Philosophie politique de l'anarchisme : si les cinq
études qui suivent peuvent effectivement prétendre
entrer dans le cadre d'un intitulé aussi général,
elles illustrent surtout la grande diversité des positions
et des représentations théoriques servant à
penser les formes et les objectifs du mouve ment libertaire.
Resurgi d'un peu partout au cours des trente dernières
années, sous des formes multiples et contrastées,
il était inévitable que l'anarchisme fasse également
appel à des références et à des représentations
tout aussi diverses pour penser ce qu'il est et ce qu'il veut.
Hegel, Spinoza, Godwin, philosophie des Lumières, retour
à la pensée grecque, taoïsme, pensée
hindoue, etc., l'éventail des références
et les conflits que son étendue ne manque pas de susciter
(comme le montre la vivacité de la polémique entre
John Clark et Murray Bookchin) pourraient ainsi décourager
toute tentative de présentation d'ensemble. Des lignes
de fractures (et donc de discussion, dirait Proudhon) apparaissent
cependant, qui, d'une façon ou d'une autre et au-delà
des références et des modèles théoriques
utilisés, traversent tous les textes et, surtout, laissent
deviner la possibilité d'engager un débat d'ensemble.
Dans cette introduction nous nous contenterons d'en signaler
quelques-unes qui, sous leurs apparences très théoriques,
nous semblent pourtant être au cur des problèmes
et des discussions que connaît actuellement le mouvement
libertaire.
C'est dans les textes de Bookchin et de Clark que ces
fractures apparaissent le plus nettement, en particulier à
travers les oppositions entre privé et public, réalité
humaine et réalité naturelle, transformation culturelle
globale et action politique. Le projet anarchiste doit-il se
déployer en aval des réalités qu'il prétend
transformer, dans ce que Bookchin appelle la " sphère
publique " par opposition à toutes les conduites
" privées " qu'avec Harry Boyte il qualifie
" d'arrière-cour "? S'agit-il d'un projet proprement
politique (à travers le " municipalisme libertaire
"), une uvre de " citoyens " visant, à
partir de sa sphère propre, à revenir (par une
technique enfin libérée des rapports de domination)
sur la nature pour la transformer dans une perspective anarchiste?
Faut-il au contraire, ou de façon différente, élargir
ce projet à l'ensemble des réalités naturelles,
dans l'homme et hors de l'homme, élargir, par " l'imagination
", la " citoyenneté " à la terre
tout entière et, pour cela, dissoudre le politique proprement
dit dans la grande diversité des " communautés
organiques " qui lient l'homme à la nature dont il
est issu?
Bien que les références théoriques diffèrent,
il n'est pas sûr que les textes d'Eduardo Colombo et de
Daniel Colson ne soient pas conduits, pour une partie de leur
contenu tout au moins, à s'inscrire partiellement (la
polémique en moins) dans une différence d'accent
comparable. Avec, d'un côté, l'importance que revêt,
chez Colombo, le modèle politique de la polis grecque,
son insistance sur les " Lumières " et la raison
comme facteurs de transformation sociale, et, de l'autre côté,
la volonté de Colson de contester (dans sa critique de
Negri) toute démarche " politique ", d'inscrire
la révolution libertaire en amont des réalités
humaines, dans une réalité " naturelle "
qui, Hegel en moins et Spinoza en plus, n'est pas sans faire
curieusement écho aux thèses de Clark.
Mais comme le montre le texte d'Alain Thévenet, cette
différenciation s'inscrit dans de nombreux autres croisements
et renversements possibles qui interdisent de l'enfermer dans
des oppositions rigides, et stériles du point de vue de
la pensée (rationalisme contre irrationalisme, pour ou
contre les Lumières, apolitisme contre le politique, etc.).
La philosophie des " Lumières ", qui sert souvent
de juge de paix (ou de guerre) dans les conflits prétendument
" postmodernes ", est beaucoup plus complexe et riche
qu'on ne le croit parfois. Ses descendances sont nombreuses -
dont l'anarchisme - qui s'opposent à ce qu'on l'identifie
au rationalisme sec et étriqué auquel on la réduit
trop souvent. Spinoza et Hegel ne sont évidemment pas
moins " rationalistes " que Descartes ou Kant; et,
comme l'" apolitisme " affirmé du syndicalisme
révolutionnaire et de l'anarcho-syndicalisme, les positions
de Clark et de Colson, quoi qu'ils en disent, ne sont sans doute
pas moins " politiques " que celles de Bookchin et
de Colombo. " Raison ", " politique ", là
n'est pas le véritable problème. L'enjeu proprement
libertaire de la discussion est ailleurs et pourrait peut-être
se formuler ainsi : dans quelles réalités l'anarchisme
peut-il s'inscrire comme mouvement de transformation radicale
du monde où nous vivons? C'est ici, sans être forcément
exclusives, que les réponses diffèrent. À
la multiplicité des inscriptions concrètes (territoires,
activités professionnelles, sexes, techniques, activités
artistiques, chambre à coucher, etc.) dont se réclament
les uns, répond la généralité plus
concentrée et discursive des autres (assemblées
décisionnelles, confrontations d'arguments, etc.); mais
sans que les premiers renoncent pour autant à inscrire
leur vision des choses dans une représentation générale
(la " terre " pour Clark, les " plans de réalité
" pour Colson, par exemple) ni que les seconds cessent de
faire référence à des forces et des lieux
concrets (l'agora pour Colombo ou la salle du conseil municipal
pour Bookchin, la force et la vigueur des arguments dans tous
les cas).
Toutes ces considérations risquent d'apparaître
bien abstraites. Elles permettent pourtant d'éclairer
de nombreux aspects de l'histoire récente du mouvement
libertaire. Deux exemples suffiront à le montrer : - La renaissance de l'anarchisme au cours
des années soixante-dix, largement spontanéiste,
très méfiant vis-à-vis des organisations
dites " spéci fiques " (spécifiquement
libertaires), prétendant naître des mouvements eux-mêmes,
au cur des luttes ouvrières, des luttes des femmes,
des pratiques artistiques, de la remise en cause multiforme de
tous les aspects de la vie (sexualité, éducation,
techniques, etc.), gagne beaucoup (en compré hension)
à être confrontée, comme le voudrait Clark,
à des analyses prenant en compte la totalité des
réalités concrètes qui constituent l'existence
humaine. Ce renouveau multiforme ne cesse pas pour autant, par
son fonctionnement, son insistance sur le rôle central
et essentiel des " assemblées générales
" par exemple, de répondre aux exigences, apparemment
plus politiques et juridiques, des règles de discussion
et de décision, de la confrontation d'idées chère
à Bookchin.
- Mais il n'est pas jusqu'aux
formes récentes, beaucoup plus organisationnelles, du
mouvement libertaire qui ne fassent encore écho aux problèmes
discutés dans ce numéro de Réfractions.
C'est ainsi que d'un côté on trouve des organisations
" spécifiques " qui dans leurs courants les
plus affirmés pourraient être situées du
côté de la volonté d'agir sur les choses
et les événements à partir d'un " projet
" qui se prétend explicite et rationnel. Mais d'un
autre côté on assiste toujours à la présence
de groupes et initiatives locales, régionales, voire internationales
dont les formes d'organisations et de pratiques relèvent
d'un souci quotidien et multiforme, préalable à
toute prise de conscience plus spécifiquement " idéo
" " logique ".
Naturellement, on pourrait citer telle ou telle organisation
pour illustrer l'une et l'autre possibilité. Par exemple,
pour les plus représentatives d'entre elles, la Fédération
anarchiste d'un côté et la CNT de l'autre. Mais,
en réalité, les nuances exprimées, autant
dans les pratiques que dans l'expression idéologique des
libertaires (dans leurs groupes et organisations), ne nous permettent
pas de trancher aussi rapidement. Tout cela mériterait
d'être analysé d'une manière plus approfondie.
Par exemple aujourd'hui l'équation militant anarchiste
= militant politique, ou militant anarcho-syndicaliste - syndicaliste
révolutionnaire = militant du quotidien, n'est pas forcément
toujours exacte. L'anarchiste peut être un militant au
quotidien et l'anarcho-syndicaliste un idéologue. Et nous
ne tenons pas compte ici de la grande diversité des pratiques
libertaires qui ne se reconnaissent ni dans un type ni dans l'autre.
Celles-ci réunissent un nombre de personnes
et d'initiatives certainement plus nombreuses que les organisations
spécifiques, y compris la CNT (celle dite de la rue des
Vignoles) qui pourtant compte quelque deux mille adhérents.
Contrairement aux apparences nous ne sommes peut-être
pas si loin du débat Clark-Bookchin et de la nécessité
de le poursuivre (si possible de façon moins polémique).
La discussion entre organisation spécifique et "
mouvements " (syndicaux ou non) ne date pas d'aujourd'hui.
Les éclairages proposés par les textes qui suivent
peuvent, du moins nous l'espérons, être à
la fois l'expression renouvelée de l'anarchisme tel qu'il
a pris forme il y a maintenant plus d'un siècle et la
possibilité de discuter et de penser les problèmes
nouveaux, pratiques et théoriques, auxquels, à
la veille du XXIe siècle, le mouvement libertaire est
confronté.
Les
Amis de Réfractions |