La Conception de léducation
de Friedrich Liebling (1893-1982),
Peter Lang, Berne, 1997, 2 vol., 398 et 430 p.
Publications universitaires européennes : série
11, Pédagogie. Vol. 697, 392
Chacun connaît Freud et les écoles freudiennes;
ceux qui s'intéressent à la psychologie connaissent
aussi Jung et la méthode jungienne; Adler, père
de la psychologie individuelle comparée, de la psychologie
sociale et de la néoanalyse, est déjà moins
connu; Wilhelm Reich est apprécié pour la Fonction
de l'orgasme, mais sa dérive postérieure sur l'"
orgone " a beaucoup entaché sa réputation
scientifique. Quant à Frie drich Lieb ling, il reste inconnu
du grand public et quasiment du petit monde de la psychologie.
Pourtant on peut dire qu'il est bien la cinquième figure
issue de l'école vien noise de la psychologie des pro
fon deurs, d'où est née la psy chanalyse, entre
autres.
Il faut ajouter qu'avoir été le seul esprit expressément
libertaire des cinq n'est sans doute pas étranger au silence
relatif qui entoure sa mémoire. Comme au fait que la thérapie
par grands grou pes expérimentée par l'école
de Zurich qu'il animait, devenue université populaire,
ait été l'objet d'une vaste cons piration médiatique
con ser vatrice qui aboutit à y mettre fin.
La thèse de Gerda Fellay, soutenue en 1995 à l'u
niversité de Neuchâtel, devrait permettre de combler
cette lacune dans la connaissance de l'histoire de la pensée
du XXe siècle orientée vers la psychologie et l'éducation.
Son premier volume suit, dans tous ses détails, la genèse
et le développement de la pensée de Liebling, et
le second, comme c'est de règle dans ce genre de tra vail
universitaire, apporte le détail des sources bibliographiques,
quelques tex tes originaux et inédits, les index et références
diverses.
Friedrich Liebling, né dans le milieu juif de l'Ukraine
alors autrichienne, arrive à Vienne en 1913 à l'âge
de 20 ans pour commencer des études de médecine
qu'il interrompt en se portant volontaire pour la guerre. Au
retour, il y rencontre les deux hommes qui marqueront le plus
son esprit : en 1918, Pierre Ramus (Rudolf Gross mann) qui anime
l'Union pour la formation des travailleurs, libertaire et non
violente, et, en 1919, Alfred Adler, très proche de Freud,
mais socialiste.
Sous leur inspiration, Liebling se consacre à l'éducation
ouvrière et de la jeunesse et ouvre un cabinet de psychologue.
En 1938 après l'An schluss, il se réfugie en Suisse,
à Schaffouse, où, son statut de réfugié
politique lui interdisant tout travail, il ne peut poursuivre
ses recher ches que dans une semi-clandes tinité, par
exem ple en écrivant sous une cinquantaine de pseudonymes.
À partir de 1951, avec l'obtention du permis de séjour,
il peut ouvrir le " service de formation et consultation
psychologique " installé dans la Villa rouge de la
municipalité de Zurich, qui deviendra une sorte d'université
populaire de psychologie, qu'il ani mera avec son élève
Josef Rattner. C'est là que naît cette thérapie
de grand groupe - jusqu'à 100 personnes et plus - et que
se crée cette " communauté de travail "
de plus de 3000 personnes qui, pendant plus d'une décennie,
pratique dans l'autogestion, recherche et thérapie par-delà
le dialogue dyadique.
" Cette expérience mériterait d'être
décrite et explicitée ", reconnaît l'auteur
(p. 139) qui s'est assigné ici une autre tâche :
l'analyse de l'élaboration de cette pensée de Liebling,
qui aura visé constamment à découvrir les
voies permettant de dépasser les acquis des écoles
de Vienne et de Francfort, grâce aux apports de la pensée
socialiste libertaire et de ses expériences pédagogiques.
" La psychologie des profondeurs (la psychana lyse) n'est
pour Lieb ling la plupart du temps qu'une spéculation
bril lante qui construit le psychisme de l'homme comme une machine;
il lui manque une conception de l'homme et du monde. La psychologie
individuelle comparée (l'école d'Adler, NDLR),
qui de son point de vue répond à la plupart des
exigences qui se posent à la psychologie, n'est pas assez
claire dans sa prise de position face à la religion et
au socia lisme. " (p. 71)
Et, de fait, Adler demandera à ses disciples de s'éloigner
du cercle de Liebling, comme ce dernier s'était éloigné
de Freud pour son " ignorance politique " et de Jung
pour son " fascisme prononcé " (p. 69). Tout
en faisant siens les apports des uns et des autres. Tels les
concepts de " nature sociale de l'homme ", de "
plan de vie ", de " sentiment communautaire "
élaborés par Adler. Tels ceux de l'école
de Francfort : mouvement d'information sexuelle, " Sexpol
", de W. Reich, néopsychanalyse de E. Fromm, critique
de l'autoritarisme d'Adorno, Horkheimer et Marcuse.
Mais la source philo sophique profonde de la pensée de
Liebling est à chercher bien plus avant : chez Stirner,
pré cur seur de la pédagogie antiautoritaire, avec
qui Liebling s'accorde à trouver que " le seul droit
c'est le droit personnel de l'individu existant ". (p. 160)
Et qui, à la suite de Feuerbach, a jeté les bases
de cette pensée opposée à celle, mystique,
qui règne depuis des millénaires. Face à
la guerre, entre autres... " Nous devons éduquer
notre enfant pour qu'il dise NON. Non, je n'y vais pas! L'être
humain ne devient libre qu'à partir du moment où
il est capable de dire NON! " (p. 165) Liebling incor pore
de même l'approche anthropologique de Kropotkine plaçant
l'entraide au centre de la vie sociale. Et c'est surtout dans
la pédagogie libertaire que Liebling va puiser : chez
Paul Robin, Sébastien Faure, Fran cisco Ferrer, avant
Neill et les Libres Enfants de Summer Hill.
L'étude de G. Fellay, à partir de ces bases, mon
tre combien la recherche de Liebling tend à une conception
générale de l'homme affronté à la
société où, donc, l'éducation, prise
dans son sens le plus large, reste l'objet de son attention capitale
car conditionnant le comportement ultérieur de chaque
mem bre de cette société. Parmi les thèmes
qui surgissent avec le plus de force dans les lignes directrices
de cette recherche on décèle au premier plan la
non-violence comme anti thèse fondamentale aux pulsions
agressives prétendues innées. Car l'acceptation
de la violence permet entre autres le détournement de
tout mouvement révolutionnaire, notamment mar xiste. Ensuite
est soulignée l'importance de l'analyse culturelle :
" ... Freud ouvre le chemin à l'analyse culturelle,
une analyse que Adler et les néoanalystes poursuivent
plutôt timidement. L'École de Franc fort la théorise
par rapport aux préjugés eth no centriques d'un
point de vue sociologique. Nous croyons pouvoir dire que c'est
chez Lieb ling que cette appro che culturelle retrouve la vigueur
de ses débuts freu diens. " (p. 341)
Car, finalement, la clé du problème éducatif
est dans la formation des éducateurs. " Comme Adler,
Liebling considère l'échec scolaire comme un échec
de l'école. " (p. 341) En conclusion, plus que tout
autre " l'éducateur doit acquérir la connaissance
de son propre caractère. Cela nécessite de nombreuses
séances à deux avec un thérapeute, mais
aussi en petit et grand groupe [....] Ensuite, il est nécessaire
de développer son sentiment communautaire, car l'homme
dans notre société judéo-chrétienne
est éduqué selon le principe de la concurrence
et non selon celui de la communauté [...] Cette conception
humaniste de l'homme est aussi à la base de l'analyse
cultu relle. " (p. 363)
Une divergence fondamentale subsiste donc :
" Pour les marxistes, le changement de l'ordre social et
de l'homme se réalise par un changement de la société,
de la collectivité. Si le pédagogue marxiste Kanitz,
les Rühle et les autres psy cho logues et pédagogues
individuels marxistes recon naissent parfois l'im portance de
l'in di vi duel, Liebling sou li gne toujours le moment individuel
[...] Liebling considère donc l'éducation comme
" la tâche culturelle la plus importante de l'huma
nité... " (p. 375)
Par là... " est-il le prophète d'une nouvelle
ère ou le psychothérapeute fou qui vulgarise la
psychologie comme le lui reprochent ses collègues psychiatres
zurichois? " (p. 376)
Roland Breton |