Depuis plusieurs années, un jeune professeur
de philosophie se fait remarquer sur la scène culturelle
française pour avoir publié en peu de temps de
nombreux titres 1. Ayant commencé par Georges Palante,
essai sur un nietzschéen de gauche (1989), il a continué
son chemin jusqu'en septembre 1997 avec Poli ti que du Rebelle,
traité de résistance et d'insou mission.
À vrai dire, je n'ai eu entre les mains que l'essai sur
Palante, et son introduction à des écrits choisis
de cet auteur qui vécut entre la fin du XIXe et le début
du XXe siècle. J'ai feuilleté ses autres livres
dans les bibliothè ques, car j'étais curieux de
savoir ce que pouvait dire d'autre ce " philosophe "
qui s'était inté ressé à un "
anarchiste aristocratique ", un individualiste comme Palante.
J'avais aussi lu Le désir d'être un volcan, mais
je n'avais pas poussé plus loin ma curiosité, même
si le catalogue de la librairie libertaire " la Gryffe "
présentait en 1994, déjà dans sa section
" philosophie et anarchisme ", son livre sur les Cynismes.
Bref, tandis qu'Onfray entrait par les petites et les grandes
portes des librairies, occupant de plus en plus de place, personne
n'attendait de lui un livre comme Politique du rebelle. Il s'agit
d'un coup de gueule contre la misère, celle d'aujourd'hui,
celle visi ble ou perceptible dans les rues de nos villes riches.
Ce livre est salué par la presse quasiment à l'unanimité
comme le " manifeste hédoniste " d'" Onfray
le rebelle " (le Nouvel Observateur, 20-26 novem bre 1997);
comme le livre important d'un " hédoniste social
" " qui rend sa modernité à l'an archisme
" (Politis, 30 oc tobre 1997); comme la " réflexion
culottée plus que subversive d'un penseur libertaire "
(Télé rama du 24 septembre 1997); etc. Roger-Pol
Droit constate, quant à lui, que Michel Onfray "
revendique aujourd'hui, avec bonheur et talent, le statut à
peine paradoxal d'héritier en rébellion. L'insoumission
et sa tradition " (le Monde du 26 septembre 1997). Enfin,
en décembre 97, G. Aubry à propos du livre d'On
fray parle d'" une saine colère ". En outre,
depuis la sortie de ce volume, Onfray a été invité
sur plusieurs plateaux de télévision, dans des
émissions radiophoniques, et son livre a été
présent au hit-parade du Nouvel Obser vateur (celui que
j'ai suivi semaine après semaine) des meil leures ventes
d'essais depuis début octobre 1997 jusqu'à mi-mars
1998.
Ce jeune homme, qui aura quarante ans en l'an 2000, avec sa verve
et une dextérité peu commune, avec ses déclarations
d'an ar chisme, son " désir de renouveler l'anarchisme
" (ce qu'il déclara le 23 décembre à
l'émission " Nulle part ailleurs "), ne pouvait
pas et ne peut pas nous laisser indifférents, nous, acteurs
du mouvement libertaire qui depuis longtemps avons cette même
tâche en tête dans les diverses initiatives qui ont
été les nôtres.
Ainsi, je me suis procuré ce livre en en soulignant plusieurs
passages. J'avais même pensé qu'il nous aurait fallu
consacrer plusieurs pages de Réfrac tions, sinon un dossier,
à ce phénomène...
Car cet auteur se dit anarchiste, propose de s'engager dans une
" grande politique " déter minée par
une " mystique de gauche libertaire " ; il dit beaucoup
de bien de Proudhon et de sa pensée antiautoritaire, de
Sorel et de ses Réflexions sur la violence, de Pelloutier
et de Pouget avec leurs idées d'action directe, de sabotage
et de syndica lisme révolutionnaire qui pourraient redevenir
des référents pour le futur immédiat, pour
les prochaines " bar ricades " où l'auteur est
prêt à s'ins taller à " l'adret "
(côté lumineux), naturellement, et pas à
" l'ubac ", son côté sombre, donc du côté
des rebelles, des insoumis, de ceux qui, comme Blanqui, ont toujours
représenté, nous dit-il, " symboliquement
la révolte ". C'est à lui en effet qu'il adresse
une lettre à la fin de son livre, une lettre qui se veut
un éloge de celui qui exprime, selon lui, la " quintessence
liber taire "...
Bref, cela nous interroge à plusieurs titres. Par exem
ple, pourquoi pense-t-il qu'il n'y a pas d'auteurs libertaires
contemporains, sauf à citer une kyrielle de personnages
repris pêle-mêle de la Voie libertaire de Ragon?
(Signalons que celui-ci est le seul livre récent sur le
mouvement libertaire indiqué par Onfray dans la mini-bibliographie
publiée à la fin de son volume.) Mais il faut dire
qu'il cite très souvent Prou dhon et sa Philo sophie de
la misère ainsi que Qu'est-ce que la propriété?
et vaguement Bakounine qu'il ne semble pas trop apprécier,
car " il diffère de Marx, affirme-t-il, seulement
dans les moyens, aucunement dans les fins "... Il dit aussi
avoir lu un peu Kropotkine, Jean Grave, Louise Michel, mais,
je le répète, il n'y a pas de trace d'auteurs contemporains.
À se demander s'il en existe...
En réalité, il pense que la pensée libertaire,
ces dernières années, a surtout été
repré sentée par ces " nietzschéens
de gau che " que sont Fou cault, Deleuze, Guattari, et par
des artistes, dadaïstes, surréalistes, etc. On se
rend compte en fait, à la lec ture de son traité,
qu'On fray n'a jamais fréquenté les milieux libertaires.
Néanmoins, ce professeur de philosophie, dont les "
sympathies vont au drapeau noir ", nous incite quand même
à rejoindre cette association d'individus chers à
Stirner pour développer une critique radicale du monde.
Il s'agit là d'une démarche qui n'est sûrement
pas celle de l'ensemble du mouvement, mais d'une des formes que
la pensée et l'action libertaires ont exprimées
depuis bientôt deux siècles et qui, pour cela même,
font partie d'un de ces débats qu'on retrouve non seulement
dans cette longue his toire, mais qui se sont présentés
à nouveau dernièrement dans les milieux anglo-saxons.
Comme par exemple cette discussion à distance entre Murray
Bookchin et des anarchistes individualistes et hétérodoxes,
le premier condamnant les seconds à partir de sa vision
d'un " anarchisme social " 2. Parmi ces anarchistes
hétérodoxes, il y a Hakim Bey, dont on peut lire
en français TAZ (Zones autonomes temporaires, éd.
l'Éclat, Paris 1997).
Celui-ci, à l'instar d'On fray, parle, dans cette petite
brochure, de l'individu souverain mais, en même temps,
en faisant référence à la contre-culture,
il développe dans de courts textes une pensée qui
se précise de plus en plus comme une remise en question
de quelques-uns des con cepts traditionnels du courant anarchiste
(comme par exem ple l'idée de " révo lution
", d'orga nisation révo lu tionnaire), par des références
culturelles plurielles qui vont du sou fisme à Bakounine,
de Ginsberg au réseau Inter net, qui lui a semblé
à un moment donné pouvoir ouvrir des brèches
dans la pensée monolithique mon diale. Mais en même
temps par sa pratique édito riale (à travers la
maison d'édition Auto media qui pratique le non-copyright),
et par ses contacts avec les anarchistes (par exemple en collaborant
au tout jeune Institute for Anarchist Studies qui s'est cons
titué il y a deux ans aux États-Unis 3), il est
prêt à se mêler aux autres acteurs du mouvement
libertaire.
Ce n'est pas le cas d'On fray. En effet, après l'avoir
rencontré, avec Alain Pessin, lors d'un débat à
la Fnac de Grenoble, nous lui avons fait connaître nos
activités (Réfractions et le volume sur la Culture
libertaire). De plus, nous lui avons proposé de participer
au colloque sur les Incen diaires de l'imaginaire (qui s'est
tenu en mars 1998 à Grenoble). Or, même si au premier
abord, le contact semblait avoir été cordial, pour
l'instant il n'y a pas eu de suite...
Pourtant, dans son livre et lors de ses interventions publiques,
Onfray pose un certain nombre de questions qui ne lui sont pas
propres.
Par exemple, Noam Chom sky, dans un de ses der niers livres,
indique que, s'il est toujours en accord avec la finalité
anarchiste d'une société libertaire, il n'en demeure
pas moins que pratiquement il est partisan aujourd'hui de renforcer
certaines structures étatiques pour faire face à
l'ultralibéralisme.3
De même Onfray a indiqué à plusieurs reprises
qu'aujourd'hui la question principale pour une pensée
anarchiste n'est pas la question de l'État.4
Bref, je pense qu'il y a là matière à débattre,
et je suis étonné que la presse libertaire n'ait
pas donné suite après la publication de ce traité
de résistance et d'insoumission. Pour être plus
précis, il faut signaler que des comptes rendus ont été
publiés dans plusieurs périodiques libertaires.
Le Coquelicot de Toulouse a publié un article dans son
numéro de décembre... mais qui est tiré
de l'Humanité-Dimanche.
L'Anarcho, la revue anarchiste éclectique de Nice, de
son côté, a dédié son numéro
11 de novembre-décembre 1997 à Michel Onfray. Mais
il ne s'agit que de comptes-rendus anciens, ou d'entretiens parus
dans d'autres pério di ques, ou de courts textes d'Onfray
lui-même.
Enfin, le mensuel belge Alter native libertaire ouvre son numéro
de janvier 1998 avec une photo d'Onfray (il est beau gosse!)
et de quelques pages reprises telles quelles au début
de son livre. On peut lire aussi dans la manchette de ce numéro
que le texte d'On fray " nous offre sans doute le livre
le plus percutant de l'année qui vient de s'écouler
". Pourtant, dans les pages intérieures, le compte-rendu
du livre est plutôt critique, surtout en ce qui concerne
le vocabulaire recherché de l'auteur, et la nécessité
d'aller chercher des mots dans le dictionnaire. Bref, on a là
un bel exemple de schizophrénie libertaire, sans pour
autant que tout cela ouvre sur un vrai débat. D'ailleurs
dans le numéro de mars de ce même mensuel, une autre
critique enfonce encore davantage le livre d'On fray jugé
en fin de compte " ni intelligent ni prudent sauf s'il s'agit
de le considérer comme un exercice de style pour le journal
d'entreprise de la ''Dandy Hedonist Com pany Ltd '' ". Certes,
ce nouveau compte-rendu essaie de faire une critique point par
point du livre, mais on sent bien le parti pris (anarchiste pur)
qui ne se prête pas au dialogue.
Pour une part, je pense que le livre d'Onfray devrait nous permettre
de nous confronter avec la pensée de ces " nietzschéens
de gauche " : Foucault, Derrida, Deleuze, Guattari, etc.,
dont l'apport à la pensée libertaire contemporaine
est reconnu par de nombreux " compa gnons " et amis,
qui ne se retranchent pas dans les oripeaux d'un anarchisme classique
comme semblent le faire non seulement des organisations spécifiques,
mais aussi des penseurs comme Bookchin qui ont pourtant énormément
contribué au renouveau de la pensée libertaire
depuis un quart de siècle.5
En outre j'estime que le livre d'Onfray, un des essais les plus
lus (ou tout du moins vendus) depuis septembre 1997, montre qu'une
pensée se présentant comme anarchiste peut avoir
des échos chez un grand nombre de personnes. Il est donc
possible de toucher des lecteurs, et que des idées même
radicales peuvent être accueillies par ces lecteurs à
la recherche d'une alternative.
Tel est le problème. Plutôt que de savoir si Onfray
est ou n'est pas anarchiste (comme il en a été
question dans les milieux libertaires), ou s'il n'est qu'un "
intel lectuel " aimant les préciosités littéraires.
En fin de compte, je me demande après la lecture de ce
dernier livre, où le questionnement se précise
encore un peu plus, si nous, qui nous considérons comme
les acteurs du mouvement libertaire, avons vraiment des idées
nouvelles sur ce que nous voulons aujourd'hui, et si nous sommes
capa bles de les faire partager aux autres.
Le livre d'Onfray montre qu'il y a effectivement une attente
de la part des lecteurs, des gens en général, attente
de repères qui permette de continuer à imaginer
la transformation de la société, et que cela passe
aujourd'hui avant tout par le refus de la résignation.
Certes, à la lecture de la Poli tique du rebelle, comme
le remarque fort justement R.-P. Droit dans son article déjà
cité : " On bute en fin de compte sur un paradoxe
du rebelle. D'un côté, sa dissidence ouvre les fenêtres,
elle donne à respirer. [...] Maintenir un refus, raviver
continuellement une exigence sont des tâches qui peuvent,
à la limite, se suffire à elle-même. [...]
Mais - autre côté, et paradoxe... - le rebelle risque
de ne donner à cet absolu aucun contenu concret. "
En d'autres termes, le livre d'Onfray, avec toutes les remarques
qu'on peut lui adresser, me semble être en quelque sorte,
surtout dans sa dernière partie (Théorie des forces
sublimes), une idée généreuse et générale
sur le devenir de l'individu et de l'humanité. Idée
qui pourtant sonne creux, comme les slogans révolutionnaires
de nos amis anarchistes.
Enfin, il faudrait avoir le courage de se dire une fois pour
toutes que ce n'est plus dans une lecture nostalgique d'un passé
aussi glorieux soit-il qu'on trouvera les ressources pour alimenter
ce qu'On fray appelle une mystique de gauche, mais que nous aurons
d'autant plus de force et de passion à vouloir changer
de monde si nous nous libérerons de nos " chaînes
idéologiques ".
Mimmo Pucciarelli |