Au-delà de ce qui peut apparaître comme une attitude
esthétique un peu provocatrice, le livre de Michel Onfray
sancre dans une réalité contemporaine difficilement
contestable : la misère croissante et imposée comme
fatalité à une partie de plus en plus importante
de lhumanité. Cette misère, M. Onfray le
souligne à juste titre, sinscrit dabord dans
le corps des exploités : corps battus, humiliés,
torturés ou niés. Cest dans le corps des
hommes que sinscrit dabord leur exploitation. Ce
sont ces corps qui sont dabord enchaînés dans
ces « cercles de lenfer » que décrit
Michel Onfray avec une sensibilité et une indignation
que nous partageons. Cercles de lenfer qui forment à
leur tour un corps vivant malgré lexploitation
qui pourrait sopposer au Léviathan de Hobbes.
À ce titre, il nest sans doute pas inutile de rappeler
à la pensée anarchiste traditionnelle limportance
de cette inscription corporelle, limportance du jeu et
du plaisir en particulier. Bien que présente dans la tradition
libertaire, puisque déjà Godwin en souligne limportance,
cette tradition a souvent gardé pour les libertaires un
caractère marginal quil nest sans doute pas
inutile de réhabiliter.
Mais, curieusement, les pistes indiquant une voix de libération
ne viennent pas de ce corps qui, sous les chaînes, demeure
vivant, mais de penseurs dun autre univers. Il ne sagit
pas ici de nier limportance que peuvent avoir les pensées
de Nietzsche ou de Deleuze 1 et ce quelles peuvent apporter
« de lextérieur » à la pensée
libertaire. Les anarchistes ne sont pas des extra-terrestres.
Ils vivent dans une communauté humaine quils partagent
avec tous ; comme tous, ils sen enrichissent. Mais il y
a un contraste saisissant entre ce corps « prolétaire
» meurtri et un salut qui vient de ce quil faut bien
considérer comme une élite, certes proche, mais
élite quand même.
Jaurais par exemple souhaité que Michel Onfray évoque
les différents mouvements sociaux qui ont agité
ce corps ces dernières années. Quil parle
par exemple de décembre 95. Quil se demande, et
nous demande, si les « enchaînés » dans
les « cercles de lenfer » nont pas échappé,
ne serait-ce que furtivement, à ceux-ci. Lanarcho-syndicalisme,
auquel il accorde sa sympathie, ne sest pas arrêté
à Georges Sorel, qui nen représente quun
aspect théorique souvent discutable à mon avis.
Dautres que Blanqui, moins jacobins que lui, ont vécu
ou vivent encore une vie de travailleur et donc denchaîné,
au cours de laquelle ils nont jamais plié. Il y
a aussi les squatters, dautres aussi... Lanarchisme
daujourdhui ne se limite pas à laspect
dogmatique et quelque peu figé que semble avoir retenu
Onfray. De lintérieur même, nombreux sont
ceux qui tentent de le revivifier, aussi bien dun point
de vue théorique que dans la pratique.
M. Onfray cite Simone Weil et Albert Camus. La première
na pas hésité, quelles que soient ses pensées
ultérieures ou même contemporaines, à sengager
concrètement aux côtés des anarcho-syndicalistes
espagnols. Albert Camus, sans jamais être un « compagnon
de route » au sens où létait Sartre
pour le PC, a dialogué avec les anarchistes à propos
de lHomme révolté (voir la correspondance
avec Gaston Leval) et a aussi participé à des meetings
aux côtés des anarchistes.
Pourquoi ne pas souhaiter que sengage avec Michel Onfray
un dialogue du même type ?
Alain Thévenet |