![]() André Bernard |
En avril 1965 paraissait une petite revue de 32 pages (format 13,5 x 21 cm) intitulée Anarchisme et Non-Violence.
On apprenait dès le numéro 1 que les animateurs ne se proposaient nullement
de créer une nouvelle tendance dans le mouvement libertaire : leur projet
consistait à mettre en valeur l’idée de « non-violence », idée présente dans la
culture anarchiste, mais insuffisamment exprimée et peu mise en pratique selon
eux. Ils se refusaient à choisir entre les divers courants anarchistes :
l’individualisme, le communisme libertaire, l’humanisme, le pacifisme, etc. Ils
se déclaraient anarchistes avant d’être « non violents » et partisans de la
non-violence parce que anarchistes. Il ne s’agissait en aucune façon de
condamner les pratiques violentes passées ou encore présentes, mais d’y renoncer
avec la volonté de concrétiser les idées-forces de l’anarchisme par l’action
directe non violente.
Un texte (Quelques données fondamentales) avait été écrit collectivement et
servait de plate-forme à l’équipe qui s’engageait dans cette aventure.
Quelques données fondamentales
– Les structures de la société actuelle sont essentiellement étatiques ; elles
ne peuvent se maintenir que par l’autorité et la violence.
– Les anarchistes préconisent la disparition de l’état ; ils proposent une
société sans autorité où la violence ne se manifesterait plus dans les rapports
sociaux.
– Face au pouvoir et à l’autorité, les anarchistes ont apporté des solutions
libertaires (fédéralisme, syndicalisme, etc.) ; mais en opposant la violence à
la violence, ils l’ont ainsi légitimée.
– De toute façon, devant le gigantisme actuel des forces répressives et la mise
en condition psychologique, la violence insurrectionnelle paraît impuissante.
– Les méthodes non violentes paraissent être le moyen d’action le plus conforme
aux théories anarchistes ; elles constituent une force qui permet d’éviter les
conséquences autoritaires de la violence.
– L’action directe non violente a surtout été utilisée par des groupements
religieux, généralement avec succès, mais la non-violence n’est pas plus
d’essence religieuse que la violence est anarchiste et athée. C’est pourquoi il
est nécessaire d’étudier et de mettre en pratique ces formes d’action.
Nous posons donc la primauté de la non-violence et estimons que le ralliement à
« Anarchisme et Non-Violence » devrait impliquer l’emploi de la non-violence
tant dans l’action sociale que dans le comportement individuel.*
* Ce texte a été reproduit dans chaque numéro jusqu’au numéro 13 inclus (avril 1968). Une seconde version en a été publiée dans le n° 24.
« Il nous faut débarrasser la non-violence de la religion, sinon nous nous débarrasserons de la non-violence. » (Courrier d’André, 1964)
Lors des diverses actions non violentes contre la guerre d’Algérie, le discours sur les fondements de la non-violence n’était pas du goût des « incrédules » qui ont constitué un Groupe d’études laïc sur la violence et la non-violence.
« Un certain nombre d’amis […] se sont retrouvés, […] tous animés par un
souci commun :
« 1° Prendre position publiquement
face à des événements qui constituaient
des attentats caractérisés à la dignité humaine : guerre colonialiste d’Algérie
et toutes ses conséquences : tortures, viol des consciences, désarroi d’une
grande partie de la jeunesse, ferments de guerre civile, renaissance de
tendances fascistes et racistes…
« 2° Tenter si possible par des actes concrets, individuels et collectifs,
d’influer à leur niveau sur le cours de ces événements et sur les responsables
des divers camps pour qu’arrivent à se dégager des solutions en dehors du cycle
infernal des violences. »
Ces gens « se sont retrouvés […] momentanément dans un cadre assez précis : la
communauté de l’Arche de Lanza del Vasto, à vocation ouvertement religieuse et
aux méthodes d’action résolument non violentes, dans la ligne tracée par Gandhi.
[…] Liés par les nécessités de l’action du moment qui ne souffrait aucune
discussion ni retard […], ils pensaient à juste titre que l’heure n’étaient pas
aux contestations de principes mais à une recherche d’efficacité pratique. »
La guerre d’Algérie terminée, « le moment est maintenant venu de tenter
d’y voir plus clair sur les motifs de notre engagement […] ». Il ressort « que
la non-violence peut être envisagée dans ses fondements de manière assez
différente selon les familles spirituelles. En particulier ceux d’entre nous qui
se réfèrent à une pensée athée ou agnostique peuvent ressentir un malaise non
plus sur le plan de l’action mais sur celui des principes […]. Cet état de fait
[…] amène par exemple à se poser diverses questions parmi lesquelles celle-ci, à
nos yeux fondamentales :
« La non-violence peut-elle être envisagée en dehors de toute religion ? »
« Nous ne sommes pas persuadés en effet que la violence doive être
irrémédiablement assimilée au Mal en soi et chargée de tous les péchés du monde.
Il n’est pas impossible – mais la démonstration reste à faire – que la violence
contienne des aspects positifs, inscrits dans la nature humaine et qui
mériteraient d’être redécouverts objectivement en recherchant avant tout quelle
utilisation pratique il pourrait en être fait. Autrement dit, hommes de notre
temps, nous n’acceptons ici aucune donnée traditionnelle ou soi-disant « révélée
» avant d’aller y voir de plus près.
« Pour un approfondissement »,
(quatre pages, en supplément au n° 20 de l’Action civique non violente).
Janvier 1964
Quelques textes furent publiés ainsi que des résultats d’enquête, puis l’affaire tourna court…
Mais cela permit à quelques libertaires de se reconnaître et de se
rencontrer. Dans une circulaire de (juillet) 1964, intitulée « Projet de base
pour la formation d’une union anarchiste d’études et d’action non violente », on
trouve les éléments de ce que seront les Données fondamentales.
Octobre 1964 : réunion informelle à Villemomble entre quelques copains
libertaires.
Décembre 1964 : première réunion de travail à Roanne où sont invités les
anarchistes connus pour avoir participé à des actions non violentes ainsi que
des objecteurs de conscience connus comme anarchistes.
Cependant, ces initiateurs étaient dispersés géographiquement. Aussi, très
rapidement, se fit jour l’idée d’un bulletin de liaison. Il n’était alors
nullement question de créer une revue, projet trop ambitieux.
La revue se fit pourtant parce que quelques copains travaillaient dans
l’imprimerie et aussi, il faut le dire, par goût d’une publication bien faite,
modeste, mais surtout pas misérabiliste. La revue sera « trimestrielle », du
moins administrativement. Dès le départ, le choix fut fait de ne pas lancer de
souscription, mais de ne compter que sur l’engagement financier des initiateurs
jusqu’à l’autofinancement par les abonnés.
Février 1965 : rencontre au Castellet et élaboration du premier numéro de la
revue qui, ainsi lancée, disposait de six correspondants locaux dispersés en
France, en Belgique et en Suisse. L’idée prenait corps.
Anarchisme et Non-Violence compta trente-trois numéros sur une durée de presque
dix ans. Un numéro faisait le plus souvent 36 à 48 pages ; quelques-uns ont été
plus copieux. Abonnements en progression régulière de 25 (en avril 1965) à 394
(en mars 1972). Tirage en progression régulière de 500 (avril 1965) à 1600
(février 1969), avec un tirage à 3000 (octobre 1969, n°18-19, 48 pages, en
coédition avec le Centre international
de recherches sur l’anarchisme de Lausanne).
Anarchisme et Non-Violence adhère, à partir du n° 11-12, en tant que publication
associée, à l’Internationale des résistants à la guerre, dont le siège est à
Londres, et, à partir du n° 26, en tant que membre collectif, au CIRA.
En parallèle, plus d’une cinquantaine de bulletins intérieurs, bulletins
d’information, circulaires furent diffusés, doublés à partir de décembre 1967
par des bulletins de travail qui rendaient compte des discussions théoriques
entre les membres du groupe ainsi que des travaux en cours. Des rencontres
(environ deux douzaines) et des campings (une demi-douzaine) se tinrent deux ou
trois fois par an.
Un groupe de partage
Parallèlement à la trésorerie de la revue fonctionnait la Solido : caisse de
solidarité permanente à base de contributions volontaires et régulières qui
finançait les différents engagements, les actions, etc. Fait notable, cette
caisse fonctionna longtemps avec un budget non négligeable pour l’époque.
Engageant la responsabilité de chacun des participants, elle évita de recourir
aux souscriptions habituelles lassantes pour les lecteurs.
Une péréquation des dépenses (prix des voyages, repas, etc.) sera toujours
recherchée, non pas sur une base égalitaire (les copains étant inégalement
nantis et certains sans argent), mais selon un principe d’équité, selon les
possibilités réelles.
Un groupe où on s’écoutait
Très rapidement, une conscience forte des problèmes de leader s’est révélée.
L’accent est mis sur les difficultés que pouvaient éprouver certains à
s’exprimer soit oralement soit par écrit, et sur les moyens d’y remédier.
Avec le temps, grâce à des références identiques, un langage commun put
s’installer lors des campings et des rencontres de travail et d’amitié, et aussi
par le moyen des bulletins intérieurs, plus spontanés que la revue. Cette
écoute, fruit de la volonté collective de recherche d’une méthode de travail
efficace, fonctionna pendant la quasi-totalité de la vie du groupe. Banale en
soi, mais rare dans la mouvance libertaire, elle permettait à chacun de
s’exprimer, minimiser le rôle des leaders et, dans la pratique, éviter les
conciliabules, les interruptions, la monopolisation de la parole ; bref,
apportait à nos séances de travail une originalité satisfaisante sans pour
autant brimer la spontanéité, chose quoi qu’on dise relativement rare dans les
groupes.
Les protagonistes
Hem Day, le plus âgé, avait déjà un passé anarchiste de militant de la
non-violence. Il publiait à Bruxelles, depuis de nombreuses années, des textes
sur Gandhi, B. de Ligt, Vinoba, etc. La génération au-dessous était issue
essentiellement des Jeunes Libertaires. Certains avaient été insoumis puis
objecteurs de conscience. Ensuite, d’environ dix ans moins âgée, une génération
d’objecteurs qui découvrait, en même temps, et la non-violence et l’anarchisme.
Quelques personnes avec un parcours individuel particulier gravitaient autour de
la publication. L’ensemble comptait une trentaine de personnes.
Les remises en cause
Certaines sont venues de l’extérieur de notre groupe. La qualification « non
violente » fera que, en général, les anarchistes ne nous accepteront pas
réellement, nous jugeant manichéistes ; certains nous accuseront d’infiltrer une
pensée religieuse au sein du mouvement. De l’intérieur du groupe, les remises en
cause furent multiples, et il est difficile de dire les plus importantes si l’on
pense à nombre de facteurs irrationnels, affectifs et caractériels. Mais,
Anarchie oblige ! personne ne tenta de monopoliser le pouvoir qui fut partagé
jusqu’à la fin.
à cause d’une volonté d’ouverture affirmée, associée au souci d’intégrer les
apports extérieurs, les divergences se feront jour jusqu’à la crise finale.
Les méthodes de travail, la difficulté à produire des textes, un discours, à
théoriser, de même que les différents engagements pratiques non complètement
partagés par tous seront à la longue des facteurs de désunion.
À noter la création d’un « groupe Femmes » après 1968 et la participation de
plusieurs d’entre nous à des expériences communautaires plus ou moins éphémères.
Le groupe, sans doute, n’a pas eu le temps de faire siens certains apports trop
précipités, il n’a pu « digérer » un trop-plein. Ne sachant comment se sortir
d’un écheveau très emmêlé, on a taillé à grands coups de ciseaux.
Le titre constituait pour certains comme un blocage intellectuel. Une remise en
cause partielle ou totale de la non-violence et de l’anarchisme se fit au profit
d’une analyse plus globale de la société sans aucun à priori éthique, mais sur
des bases plus situationnistes ou marxistes de conseil.
Dans le processus de désintégration, faut-il dire l’échec de tel ou tel à faire
passer ses options et à les mener à terme, échec projeté sur le groupe ?
Personne ne proposa, ne voulut ou ne put tenter une mutation.
La lassitude était grande…
André Bernard
Ont participé à différents niveaux à la revue et au groupe ANV :
Patrice Antona, Anita et André Bernard, Jean-Pierre Bertrand, Daniel
Besançon,
Pepe Beunza, Claude Borgne, Claude et Michel Bouquet, Christian Carré, Joël
Chapelle, Jean Coulardeau, Michel David, Hem Day, Germaine et Alain Depoorter,
François Destryker, Bruno Dulac, Denis Durand, Jean-Michel Fayard, Armel
Gaignard, Lucien Grelaud, Christian Heck, Gaston Jambois, Janin, Marie
Laffranque, Jean Lagrave, Rose-Marie Lagrave, Jean-Pierre Laly, Claude Le
Scribe, Jean-Pierre Machy, Marie Martin, Dominique Marty, Christian Mériot,
Marie-Christine Mikhaïlov, Maurice Montet, Jacques Moreau, Dominique Morel, René
Nazon, Bernard Péran, Philippe Poggi, André Portal,
Paul Sempé, Pierre Sommermeyer,
Michel, Tepernowski, TG, Jacky Turquin, Dominique Valton, Bernard Vandewiele,
Michèle et Marcel Viaud, collectif, etc.