Miguel Abensour : la Démocratie contre
létat.
Marx et le moment machiavélien
PUF (Collège international de philosophie), 1997, Paris,
115 p., 69F
En 1974 Pierre Clastres nous donnait une Société
contre létat qui réhabilitait heureusement
dans le domaine anthropologique une approche du politique comme
sphère autonome, débarrassée de la gangue
économiste des « trajets marxistes en ethnologie
». Aujourdhui M. Abensour nous propose une Démocratie
contre létat animée du même souci de
renouer avec une approche du politique « comme tel »,
mais effectué ici par un retour sur la pensée politique
de Marx, débarrassée des a priori « marxistes
».
Il nous invite donc à une relecture de Marx en forme de
découverte dun Marx méconnu, porteur dune
authentique conception de la liberté moderne, trop longtemps
occulté par la vision dun Marx chez qui léconomie
politique aurait livré la clé du politique.
Cette invitation au voyage pourrait ressembler à un tourisme
archéologique, mais ce nest pas le cas ; invitation
séduisante (même si austère car il sagit
dune relecture du texte de 1843, Critique du droit politique
hégélien essentiellement) puisquà
partir dune lecture arendtienne guidée par une conception
de la politique moderne comme « agir », M. Abensour
découvre un Marx bakouninien qui nous incite dune
part à repenser les liens de la démocratie et de
lanarchie, et dautre part se situe au cur de
notre interrogation contemporaine sur la nature du politique.
Cest en effet sous les auspices du « moment machiavélien
» que Abensour entreprend sa lecture.
Quentend-il par là ? Le fait que sous limpulsion
dun regain dintérêt contemporain pour
la philosophie politique, impulsé par les travaux de C.
Lefort entre autres, le politique dans sa dimension propre et
énigmatique fasse retour, à lécart
des philosophies de lHistoire et des tentatives de sociologisation
du politique. Prenant acte de ce moment, M. Abensour revient
sur la pensée du jeune Marx des années 1840, laboratoire
de notre modernité politique.
Lun des intérêts majeurs à notre avis
de ce travail est de montrer que dans la pensée de Marx,
labolition de lÉtat ne saccompagne pas
dun effacement de la dimension du politique, ou, pour dire
les choses autrement, lidée directrice de ce livre
est que chez Marx le thème de la disparition de lÉtat
ne sidentifie pas à la disparition du politique.
En quoi une telle lecture est-elle importante ?
À deux niveaux nous semble-t-il. Un premier niveau recouvre
un enjeu quasi stratégique. Le retour à la philosophie
politique sest effectué sous les auspices dune
pensée libérale du politique, qui faisant de lexistence
dune sphère politique séparée de la
société une nécessité, insistant
sur la division de la société civile et de lÉtat,
renvoyait dans la potentialité totalitaire toutes les
pensées politiques « de gauche » tablant sur
la disparition de lÉtat (et pas uniquement lenvahissement
de la société par lÉtat). Rejet de
lÉtat équivalant à rejet du politique
pour cette pensée dominante, les pensées «
émancipatrices » étaient soupçonnées
soit deffacer le politique et de céder au fantasme
de « la société réconciliée
», devenue transparente à elle même, soit
dériger le politique en dimension envahissant toute
la société, sous le rêve fou dune maîtrise
volontaire de la totalité sociale.
Le non-dit de ce retour du politique sous légide
de la pensée libérale était dassimiler
le politique à lordre actuel, occultant ainsi les
liens de lÉtat de droit et de lÉtat
tout court, le premier servant de masque au second, et surtout
de faire écran à toute pensée du politique
sous langle « démocratique », cest-à-dire
de la vie politique entendue comme action politique transformatrice.
Apologie du juridique, ou plutôt réduction du politique
aux formes juridiques, tel a été leffet de
ce retour de la philosophie politique dans le champ intellectuel.
Cest pourquoi à un deuxième niveau, la lecture
que nous propose M. Abensour est revigorante en son principe
même, puisquelle vise, au-delà dune
limitation du politique au juridique, au-delà dune
réexhumation du politique qui sest traduite par
son réenterrement immédiat dans le maintien du
statu quo, à reprendre un dialogue avec Marx sur le «
statut du politique » dans lespace moderne, et sur
les caractères de la « vraie démocratie ».
Bref, il sagit de ne pas laisser le monopole et le terrain
de la liberté moderne aux seuls libéraux, mais
de montrer, contre ces libéraux qui ne voient de politique
que dans le maintien dune forme, celle de lÉtat
de droit, mais aussi contre une certaine pensée révolutionnaire
trop encline à adhérer à la fable de la
« fin du politique » une fois la révolution
effectuée et la domination abolie (et qui réduit
donc le politique à la domination), que le politique comme
dimension est inhérent aux sociétés modernes,
et ne se laisse pas absorber ni par la pensée de lÉtat
de droit, ni par une supposée pure harmonie sociale post-révolutionnaire
qui nest finalement quune pensée du politique
« rabattue » sur le social.
Ces interrogations sur la nature de la vraie démocratie
chez Marx recouvrent le souci de renouer avec une lecture philosophique
de Marx telle que M. Henry ou M. Rubel lavait inaugurée,
lecture philosophique qui ne neutralise cependant pas une pensée
du politique forgée dans la révolte, travaillée
par la question de lémancipation.
Derrière lénigme de lagir politique
du Sujet moderne, le Peuple, se profile une interrogation sur
les liens de la démocratie et de lan-archie. Si
la nature du démos moderne est un « vouloir »
et renvoie à labsence de fondement (an-arche), quelle
est la caractéristique de cette an-archie démocratique
dans le texte de Marx de 1843, et quels peuvent en être
les prolongements ?
M. Abensour dégage chez Marx une première topique
du politique en 1842, où le politique est pensé
dans son autonomie, comme dégagé du théologico-politique.
On trouve chez Marx en 1841-42 une critique encore feuerbachienne
de la religion comme condition du politique, cest-à-
dire plus exactement que la négation du théologico-politique
est posée comme condition de possibilité de la
réappropriation du politique comme domaine humain. Le
politique est alors entendu comme « institution philosophique
» de la modernité.
Pour dire les choses autrement, ce mode de pensée du politique
comme sortie du théologico-politique, comme négation
du religieux institue le politique en tant que sphère
moderne de prise des hommes sur leur monde, et a pour intérêt
dempêcher lécueil dune conception
empirique, de type sociologique du politique. La conséquence
en est que lÉtat ou plutôt la genèse
de lÉtat nest pas pensée à partir
de lintérêt, et comme couronnement de la sphère
des besoins, mais comme lieu de la régénération
spirituelle ou rationnelle. Le politique est alors pensé
dans le cadre de la venue à soi dun Sujet universel
qui instituerait dans la coïncidence à soi lère
de la réconciliation terrestre.
Il y a donc chez Marx en 1842 une découverte de lautonomie
du politique, à lécart de tout réductionnisme
sociologique ou économiste, dans une dimension philosophique,
et comme activité fondatrice instituante dun ordre
humain volontaire et rationnel. Mais cette conception du politique
dans sa visée instituante humaine est faite là
dans le cadre de « lutopie de lÉtat
rationnel ». La critique que fait Marx dès 1844
à cette conception « jeune hégélienne
» de lÉtat est connue. Cest la découverte
de la production sociale des conditions dexistence, de
lindustrie comme fait majeur des temps modernes, qui va
entraîner une explication des rapports juridico-politiques
par les rapports de production, et faire de lÉtat
une « excroissance parasitaire » qui se sépare
de la société et se retourne contre elle.
Mais cette critique, qui trouve dans lanatomie de la société
civile le lieu de la domination, rabat le politique sur léconomique
; la critique de la figure de lÉtat comme instance
de domination, si elle érige le Prolétariat en
Sujet universel de lémancipation, entraîne
dun même mouvement un effacement de la sphère
politique, réduite à nêtre que lieu
de la domination de classe dans le présent, et appelée
à être dépassée dans le futur par
lavènement du communisme.
Le politique remis sur ses pieds en 1842 dans sa dimension autonome
instituante par dégagement du théologico-politique,
serait-il de nouveau désaxé ou effacé dans
léconomique en 1843 ainsi que le présente
les lectures habituelles de Marx ? Le politique ne serait-il
plus envisagé que dans le cadre du rapport dexploitation
et rapporté à un lieu, la production, lémancipation
étant alors entrevue dans le communisme, comme forme supérieure
de dépassement des contradictions et modalité dadvenue
de la communauté « générique »
au-delà du politique ?
Cest contre cette thèse répandue que sélève
le propos dAbensour qui vise à montrer en 1843 dans
la Critique du droit politique hégélien (éditions
sociales, 1975, traduction A. Baraquin) la présence dun
authentique questionnement sur le politique comme tel, comme
sphère ou dimension posant le triple problème moderne
de lémancipation, de linstitution dun
monde humain, de laction politique et du vivre ensemble
des hommes.
Cest en réexhumant les formulations données
par Marx aux caractères de la « vraie démocratie
», quAbensour va rencontrer la figure de lan-archie.
Les critères de cette « vraie démocratie
» : le démos comme agir, comme sujet auto-instituant,
comme « moment » qui ne sidentifie pas à
la totalité, prennent place dans un cadre de pensée
marxien où lÉtat disparaît comme forme
organisatrice, pour laisser advenir lauto-institution du
social.
Démocratie
contre lÉtat
Cest, selon M. Abensour, sur les ruines de la pensée
de lÉtat que Marx édifie et théorise
ce quest la démocratie moderne comme forme politique
où le démos sinstitue comme « agir
contre » ; la critique marxienne de lÉtat
préserverait donc ici le politique comme lieu spécifique.
Pour lui, le propre de la modernité réside dans
le fait que le principe philosophique de la modernité,
cest-à-dire lagir, coïncide avec son
expression. Marx pense le démos comme sujet, comme activité
instituante, et lessence de la politique nest pas
que relation de domination mais mise en uvre dun
« vivre ensemble » dans linstitution dun
être-ensemble orienté vers la liberté. Certes,
mais une fois affirmé que le politique moderne est déploiement
de la libre subjectivité du démos, que le démos
est sujet universel instituant, et que le principe philosophique
de la modernité coïncide avec son expression, se
pose le problème de lidentité et de leffectuation
de ce démos. Du reste, la question de lidentité
du Peuple pour être la plus apparente ou évidente,
nest peut-être pas la plus problématique.
En effet, ce qui est en jeu ici est essentiellement la question
de lagir politique ; et dans cet agir, le Sujet politique
est principe et fin puisque lêtre du peuple est un
« vouloir être ».
Au fond, M. Abensour met en relief une dimension occultée
de la pensée de Marx, celle dun Marx philosophe
politique, qui découvre le concept de la modernité
dans la conception dun démos sujet de laction
: la démocratie moderne est liée à une philosophie
de laction qui unit le principe et la fin du démos.
Ce qui pose le problème de la coïncidence à
soi du sujet dans son acte politique ; question qui est celle
de linstituant, question de lémergence dune
forme de société qui ne soit pas objectivation
instituée dune forme niant la subjectivité.
Tout lintérêt de la lecture de M. Abensour
est de nous montrer que chez Marx, cette conception de la politique
moderne comme vouloir, comme action, se situe à distance
dune conception de lÉtat, mais aussi dun
spontanéisme, dun « narcissisme social »,
dun organicisme social, qui rabattrait le politique sur
le social, dans la mesure où, pour Marx, la dimension
du politique est maintenue : la civitas fait la societas ; le
politique est auto-constitution du peuple. Cest-à-dire
que la démocratie moderne est un système où
lhomme fait la loi, où il y a auto-institution du
social, auto-fondation continuée sans accomplissement
définitif.
Nous tenons donc dans cette lecture arendtienne de Marx par M.
Abensour deux critères clés du politique moderne
: le politique est une ontologie de laction, pure praxis,
lacte posé est un acte auto-instituant, fondateur
dun ordre libre, qui coïncide avec cette essence de
la modernité, mais qui nécessite cette dimension
de linstitution, comme lieu de mise en uvre du vouloir.
On voit bien à ce stade le Marx penseur politique moderne
que nous présente M. Abensour, dont la pensée nest
ni engluée dans un spontanéisme social ni enfermée
dans linéluctabilité dune excroissance
étatique.
Le troisième aspect lié à leffectuation
de cet « agir instituant », est celui du temps et
de la totalité sociale.
Contre le risque daltération de lacte instituant,
sa pérennisation en institué, pérennisation
requise au regard de la fragilité et de la contingence
des choses humaines, et qui est aussi à la source du maintien
de lÉtat comme structure, Abensour nous montre que
Marx fournit une analyse proche de celle de Godwin, fondée
sur la disparition de lÉtat, puisque dans lacte
politique, il ny a jamais, il ne peut y avoir de distance
du peuple à lui même, mais coïncidence dans
luvre instituante, et coïncidence renouvelée
à chaque instant. Création continuée qui
soit lutte contre lhétéronomie toujours menaçante.
Quant à la totalité, si la démocratie, selon
le Marx présenté ici, est ce régime exceptionnel
qui ne laisse pas advenir une confusion mystifiante entre la
partie (le démos) et le tout (lÉtat), qui
laisse le champ libre à lactivité instituante
du sujet qui est à elle-même sa propre fin, cette
démocratie là paraît proche de lactivité
décrite par C. Castoriadis comme « institution imaginaire
» de la société, capacité symbolique
autoinstituante du social... qui ne laisse pas du reste de poser
la question des formes que va emprunter ce processus.
Marx sort de ce « moment machiavélien » de
1843, on la dit ; mais ce que repère M. Abensour,
cest que cette sortie nest pas disparition de la
pensée du politique chez Marx, enfouie dans un économisme
réducteur. M. Abensour fait le lien entre ces analyses
de 1843 et lanalyse marxienne de la Commune de Paris, où
ressurgirait cette sensibilité à la modernité
politique, cest-à-dire à lexistence
de la dimension du politique comme « médiation »
spécifique, au-delà du mouvement social lui même.
Quand Marx dit que « la grande mesure sociale de la Commune,
ce fut sa propre existence et son action » (Marx, «
Adresse du Conseil général de lAIT »,
in la Guerre civile en France, éditions sociales, 1968,
p. 50, cité par M. Abensour, p. 99), cela signifie que
lémancipation des travailleurs ne peut seffectuer
que par la médiation dune forme politique en loccurrence
la « constitution communale », pouvoir contre lÉtat.
M. Abensour voit le prolongement des thèses de 1843 beaucoup
plus que laffirmation de lacte révolutionnaire
du prolétariat préludant au communisme. Dans ladvenue
de la « constitution communale », dans lacte
qui permet à une classe deffectuer son émancipation
sociale, et dans la formulation que donne Marx de lévénement,
se lirait moins un épisode vers labolition de lÉtat
par résorption du politique dans le social, que laffirmation
dune dimension, celle de lexpression du sujet politique
moderne dans un acte instituant, déploiement dune
subjectivité dans la négativité révolutionnaire.
Certes. Et, en un sens, M. Abensour nous propose là une
lecture dun Marx « bakouninisé », qui
valorise le politique « contre », la négativité
dans son pur déploiement instituant, qui nest pas
que geste héroïque du peuple, instant de coïncidence
à soi du démos, mais moment béni où
le geste rejoint la forme de lexpression : constitution
communale, cest-à-dire médiation du politique,
dimension du politique affirmée dans lacte qui est
agir instituant. Dans cette interprétation marxienne de
la Commune, M. Abensour repère le déplacement de
la question du sujet du démos, cest-à-dire
ici le prolétariat, vers, non la forme de la communauté
politique, mais la forme de laction : action contre lÉtat.
M. Abensour voit là la permanence chez Marx dune
vraie interrogation en termes de politique moderne, qui chemine
au-delà dun silence apparent de trente ans, et la
présence chez Marx dune vraie sensibilité
aux ambiguïtés de notre politique moderne. Résurgence
donc de linterrogation sur « lagir instituant
», et sur le Sujet politique.
Si la Commune est décrite comme une expérience
politique où lagir politique se déploie comme
« contre » et comme « vivre ensemble »,
renouant avec la double dimension nécessaire du contre
et du lien entre les hommes (ce qui est commun), ce Marx-là
est beaucoup plus bakouninien que saint-simonien ; il affirme
la nécessité du politique contre, plus que la résorption
du politique dans ladministration des choses.
On voit que M. Abensour, posant le problème de la liberté
politique authentique à travers lanalyse de la «
vraie démocratie » selon Marx, rencontre la question
de lanarchie. Mais ce qui nous intéresse ici cest
moins de déceler chez Marx une pensée qui revient
à dire que la vraie démocratie est anarchie, que
le concept danarchie qui ressort de cela.
La question est bien en effet de savoir de quelle anarchie il
sagit dans cette pensée de Marx, et dans la lecture
de M. Abensour. La force de son analyse vient de ce quil
met au jour un concept de démocratie qui ne se contente
pas de se dire comme « mise en scène du vivre ensemble
des hommes selon les exigences de la liberté »,
formule suffisamment générale pour rencontrer lassentiment
des démocrates avertis de large obédience... Le
concept de démocratie quil dégage est démocratie
contre lÉtat, au sens où il sagit de
cet agir auto-instituant, dune activité qui vise
en permanence à ne pas laisser émerger les conditions
de cette structure de domination quest lÉtat.
En ce sens, la démocratie contre lÉtat, lidée
de vraie démocratie enfouie dans la Critique du droit
politique hégélien et ressurgie dans lanalyse
de la Commune, est an-archie.
Si lon prend la mesure exacte de la lecture que Abensour
nous propose de ce moment machiavélien chez Marx, nous
découvrons un Marx insoupçonné, «
an-archiste », au sens dune position philosophique
« an-archiste ».
Cette posture philosophique « an-archiste » de Marx
est attestée par le fait que lessence politique
du démos est libre activité instituante, imaginaire
radical au sens de Castoriadis. Activité instituante qui
ne sobjective pas pour se retourner contre son origine.
Il nest pas innocent du reste que M. Abensour tente dans
ce registre un parallèle ou un rapprochement Marx/Godwin,
mettant au jour leur complicité dans un refus commun de
cette distance entre le Sujet politique et son acte, dans une
valorisation partagée de la coïncidence du démos
à son uvre, et quil condense dans une formule
aussi parlante que concise : « critique de lidée
de forme et valorisation de laction sont les conditions
de la vraie démocratie ».
Certes. Mais décrire la démocratie comme mouvement
incessant de lutte contre toute objectivation étatique
possible et redoutée, par un acte instituant dans lequel
le démos se pose comme sujet sans jamais aspirer à
se transformer en forme organisatrice totalisante ni séparée
de lorigine dont il sourd, il émerge, cest-à-dire
qualifier « lagir démocratique » comme
auto-institution qui ne peut donc être que « contre
», demeure néanmoins problématique. Lélégance
théorique du raisonnement ne laisse pas de nous interroger
sur le principe politique concret de son effectuation.
La démocratie se ramène en effet aux moments de
lutte inauguraux, moments où un acte nouveau est posé,
une rupture inaugurale, moments contre, certes, et moments contre
toujours reconduits dans leur fondement qui est « vouloir
» du démos ; cest par là que cette
« vraie démocratie » découvre ses liens
avec lanarchie. Aussi Abensour a-t-il raison de souligner
cette phrase de Marx qui dit que : « La Constitution est
devenue illusion pratique aussitôt quelle a cessé
dêtre lexpression réelle de la volonté
du peuple. » (Marx : Critique..., cité par Abensour,
p. 68).
Il semble que les problèmes soulevés par cette
approche soient de deux ordres : M. Abensour nous propose une
lecture du moment machiavélien chez Marx qui restitue
le politique comme tel dans une inspiration arendtienne très
forte. Cest bien le politique comme rupture, événement,
moment de lémergence du nouveau qui est ici au centre
de lanalyse. Ce moment, et la vigilance devant les risques
dobjectivation aliénante, donc la lutte pour empêcher
la cristallisation de laction en « institué
» étatique sont bien une priorité qui appartiennent
à la pensée et à la praxis anarchiste, et
comme tel il est important quAbensour ait exhumé
cette position dans la pensée marxienne de 1843.
Mais au regard dune réalité historique et
politique telle quelle sest constituée, cette
position philosophique peut se voir soupçonnée
dun déficit dans sa capacité à saisir
les expériences réelles ; il est sans doute difficile,
hors moments historiques privilégiés, de penser
la vie politique comme succession de moments instituants visant
à ne pas sombrer dans lobjectivation dun pouvoir.
Cette conception de la vraie démocratie laisse entier
le problème de linstitué... et la conception
dun institué qui serait en cohérence avec
les principes fondateurs, principes qui se ramènent eux-mêmes
au pur vouloir, à la pure action instituante.
Question dautant plus délicate ici quAbensour,
dans son souci de maintenir lexistence dune sphère
du politique insiste sur la dimension de la loi, par laquelle
la civitas fonde la societas.
Comment alors penser la Loi dans une dimension de linstitué
qui serait permanente liberté ? Toujours est-il que cette
analyse présente lintérêt de renouer
avec une question non résolue, celle dun institué
qui ne serait pas reproducteur de domination (problème
sur lequel se penche E. Colombo dans « Anarchisme et devoir
dobéissance », voir ce numéro de Réfractions),
et de réinscrire la réflexion dans une tradition
anarchiste, celle de linstitution « contre »,
qui pose lacte de la négativité.
M. Abensour rencontre là lambiguïté
inhérente à la modernité politique ; de
la même façon quil pointait les limites de
Marx dans sa rencontre avec lambiguïté moderne
quand celui-ci quittait le moment machiavélien pour ériger
le prolétariat en sujet politique universel, porteur par
sa négativité de lacte inaugurateur de la
société nouvelle (donnant figure à ce qui
doit rester indéterminé), de même M. Abensour
se heurte aux limites de la possibilité deffectuation
dune vie politique conforme aux principes de la vraie démocratie.
La démocratie en effet si dans le moment de sa naissance
révolutionnaire doit lutter contre lÉtat
ancien et contre lÉtat nouveau en train de naître
possiblement, elle ne peut se définir par ce moment originaire
plus ou moins bref. Se pose alors le problème de l«
institué », des modalités dêtre
de cette « vraie démocratie ».
Pour M. Abensour, dans lordinaire de la vie politique instituée,
la démocratie est posée finalement dans un schéma
non de « processus » mais de conflit. La démocratie
est : « linstitution dun espace conflictuel,
un espace contre, une scène agonistique sur laquelle saffrontent
deux logiques antagonistes entre lautonomisation de lÉtat
et la vie du peuple en tant quaction. » (Op. cit.,
p. 107). Mais cette logique propre de la démocratie, référée
au quotidien de la vie démocratique, si elle se traduit
par le passage du pouvoir « sur » au pouvoir «
avec » ou « entre » les hommes, cest-à-dire
à la définition dun espace commun, public,
à linvention dun vivere civile, ce vivere
civile est entrevu dans le conflit et non dans leffectuation
des règles de lÉtat de droit, car la division
du social, la société non réconciliée
demeurent inhérentes à la démocratie moderne.
Cette démocratie dont M. Abensour trouve la matrice chez
Marx, et quil tente de prolonger de penser aussi dans notre
actualité est une anarchie au niveau des principes qui
la définissent. Cest une an-archie philosophique,
au sens où il décèle dans sa lecture de
la Critique une pensée qui reconduit en permanence au
fondement dun Sujet défini comme pur vouloir, pur
agir, sans que lobjectivation dans une forme étatique
ne laliène, mais qui mette en uvre néanmoins
une médiation qui soit institution dun geste politique,
et non simple expressivité du social.
La démocratie en effet est cette forme qui, à lécart
de tout arche marque les limites de lÉtat, et ruine
le mouvement de totalisation de cette forme qui se veut souveraine.
La question qui se pose nest pas de savoir si cette démocratie
là est une an-archie, mais si cet anarchisme peut être
autre chose quune position philosophique, tel que Abensour
lénonce ici. Il insiste en effet sur la mise en
uvre de la subjectivité politique qui soit institution
dun acte politique et non pure expressivité du social.
Cette simple « expressivité » (quil
reproche à un M. Hess, dont il définit la position
comme philosophie anarchiste de laction pure) recouvre,
quand il est évoqué ici, un spontanéisme
social, voire un « narcissisme social », qui seraient
de nature « infra-politique ».
Or il semble que les théories et les pratiques qui ont
pu dans lhistoire être référées
à lanarchisme renvoyaient aux principes de cette
politique « contre » lÉtat, et non à
un spontanéisme social oublieux du politique. Mais il
est vrai, que reste irrésolue, ou problématique,
ou « au risque » des actes possibles, la question
de la transformation de cette pure an-archie comme position philosophique
du sujet politique moderne, en institution dun espace politique
travaillé par linvention de pratiques nouvelles,
par lautonomie et le désir dautonomie.
On ne peut que souhaiter, avec M. Abensour, que « le penseur
du politique se laisse toucher par lanarchie, telle quelle
fait retour chez les philosophes » (p.114), et plus encore
que cette exigence de liberté radicale, au risque du vertige
de lan-archie soit de nature à faire barrage aux
menaces de fixation et régressions identitaires qui font
jour de toutes parts.
Une telle réflexion sur les conditions de possibilité
de la liberté moderne, malgré son austérité,
augure de la vigueur retrouvée de la réflexion
libertaire dans notre actualité.
Monique Boireau-Rouillé |