Je marchais en avant de tout le reste du cortège, juste
derrière le corbillard qui portait la dépouille
du Compagnon des Mauvais Jours. C'était un corbillard
sans ornement, sans fleurs, sans couronnes ni inscrip tions,
absolument impersonnel.
J'avais revêtu un costume noir, un sévère
pardessus noir. J'étais cravaté de noir, ganté
de noir. J'étais, ma foi, assez satisfait de ma tenue.
Elle était si correcte, pensais-je, si rigidement deuil
que nul, pour peu que je m'abstinsse de prononcer un mot, ne
s'aviserait de ce que j'ignorais totalement le nom de celui qu'on
enterrait.
Ce ne fut qu'en arrivant sur un chemin boueux que je réalisai
que j'avais oublié de mettre des souliers. J'étais
en pantoufles. Et des pantoufles qui certainement ne passeraient
pas inaperçues. Il en est qui, neuves, ressemblent assez
à des souliers mais celles-ci étaient vieilles,
fatiguées et même un peu effilochées au bout.
De plus, elles étaient d'une couleur innommable. Eussent-elles
été jaunes, par exemple, d'un beau jaune vif, cela
eût conféré au fait de les avoir chaussées
quelque chose de délibéré. On eût
pu supposer quelque blessure ou quelque maladie qui m'eussent
mis dans l'impossibilité de chausser autre chose que ces
pantoufles. Mais elles n'étaient pas jaunes, non. Elles
étaient d'un méchant marron tirant sur le vert.
Pour tout dire, elles étaient kaki, et la laideur même
de cette teinte ne pouvait que rendre plus évidente la
négligence par laquelle je les avais gardées aux
pieds.
Le chemin était un vrai marécage et au sentiment
de l'inconvenance de ma tenue se joignait la perspective d'attraper
mal. Mais je ne fis rien pour éviter les flaques d'eau.
Au contraire, je marchai au milieu en donnant à mon visage
l'expression de l'accablement et à tout mon corps l'allure
de celui qui succombe sous le poids du malheur. Ainsi les autres
pourraient supposer qu'à l'égarement de mon esprit
frappé par la cruauté du sort était dû
cet oubli de chaussures.
Mais cette douleur n'allait-elle pas leur paraître exagérée?
Après tout le Compagnon des Mauvais Jours qu'on enterrait
n'était peut-être pas de mes amis. Peut-être
même aucun des assistants ne l'avait-il connu. L'Association
des Compagnons des Mauvais Jours compte des milliers de membres
qui forcément ne se connaissent pas tous entre eux et
parfois même ne pourraient que se détester s'ils
venaient à se rencontrer. J'avais beau scruter le corbillard,
rien qui pût me donner le nom du mort.
Je profitai d'un arrêt du convoi pour regarder les autres
affligés. Affligés, ils ne le paraissaient guère.
A ma grande surprise, aucun n'était en noir. Ils étaient
vêtus qui d'un blouson comme on en portait aux Mauvais
Jours, qui d'une chemise à carreaux et d'un short. Tous
étaient débraillés. Je regardai les visages
un à un pour savoir au moins qui n'était pas le
mort. Ils étaient très gais. Ils plaisantaient,
riaient, se faisaient des crocs-en-jambe, se donnaient des bourrades.
J'en fus grandement soulagé. Décidément,
le mort ne les touchait pas de près. Ils étaient
là en corvée d'enterrement, délégués
par l'Association des Compagnons des Mauvais Jours, et, pour
bien marquer combien ce mort inconnu leur était indifférent,
ils étaient venus dans ces tenues si peu de circonstance.
Je m'assis sur le talus, je croisai mes jambes l'une sur l'autre
en agitant ostensiblement un pied afin de leur bien faire comprendre
que c'était également par dérision si j'étais
tout en noir, dérision que soulignait le détail
grotesque des pantoufles. Je me mis à plaisanter et à
rire très fort mais, tout à coup, il me vint à
l'idée qu'ils avaient peut-être adopté cette
attitude par attachement au défunt. Pour marquer qu'il
restait par-delà la tombe le compagnon de leur vie de
tous les instants et comme un défi à la mort même.
Il fallait donc que le défunt leur fût cher. Et
s'ils n'avaient pas prononcé son nom en ma présence,
s'ils m'avaient laissé marcher en tête du cortège,
et tout seul, n'était-ce pas qu'il était de mes
intimes ? S'ils affectaient une telle gaîté, n'était-ce
point pour céder le pas en quelque sorte à ma douleur
qui seule avait pleinement le droit de se manifester?
À ce moment passa la belle cycliste. Elle mit pied à
terre à trente pas de nous. Elle était presque
nue. Elle avait des fesses comme un soleil. Jamais je n'avais
vu de telles fesses et, pour ainsi dire, lumineuses.
Les Compagnons des Mauvais Jours firent de basses plaisanteries
mais moi je regardai la femme s'éloigner avec ce plein
soleil qui dansait au-dessus de ses jambes et, quand le convoi
se remit en marche, je restai sur place.
J'étais rentré chez moi depuis une heure quand
le président de l'Association des Compagnons des Mauvais
Jours fit irruption dans ma chambre. Il se jeta sur moi et me
reprocha en paroles véhémentes ce qu'il appelait
mon attitude ignoble pendant la cérémonie. Je n'osai
toujours pas lui demander qui était le mort. Et d'ailleurs
cela ne m'intéressait plus. J'étais profondément
dégoûté de leurs manigances.
Ce nom, je pus le lire le soir même en ouvrant le journal
local. Il s'étalait en grosses lettres à la rubrique
" Convois funèbres ". C'était le mien.
Alfred Campozet |