblée populaire est...
une " juridiction populaire " ! o o o En ce qui concerne la paideia, Clark prétend que je
pense que le citoyen tel qu'il existe aujourd'hui possède
les éléments culturels et intellectuels nécessaires
à la pratique du municipalisme libertaire dans sa forme
la plus complète... une forme dont la réalisation
est encore à déterminer par des facteurs historiques
que nul à présent ne peut prévoir. Clark
nous affirme donc que les gens ordinaires tels qu'ils sont à
présent pourraient bien se révéler incapables
de maintenir une démocratie directe. " Un processus
approfondi d'auto-éducation dans les processus de groupes
démocratiques serait nécessaire avant que de grands
nombres de personnes soient capables de travailler coopérativement
dans de grandes assemblées ", écrit-il, résumant
mon propre appel à la création d'une sphère
publique destinée à enseigner au grand nombre l'art
des concessions mutuelles essentielles à la vie politique
locale. o o o Il n'est guère surprenant que Clark juge le slogan
" de chacun selon ses capacités, à chacun
selon ses besoins " problématique. Comment, nous
demande-t-il, " les capacités et les besoins seront-ils
déterminés " ? o o o Enfin, Clark objecte au municipalisme libertaire qu'il empêche
le libre jeu de l'imagination. " Il est inconcevable, déclare-t-il
solennellement, que la pensée créative " puisse
trouver place au sein d'assemblées populaires, en particulier
dans le domaine, démocratique s'il en est, du dialogue
rationnel. Clark suggère que le municipalisme libertaire,
en dépit de son insistance sur une paideia, ignore la
nécessité d'une nouvelle sensibilité, d'une
nouvelle politique, de nouvelles valeurs. Et, pour nous aider,
il invoque la notion de " l'imaginaire social " de
Castoriadis, sans laquelle, dit-il, " il est impossible
de comprendre le pouvoir de la culture dominante sur l'individu
". |
o o o Afin d'examiner le municipalisme, le confédéralisme,
la citoyenneté, le social et le politique, nous devons
les placer dans un cadre historique où retrouver la signification
de la cité (en tant que distincte de la mégalopole),
du citoyen, et de la sphère politique dans la condition
humaine. o o o Clark efface grossièrement tout ce mouvement vers la
civitas et l'émergence du citoyen, en extrayant la cité
du contexte de son développement historique. Il en repousse
les leçons - les échecs et les succès de
l'histoire municipale - en conseillant à ses lecteurs
" d'éviter d'idéaliser des formes anciennes
telles que la polis, les villes libres médiévales,
ou les sections révolutionnaires et les communes [parisiennes]
" afin de ne pas être aveugles à " leurs
défauts, leurs limitations, et en particulier leurs aspects
idéologiques ". Comme si l'exploration que nous en
faisons ignorait ces limitations ! Il ne peut concevoir le municipalisme
libertaire (qu'il nomme si lourdement " socialisme municipal
") que comme une " stratégie ", qu'en opposant
ses chances de succès à ses possibilités
d'échecs, et qu'en bondissant allègrement dans
ses positions critiques d'un élitisme sans fard à
l'échec " possible " de la pleine participation
populaire aux assemblées. L'importance qu'il y a à
distinguer entre prise de décision et administration,
si indispensable à la compréhension des rapports
de pouvoir dans les municipalités libres (Marx a, de manière
fort significative, commis là erreur sur erreur dans la
Guerre civile en France) se voit négligée au profit
de préoccupations philistines quant aux dangers des leaders
charismatiques et du " factionnalisme " - comme si
le factionnalisme, qui terrifiait les constitutionnalistes oligarques
américains de 1787, pouvait être un danger pour
une organisation politique républicaine ! Murray Bookchin Traduction de Jean-Manuel Traimond |
NOTES Toutes les notes sont du traducteur 2. Personnage de fiction, symbole du rêveur qui vit dans un monde à lui.
3. 3. Toutes les citations sans référence sont tirées de l'exposé présenté par John Clark à une réunion sur le thème Démocratie et écologie, tenue en août 1995 à Dunoon (Écosse). C'est à cet exposé que répond le texte de Bookchin. 4. 4. Repris dans Post Scarcity Anarchism, San Francisco, Rampart Press, 1971. 5. 5. Animatrice, avec Julian Beck et après lui, du
Living Theatre. |