Carole Reynaud-Paligot : Parcours politique
des surréalistes 1919-1969,
CNRS Éditions, 1995, Paris, 339 p., 200 F
À part le groupe surréa liste, il est peu d'exemples,
dans l'Histoire, d'un aussi petit nombre d'hommes ayant, de leur
vivant, exercé une si vaste et profonde influence sur
la pensée de l'humanité entière. Com ment
ces hommes, si féconds parce que si attentifs et sensibles
à toutes les manifestations de l'esprit, ont-ils eux-mêmes
subi ou écarté les influences qui nous circonviennent
tous, pour prendre position et intervenir dans les débats
publics, descendre dans la rue? Comment ce groupe, qui veilla
à sauvegarder toujours son autonomie et sa cohérence
de pensée et de comportement, voulut-il avoir partie liée
avec les formations politiques de son temps?
Carole Reynaud-Paligot répond à ces questions dans
un ouvrage attractif et brillant, condensant sa thèse
de doctorat d'His toire, et décrivant ce Parcours politique
des surréalistes 1919-1969, qui est une trajectoire éclatante
au ciel de notre siècle.
Individuellement, les mem bres de cette génération,
née à l'aube du siècle, baignaient déjà
dans une atmosphère où la contestation sociale,
philosophi que, artistique, politique était des plus vives
et revêtait une coloration libertaire qui ne pouvait échapper
aux regards les plus lucides. L'auteur nous rappelle (p. 11)
comment André Breton enfant avait été marqué
de façon ineffaçable par l'envol des drapeaux noirs,
plus encore que par la mer flamboyante des drapeaux rouges, ou
par les lettres de feu sur une tombe de granit proclamant Ni
dieu ni maître. Ou par " Anarchie! ô porteuse
de flambeaux! " de Laurent Tailhade. Tandis que les autres
futurs membres du groupe, sans se référer aux mêmes
images, avaient bien été traversés d'influences
analogues.
Pour eux, le premier choc collectif fut leur participation forcée
à l'énorme et inepte boucherie de 14-18, acceptée
passivement ou activement par les États, les opinions,
la majorité des intellectuels, voire du mouvement socia
liste. Puis, bien sûr, la Révo lution russe. Après
un essai infructueux, en 1920, d'adhésion de Breton et
Aragon au parti socialiste (p. 30), les surréalistes cheminent
au côté des anarchistes avec qui pourtant une distanciation
s'opère, encore inexpliquée 25 ans plus tard, empêchant
toute fusion organique (p. 36) entre eux. Sans doute car étaient
apparus le mythe de l'État ouvrier et l'idéalisation
du parti bolchevik et du marxisme.
Ainsi, à partir de 1925, intervient une certaine "
"éclipse libertaire" : la sensibilité
libertaire du mouvement s'atténue au profit d'une "mystique
bolchevique" " (p. 42). D'où, cette année-là,
l'engagement bien connu du groupe au côté du PC,
suivi de l'adhésion individuelle de cinq de ses membres
en 1927 pour quelques mois au moins. Mais les réticences
fondamentales de la direction du PC, concomitantes à la
prise du pouvoir total par Staline, rapprochent les surréalistes
de l'opposition trotskiste. Pourtant, en 1930, le Second Manifeste
du surréalisme se démar que de cette opposition,
tandis que les surréalistes essayent de jouer, au congrès
des écrivains de Kharkov, la carte de l'appui de Moscou
qui admettra le surréalisme dans la ligne de la "
littérature prolétarienne ". Malgré
l'adoption en 1932 du " réalisme socialiste ",
en 1934 le congrès des écrivains de Moscou tolère
encore le surréalisme, ainsi qu'en 1935, à Paris,
de façon très discrète, un congrès
international des écrivains...
Mais la situation des surréalistes est devenue intenable
et, deux mois après, c'est la rupture publique : le groupe
dénonce le culte idolâtre de Staline et " le
processus de régression rapide qui veut qu'après
la patrie ce soit la famille qui, de la Révolution russe
agoni sante, reste indemne ". Une page d'histoire est tournée.
Mais Carole Reynaud-Paligot s'efforce d'éclairer ces dix
ans de collaboration non dépourvue d'ambi guïté
à l'égard du stalinisme.
Pour elle, il y avait, au départ, chez les surréalistes
un projet stratégique : " Ils entendent prendre une
part active dans l'élaboration de la ligne culturelle
du parti et, surtout, s'estimant les uniques détenteurs
de l'art révolutionnaire, ils vont chercher à en
obtenir la reconnaissance par l'instance "officielle"
de légitimation : le parti communiste. " (p. 50)
Et, en fin de parcours, " les démêlés
de ces artistes et écrivains face au parti communiste
apparaissaient comme la lutte des artistes pour leur indépendance
face aux directives politiques. Mais cette démarche occultait
le véritable enjeu littéraire, à savoir
la lutte pendant près de dix ans pour obtenir du parti
communiste la reconnaissance du surréalisme en tant qu'art
révolutionnaire " (p. 104). Lutte de pouvoir, en
fait, et qui se traduisait naturellement par une perte de liberté
et de lucidité.
Revenu à lui-même, le groupe se jette dans la lutte
antifasciste, le soutien au Front populaire, à la Révolution
espagnole, dans la dénonciation des procès de Moscou
et du totalitarisme et un soutien très critique à
Trotsky. Pendant la guerre, les surréalistes restés
en France maintiennent tant bien que mal une expression échappant
à la censure et entrent dans différents réseaux
de Résistance, ce qui leur vaut leur lot d'arrêtés,
déportés, fusillés et morts au combat.
Après la guerre, avec leur premier tract - Liberté
est un mot vietnamien - ils reprennent immédiatement ce
combat anti-impérialiste et anticolonialiste, qui les
avait mobilisés dès 1925 - Vive l'Allemagne! Vive
les Rifains! À bas la France! - (p. 52) avant même
leur engagement au côté du PC. Et la toute naturelle
convergence avec le mouve ment anarchiste reprend, notamment
sur la défense, en 1948, des Citoyens du Monde, de l'objection
de conscience. Et ce seront les " Billets surréalistes
" publiés dans le Libertaire, en 1951 et 1952. Mais,
ici aussi, on aboutit à une rupture : à partir
d'une divergence sur l'Homme révolté de Camus,
on voit poindre un désaccord sur les rôles respectifs
et les relations mutuelles des artistes et des militants ouvriers,
même unis dans une perspective commune. Par contre, la
séparation, ici, ne débouche sur aucune hostilité.
La guerre d'Algérie commence le 1er novembre 1954 et,
dix jours après, F. Mitterrand, ministre de l'Intérieur,
fait saisir le Libertaire, le seul journal qui ose parler de
résis tance et comparer les fellaghas aux maquisards.
Dès ces premières semai nes, les surréalistes
se retrouvent avec certains anarchistes et trotskistes, les seuls
dans toute la gauche française à fonder un comité
pour rechercher comment lutter pour dénoncer l'impérialisme.
Ils resteront longtemps isolés, rejoints par les anticolonialistes
de toujours comme Daniel Guérin. Dans le silence honteux
de la gauche officielle où partis socialiste et commu
niste s'entendent pour voter les pouvoirs spéciaux à
Guy Mollet en 1956. On les retrouvera à chaque pas de
l'avant-garde intellectuelle qui se mobilise lentement; comme
dans la " Décla ration, dite des 121, pour le droit
à l'insoumission " qu'en 1960 aucun journal n'ose
publier. Ou dans le combat de Lecoin pour l'objection de conscience
obtenue en 1962, en même temps que la paix en Algérie...
En 1966 meurt André Breton, en 1968 l'Ar chi bras qui
se solidarise avec les étudiants est saisi, et, en 1969,
la dissolution du groupe parisien " historique " laisse
la place à un surréalisme " éternel
" et éclaté au monde entier.
À la lumière de cette séquence événementielle,
C. Reynaud-Paligot souligne une double constance. D'a bord la
dimension philosophique du surréalisme qui, malgré
Hegel, se veut irréductiblement attaché à
la recherche esthétique comme source, non seulement de
plaisir, mais d'approche cognitive. Et, d'autre part, comme s'étant
" assigné pour but permanent la constitution d'une
éthique " (p. 208). Ce qui le lie aux anarchistes
plus qu'à tous autres.
Et, deuxième constante, cette éthique a toujours
été essentiellement libertaire : rupture avec l'ordre
établi, contestation du travail non choisi, de la légitimité
des partis politiques, du rationalisme, et poursuite d'un monde
fondé sur les activités ludiques et régi
par le désir, les passions, l'amour, le rêve. D'où
la rééva luation, par rapport à Hegel et
Marx, d'Helvétius et Fourier, et autant de Stirner, Prou
dhon, Bakou nine, Louise Michel, Élisée Reclus,
Kropotkine.
" Transformer le monde ", selon Marx, et " changer
la vie ", selon Rimbaud, resteront longtemps les deux leitmotive
révolutionnai res liés par le surréalisme
et que l'on voit sans cesse réémerger, par exemple
en France en 1968 ou en 1981.
" Ce parcours politique du mouvement surréaliste
aurait pu s'intituler De l'anarchisme à l'anarchisme tant
la composante libertaire est manifeste. " (p. 229) Et ce
n'est pas Breton qui aurait contredit C. Reynaud-Paligot, lui
qui en 1919 répondait à Max Jacob que son ambition
était de devenir " l'anarchiste parfait " (p.
30) et se désignait souvent comme anarchiste.
Roland Breton
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