Michel Onfray : Politique du rebelle, traité
de résistance et dinsoumission,
Grasset, 1997, Paris, 342 p., 134 F
Demblée le décor est séduisant.
À lexergue nietzschéenne répondent
des premières lignes significatives. « Lautorité
mest impossible, la dépendance invivable, la soumission
impossible » : en si bonne compagnie notre sympathie viscérale
de (lecteur) libertaire ne peut quêtre stimulée.
Comment, en effet, pourrions-nous être indifférents
aux propos dun homme qui est lun des très
rares intellectuels de notre époque à saffirmer
aussi nettement et radicalement du côté de la résistance
et de linsoumission, et ce en faisant état de sa
fibre anarchiste.
Préoccupé depuis longtemps par « le jouir
et le faire jouir », M. Onfray donne dans Politique du
rebelle une dimension politique à sa philosophie hédoniste
échafaudée dans lArt de jouir et la Sculpture
de soi : la construction est suffisamment argumentée pour
devenir Traité (à lusage des...) de résistance
et dinsoumission.
Faisant entendre une voix différente et tranchante, lauteur
dépasse la dénonciation (simple mais rentable en
termes de succès de librairie) des méfaits des
horreurs économiques et de la domination de léconomie
sur le politique, pour tenter de définir une philosophie
qui soit une pensée vivante, capable daction.
Élaborer une politique hédoniste, libertine et
libertaire qui, appuyée sur une mystique de gauche, soit
à même de fournir des leviers pour réenchanter
le monde et contribuer à lépanouissement
des individus : tel est lobjectif, le désir de M.
Onfray.
Armé de son hédonisme, Onfray entreprend une relecture
des champs philosophique, historique, économique et politique
qui fondent notre vie sociale : le verdict est sans appel. Le
champ humain est aujourdhui dévasté : les
idées dominantes nont été (et ne sont)
que des mensonges sociaux dont il ne reste, pour certaines
dentre elles, que credo poussiéreux et dogmes pulvérisés.
Des mensonges dont les individus sont les éternelles victimes.
Parler dhédonisme, à une époque où
le prêt-à-penser imposé par les lois du marché
ne sert quà légitimer notre asservissement
et renforcer notre aliénation au nom dun incontournable
modèle libéral, cest parier le principe de
plaisir contre le principe de réalité, cest
dire oui à la vie contre les puissances mortifères
à luvre un peu partout, aussi bien dans le
monde quen chacun de nous.
Au pays dOnfray lenchanteur voici entre autres quelques-unes
des choses essentielles quil convient dentendre :
le devoir de se rebeller,
la nécessité dinstaller au centre
de notre vie quotidienne un dispositif subversif (tant il est
vrai que nous portons en chacun de nous les germes de loppression,
celle que nous subissons mais aussi celle que nous faisons subir),
la colère comme mode dynamique,
laffirmation de lêtre libertaire contre
lavoir libéral,
la culture critique pour combattre la défaite de
la pensée,
la haine de la morale doloriste, faisant du travail une
valeur absolue et faussement émancipatrice (« Le
travail rend libre »).
Onfray nous explique que notre liberté na dégale
que celle du chien asservi, dautant plus heureux de cet
asservissement quil est partagé. Il nous dit également
la nature intrinsèquement corruptrice du pouvoir, un pouvoir
quil serait vain de considérer de manière
monolithique. De toute évidence, le pouvoir ne peut plus,
de nos jours, exclusivement sidentifier à létat
: il est de partout, fait de multiples micro-fascismes sinsinuant
dans tous les pores de notre société.
Plutôt libertaire quanarchiste...
Quand bien même il éprouve davantage de sympathie
pour Bakounine que pour Marx (les professionnels de la révolution
lui font horreur), Onfray mêle dans un même opprobre
les idéologies collectives que furent au xixe siècle
le marxisme et lanarchisme. Une position qui ne manquera
pas doffusquer les marxistes de tout poil et de froisser
les anarchistes poussiéreux.
On ne pourra que hurler davantage à la lecture suivante
: « Dans les tranchées de Verdun, puis dans les
chambres à gaz dAuschwitz, on a retrouvé
les dépouilles dune pensée anarchiste devenue
inutilisable » !
Plutôt que linopérabilité dune
pensée anarchiste, les guerres mondiales (et plus particulièrement
la mise en uvre de la solution finale) ont montré
la perversité extrême dun système reposant
sur lassujettissement de lindividu au profit duniversaux
(Dieu, la Race, la Nation, le Socialisme, lArgent, la Patrie,
etc.).
Il semblerait au contraire que les cendres des camps soit un
« terreau » essentiel pour la construction dune
réflexion profondément libertaire sur une organisation
sociale redonnant toute sa place à lIndividu, enfin
débarrassé de toutes les valeurs ayant contribué
à sa destruction.
Toutefois, des charniers polpotistes aux purifications ethniques
dans lex-Yougoslavie en passant par le génocide
rwandais, tout nous montre que rien na changé :
« Tout demeure dune redoutable actualité,
dune criante vérité, dune désespérante
pertinence. »
Ce qui frappe à la lecture du livre, cest le refus
que manifeste Onfray envers les foules et les masses (celles
dont lHistoire a en tout cas montré quelles
nappellent quun maître), refus qui le conduit
à rejeter toute idéologie, toute pensée
tentant délaborer un destin collectif pour lhumanité
reposant sur lespoir de faire sortir des cercles de lindigence
les damnés, les réprouvés et les exploités.
Il nest que de lire pour se convaincre de ce rejet ses
critiques de lappropriation collective des moyens de production,
ses affirmations sur la fiction que représente la société
sans classe (avec au passage lidée surprenante de
multiplier les différences sociales mais en en combattant
les inégalités qui... en naissent !), son discours
contre légalité.
Onfray ne laisse donc aucune place dans la recherche «
dune politique hédoniste libertaire de gauche »
à la moindre perspective inspirée par un projet
collectif.
À cet égard il nest dailleurs pas anodin
de découvrir, dans linvite à poursuivre sur
le chapitre de la philosophie anarchiste, que les seuls noms
cités sont ceux de Ragon, Feyerabend, Laborit, Dubuffet,
Cage.
Tout au long de son ouvrage, Onfray parle plus volontiers de
libertaire que danarchiste. Ne définit-il pas le
libertaire actuel moins comme un anarchiste sur le mode ancien
que dépositaire de cette tradition de la rébellion
dans une perspective moderne ?
Cest sans doute sa non-insertion, plus largement son manque
de connaissance de la réalité actuelle du mouvement
libertaire contemporain, qui rendent Onfray très critique
quant à la pensée anarchiste. Visiblement il a
gardé une vision passéiste de celle-ci. Où
alors les anarchistes donnent-ils deux mêmes une
image à ce point dogmatique et vieillotte !
Il serait cependant trop sectaire de voir les anarchistes daujourdhui
comme des femmes et des hommes arc-boutés sur des credos
du passé et ne supportant leur triste quotidien que dans
lhypothétique espoir de lendemains qui chanteront
et de la révolution sociale.
En observant bien ce qui bouge aujourdhui, Onfray pourrait
trouver, en écho à ses préoccupations hédonistes
et rebelles, des individus qui, comme lui, sinterrogent
sur la nature du pouvoir, sur la notion de classes dans notre
société moderne, sur la difficulté à
bâtir des alternatives crédibles en matière
de projet politique et à faire vivre une utopie dont Onfray
dit lui-même « quelle nest pas nulle
part pour toujours, mais pas encore quelque part, non encore
incarnée, en acte, mais superbement en puissance ».
Une fois vouées aux gémonies les idéologies
collectives et constaté le triomphe du capitalisme, «
immense mouvement planétaire auquel nous navons
que la possibilité de nous soustraire », Onfray
recherche lindividu qui pourrait aujourdhui incarner
le réenchantement du monde.
Cest dans lhistoire, dans la philosophie quil
va trouver des figures à même, selon lui, de remplir
le rôle de guetteurs éveillés : hédonistes,
dandys, libertins, romantiques sont ainsi convoqués pour
constituer les quatre points cardinaux de la cartographie libertaire
moderne. À ces derniers, Onfray donne une mission : «
La seule éthique pensable pour un libertaire au tournant
du millénaire, cest le devenir révolutionnaire
des individus. »
Comment douter que la quadrature du cercle soit atteinte lorsque
Onfray, fondant ses seuls espoirs sur le solipsisme, conclut
à linanité de toute action collective : «
La possibilité dune victoire générale
est nulle et impensable. » Ou encore : « Rien ne
se modifiera de substantiel : le seul espoir gît dans la
possibilité dune sculpture de soi. »
Pour autant, on ne peut que sinterroger sur les limites
des capacités assignées aux protagonistes du changement
hédoniste généralisé à venir
tant la production principale semble être, chez les habitués
du non, celle de lego.
Onfray ladmet dailleurs volontiers lorsquil
mesure, au travers des exemples de La Boétie et de Thoreau,
les limites de laction individuelle : ne réclame-t-il
pas la force de lassociation des égoïstes !
A-t-on jamais vu un dandy se préoccuper des souffrances
de son prochain ? Et que dire des libertins qui, de leur proximité
avec le pouvoir, retirent des prébendes à servir
leur maître ?
Certes, la force (plutôt que la violence), le syndicalisme
révolutionnaire, la réactualisation de la pensée
68 nourrie au nietzschéisme de gauche façon Bataille-Foucault-Deleuze
peuvent aider à déplacer les montagnes. Mais serait-ce
suffisant pour abattre ladversaire clairement désigné
: le mode hégémonique de production libérale
?
Le doute est permis.
En fait ce qui nous gêne dans Politique du rebelle, cest
de ne pas retrouver ce qui fait (ou ce qui devrait faire) notre
identité sous le vocable de libertaire dont le livre dOnfray
est constellé.
Ce dernier sarrête à des valeurs (insoumission,
rébellion, résistance) que beaucoup peuvent finalement
reconnaître voire partager. Suffit-il, pour autant, de
dire non pour être libertaire ? Le Dalaï Lama, Debray,
Junger, à leur manière, ne le sont-ils pas !
À lévidence, Onfray donne du terme «
libertaire » (celle ou celui qui nadmet, ne reconnaît
aucune limitation de la liberté individuelle en matière
politique, sociale) une acception qui nest pas nôtre,
une définition réductrice.
Visiblement, Onfray préfère retenir de lanarchisme
le refus de toute autorité, de tout règlement plutôt
que la conception politique qui le sous-tend et qui vise à
organiser les rapports sociaux en supprimant létat
(le pouvoir).
Bien sûr, on peut toujours se dire que lanarchisme
nétant pas une marque déposée, chacun
peut y mettre ce qui lui convient : une attitude que lon
retrouve dans la presse qui, aujourdhui, nhésite
plus à mettre du libertaire à toutes les lignes
sinon à toutes les sauces pourvu quelles soient
néo-libérales.
Dès quil sagit de faire échec à
tout ce qui peut ressembler à un embryon de résistance
collective, il est désormais de bon ton de sortir son
sésame libertaire.
Attention, sachons décrypter car trop souvent, derrière
le libertaire, avance, masqué, le libéral.
Bernard Hennequin |