Violence..institutionnelle,frontières mentales et pouvoir en milieu militantPhilippeCoutant |
1. Le « tiers symbolique »
Dans une perspective anthropologique, il est généralement admis que c’est par la
loi et ses interdits que l’on devient humain. De ce point de vue, la notion de «
tiers symbolique » est une nécessité pour l’humanité. Notre évolution est
devenue culturelle. Lévi-Strauss nous l’a indiqué :
« Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques
au premier rang desquels se situe le langage, les règles matrimoniales, les
rapports économiques, l’art, la science, la religion »
2.
Pierre Legendre, quant à lui, nous propose une interprétation originale. Elle
s’appuie sur la psychanalyse pour rendre compte du droit. Pour cet auteur notre
culture a pour rôle d’instituer la vie :
« Le monde est généalogiquement organisé et la généalogie est un savoir de
conservation de l’espèce humaine, un savoir qui permet à l’homme d’habiter
l’Abîme.
Nous donnons figure humaine à l’Abîme, en l’appelant naître et mourir. »
« Il est dit partout dans l’humanité, que l’homme doit se séparer ; il lui est
infligé comme loi de l’espèce la douleur d’apprendre la limite, la nécessité
d’une mort qui n’est ni le meurtre de soi, ni le meurtre d’un autre. »
3.
La violence institutionnelle, comprise comme le respect de certains interdits :
inceste, parricide, matricide, infanticide, cannibalisme, meurtre, torture,
etc., est à la base de notre humanité.
La violence institutionnelle serait donc, en partie, ce qui institue l’humain
par la violence de l’interdit, de la loi.
D’un autre point de vue, Leroi-Gourhan arrive à la même conclusion. À propos de
l’outil et du langage, il parle de « la mise hors de soi » ou de « prises de
distances » :
« Toute l’évolution humaine concourt à placer, en dehors de l’homme ce qui, dans
le reste du monde animal, répond
à l’adaptation spécifique. Le fait matériel le plus frappant est certainement la
« libération » de l’outil, mais en réalité le fait fondamental est la libération
du verbe et cette propriété unique que l’homme possède de placer sa mémoire en
dehors de lui-même, dans l’organisme social. »
4 .Cette façon de fonctionner est devenue une structure du psychisme humain, elle
est nommée « tiers symbolique » par la psychanalyse.
La double articulation
du symbolique
Dans la transmission de ces ensembles symboliques il existe deux plans : le
niveau personnel et le niveau collectif. Selon Eduardo Colombo, il s’agit d’une
double articulation du symbolique :
« Nous appelons première articulation la relation qui s’établit entre la
représentation, la chaîne signifiante et les objets du monde personnel d’un
individu. Elle configure l’ordre symbolique et insère l’individu dans la
signification. Dans la seconde articulation, il s’agit d’une opération du
pouvoir qui, reliant la règle abstraite à la loi, organise un champ de force au
niveau de la signification : cette articulation institue la domination. »
5.
La mise en perspective de la loi symbolique avec l’histoire réelle de l’humanité
montre que la loi est à la fois loi des pères et la loi des dominants (États,
royauté, mandarins, chefs en tout genre). De fait, l’institution a toujours été
un outil de domination.
Il est possible de distinguer deux types de violence institutionnelle :
1.La violence institutionnelle de la domination, celle que nous connaissons
partout dans le monde, celle qui motive nos luttes et à laquelle nous nous
affrontons depuis longtemps.
2. Il existe un autre type de violence institutionnelle, il s’agit de la
violence institutionnelle de nos regroupements militants. Pour exister comme
sujet politique, nous créons des institutions collectives. Nous les nommons
groupes politiques, collectifs, comités, associations, etc. Nous savons qu’il
n’existe pas de sujet sans institution, même si nous savons également que trop
d’institution tue le sujet. Le sujet politique libertaire, qu’il soit individuel
ou collectif, n’échappe pas à la règle, il a besoin d’une institution pour
exister. La notion d’institution désignant ici à la fois le processus
d’institutionnalisation et son résultat : les regroupements militants.
La loi existe
dans la militance
Nous, libertaires, sommes des humains, et comme tous les humains nous sommes
inclus dans le fonctionnement anthropologique général. Dans nos collectifs
militants il existe des lois, des règles, des jugements, des condamnations, des
codes et des normes de comportement, etc. C’est au nom de lois que nos interdits
et nos condamnations s’exercent. En général le mot « loi » n’est pas admis et
employé, on y préfère le mot « politique ». Mais il est indéniable qu’il existe
des évaluations, des jugements sur les activités, les comportements ou les
thèses. Souvent les libertaires affirment ne pas avoir de règles ou de lois,
mais notre façon de condamner prouve que nous avons des valeurs, des éléments de
référence pour argumenter nos jugements. La règle ou la loi peut être exprimée
et clairement explicite ou rester en partie non dite et inconsciente. Examiner
nos lois et nos règles permet d’en comprendre la nécessité et le fonctionnement,
mais permet également d’en étudier le bien-fondé. Ceci nous aidera à les faire
évoluer dans un sens qui conviendra mieux à l’idée que nous nous faisons de
l’humanité.
2. L’existence
de frontières mentales
Pour dévoiler ce fait, on peut partir de la question de l’identité ou considérer
nos praxis comme des systèmes symboliques, des ensembles culturels. Les
chapelles militantes sont nombreuses, le sens commun militant d’un groupe, d’un
courant tend à se déterminer par rapport aux autres groupes ou tendances. Le
rôle de la différence permet de comprendre comment nos identifications
fonctionnent. Exister par la différence, c’est valable pour tout le monde y
compris pour nous libertaires. Le besoin d’identité et de sens dans un monde
vide et absurde est très fort. La politique libertaire donne une bonne image de
soi et un sentiment de différence par rapport au commun des mortels. Ainsi nous
accédons à une valorisation symbolique forte. Nos idéaux concernent le bien de
l’humanité que nous nommons généralement : communisme libertaire.
Si nous militons, c’est aussi pour exister par nous-mêmes et pas seulement pour
les autres. De ce point de vue, ceux et celles pour qui nous prenons fait et
cause sont d’excellents prétextes à nos besoins existentiels.
Constater l’existence des frontières mentales entre les libertaires et les
autres ou entre libertaires permet de rendre compte de la pluralité des mondes.
Cette pluralité est une réalité aussi dans la
militance : terrains de lutte différents, organisations multiples, situations
géographiques particulières, etc.
L’individualisme et les affinités électives sont complémentaires.L’individualisation est une des bases de notre vie dans le capitalisme
contemporain. Deleuze et Guattari nomment cela : déterritorialisation.
L’ambiance générale valorise l’individu pour que les marchandises et le
spectacle continuent de circuler et de se reproduire. Dans ce contexte de
sérialisation, l’individualisme est une donnée importante. Pour exister, nous
avons besoin de nous lier aux autres humains et de nous regrouper. La notion
d’affinités électives est une façon de rendre compte de ce besoin humain. Nous
rencontrons le phénomène de regroupements de multiples façons, en politique,
mais aussi dans beaucoup de domaines, notamment celui des loisirs. Ce fait amène Mafféslsi à dire que l’individualisme est en déclin dans les sociétés de masse.
Pour lui, la tribu ou la néo-tribu montre que cet individualisme est en perte de
vitesse dans notre contexte actuel. Je pense au contraire que le néotribalisme
se développe parce qu’existe l’individu, que c’est une nécessité pour
l’agrégation des individus atomisés, déterritorialisés par le système
capitaliste.
Peut-on échapper
aux institutions totales ?
Une institution totale est un lieu où tout est lié et qui fonctionne un peu
comme un monde clos, même si cela échappe parfois à ses membres. Cette notion
nous vient d’Ervin Gofmann dans son travail sur l’asile psychiatrique. Nos
institutions totales à nous libertaires, ce sont des réseaux de vies, nos
réseaux militants. Le mélange des affects avec la politique est caractéristique
de beaucoup d’institutions totales, en particulier celles de notre militance.
On doit admettre que l’existentiel est fortement présent dans nos collectifs.
Nous militons ensemble, nous buvons des coups ensemble (c’est assez courant),
nous causons, nous mangeons ensemble, nous chantons, nous faisons la fête, etc.
Les activités ludiques se conjuguent au militantisme, des relations affectives
fortes se nouent, nous sommes bien ensemble, dans ce contexte les déchirures
prennent souvent un aspect dramatique, etc.
Un autre caractéristique est à relever : l’importance des mythes pour se donner
une légitimité. Les références historiques sont développées comme des grands
récits qui nous installent dans l’histoire de l’humanité. Ces grands récits
essaient de répondre à la question de l’origine. La difficulté à ce propos c’est
que ces mythes tiennent souvent lieu de formation théorique. Dans ce cadre, la
culture libertaire possède ses petits mondes séparés les uns des autres.
Les frontières mentales et les territoires organisationnels sont à relier aux
constats suivants :
– Il est difficile d’exister de façon autonome et originale dans cette société
où tout est marchandise et spectacle. Créer des territoires existentiels, c’est,
entre autres, le rôle que jouent les organisations libertaires.
– Les organisations se sentent souvent propriétaires des idées, et elles tendent
à perdurer pour elles-mêmes. L’aspect identitaire est souvent très développé
dans nos groupes.
En cas de conflit, la violence des mises à mort symbolique est réelle. Le
maintien des frontières mentales peut conduire à la mort mentale si le flux des
idées ou si l’organisation fournit seule le prêt-à-penser et le cercle des
relations humaines.
3. Le pouvoir
en milieu militant
Il existe même s’il n’est pas souvent nommé ou admis comme tel. La notion de
chefferie employée pour décrire les sociétés africaines ou dites primitives est
valide pour le monde militant.
Le pouvoir prend
de multiples formes.
Le plus courant dans la praxis militante c’est le pouvoir charismatique. Mais il
peut être organisationnel (le contrôle des appareils), informationnel (la
maîtrise des informations), ethnique, urbain, générationnel, centraliste,
financier, technique, parisien, symbolique. On peut observer le poids important
de l’« aura » acquise par la participation à certains événements historiques
comme 36 en Espagne, ou Mai 1968 en France. On peut vérifier le prestige dû à la
position d’intellectuel reconnu, également à la valeur de l’origine sociale : la
classe ouvrière en particulier. Il est aussi possible d’observer l’autorité que
confère l’origine familiale et notamment le lien avec les grands ancêtres. Il
est possible de remarquer le respect que procure le fait d’avoir été victime de
la répression, etc. Tout ceci donne un label difficile à contester, parfois
incontestable.
L’argument d’autorité n’a pas qu’une seule forme. L’existence de féodalités dans
le milieu libertaire n’échappe à personne, et personne ou presque n’en parle
évidemment. Si on parle, c’est en catimini, et ceci ne fait qu’amplifier le
malaise. Étonnant comme au nom de la « cause » on fait silence !
Son lien avec le machisme
La question : « Qui fait quoi ? », montre rapidement la réalité du pouvoir en
milieu militant. Pour s’en rendre compte il suffit d’observer nos mœurs
militantes avec un tout petit peu d’attention :
– Qui dirige dans les groupes politiques ?
– Qui parle dans les débats ?
– Dans les initiatives militantes et les réunions qui prend majoritairement des
notes ?
La solidarité entre les pouvoirs militants et le machisme semble bien être une
caractéristique majeure de notre vie politique.
Le rapport à « la » vérité
cause bien des soucis
La question de la vérité est un enjeu puisque c’est en son nom que nous disons
que nous avons raison et que les autres ont tort, que les autres sont des
mauvais. La volonté de vérité est dénoncée par Nietzsche. La posture de nos
groupes militants peut se comparer à celles des prêtres relevée par ce
philosophe illuminé de poésie. Son ressort, c’est le ressentiment. Ce sentiment
est à la base du pouvoir des prêtres ou des chefs qui proposent une vérité aux
humains faibles que nous sommes. Ces vérités, comme la morale ancienne ne sont
qu’un camouflage pour la réalisation des passions tristes des humains, ce qui
empêche le développement de la puissance humaine véritable. Nietzsche nous
rappelle que
« les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elle le sont. » 6
Nous ne devons pas oublier que Zarathoustra énonce que Dieu est mort, le monde
est désenchanté et nous sommes condamnés à vivre dedans.
Les tentatives de promouvoir la vérité seule et unique comme les tentatives
d’enchanter à nouveau le monde sont vouées à l’échec. Les organisations
politiques proposent souvent une clôture sur l’Un et la prétention à « la »
vérité est une figure de la fermeture puisqu’il est inutile d’aller chercher
ailleurs, nous avons tout sur place et dans le groupe, il n’est pas nécessaire
de s’interroger sur nos thèses et nos pratiques parce nous avons la vérité.
La vérité autorise beaucoup de choses, elle justifie nos actes militants. La
ligne juste, la pureté politique sont des figures de cette vérité. La position
des humains qui pensent être porteurs de la vérité leur permet de transformer
leurs croyances en certitudes. Être porteur de la vérité donne le droit de se
sentir en bonne position, d’avoir le beau rôle. Le passage de la théorie à la
pratique, le passage à l’acte est facilité parce qu’on a raison. La vérité est
un bien précieux, parfois magique, qu’il faut garder à tout prix, quitte à
construire toutes sortes de délires pour s’arranger du réel.
La notion de croyance.
Elle permet de se rassurer sur ses certitudes. Elle n’est pas seulement liée aux
cercles religieux. Elle est présente dans nos mouvements, ce n’est pas une
réalité exceptionnelle, elle est banale et très répandue. Elle n’est pas admise
comme telle, elle se vit comme « vérité ». Bien sûr, il n’y a pas de
transcendance dans la culture libertaire, mais la croyance est là en nous et
dans nos ensembles symboliques. La cohérence des idées entre diverses sphères
mentales permet d’inclure notre soif d’absolu, notre besoin de plénitude dans un
ensemble, dit de vérité, où l’articulation de divers champs fait bloc pour
légitimer nos idéologies. Il est exact que dans ces ensembles il existe de
nombreux points déjà démontrés et vérifiés. Parfois, le fait de questionner un
petit point de détail de cette prétendue vérité peut mettre en danger l’ensemble
du regroupement. Ce phénomène explique la violence des réactions devant la mise
en cause de certaines affirmations. Les accusations de trahison sont courantes
dans notre milieu.
Je ne pense pas qu’il existe une position plus éclairée qu’une autre, il
n’existe pas de vérité absolue. Nos vérités sont toujours relatives,
situationnelles et temporaires. Je pense qu’il est nécessaire d’encourager
l’attention au doute, à la réflexion, aux confrontations, à la curiosité et à
l’ouverture, toutes choses qui peuvent tempérer les dérapages commis au nom de
la vérité.
Le danger de la confusion
entre individu et personne,
entre sujet et organisation.
La notion de sujet politique est une question difficile. Il me semble judicieux
de se poser la question de savoir si nous ne confondons pas trop souvent sujet
et organisation sur le plan collectif, comme nous confondons souvent sur le plan
individuel individu et sujet.
Je pense que le sujet est une instance où le désir permet la liberté et la
décision. Je ne reprends pas la notion de sujet au sens où la philosophie
classique le définit : volontaire, conscient et rationnel. Ma référence est
celle d’un sujet qui se sait limité, fragile, traversé par la violence,
l’incertitude, lié à l’inconscient personnel, à la pensée sociale du moment,
pétri par le langage, institué par la loi, contraint par la domination, fait de
chair et de sang, mais aussi d’émotion, d’imaginaire et de symbolique, de liens
avec les autres humains, plongé dans une histoire personnelle et collective pas
toujours très facile à assumer. Ce sujet a le souci de l’être et pas seulement
de l’avoir. Il peut accepter l’événement et décider en situation, agir pour
viser un impossible (au sens où la nouveauté provoque toujours une rupture dans
le réel). Le sujet ainsi pensé est imprévisible, erratique et éphémère.
Croire que nos regroupements politiques sont toujours des sujets est un leurre
dangereux. Ceci ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin de collectifs
militants. Au contraire, ce sont des éléments importants qui peuvent agir sur la
condition de possibilité de la praxis libertaire. Le souci de pureté affiché
assez souvent est nuisible. Il permet l’exclusion, l’isolement dans une position
élitiste et méprisante pour les autres. L’organisation politique, conçue et
vécue de façon classique, est un exemple d’institution qui a ses exigences
propres. Comme d’autres institutions, elle a besoin d’un système de pouvoir et
d’obéissance afin de fonctionner et de durer, quels que soit les aléas de la vie
politique. De mon point de vue, le sujet individuel ou collectif est lié au
désir, ce qui produit un fonctionnement qui ne vise pas spécialement la durée.
Alors, le sujet a comme souci la satisfaction du désir de liberté, d’égalité et
de justice. C’est pour cette raison que la notion de personne convient mieux que
la fiction d’individu produite par et pour le capitalisme.
Les phénomènes que nous mentionnons ci-dessus ne sont pas exotiques, ils sont
présents dans notre vie militante, dans notre mouvance libertaire. Souvent nous
prenons conscience clairement de tout cela : pouvoirs, croyances, mythes, etc,
quand nous nous éloignons (éloignement qui peut se produire pour nombre de
raisons). Les idées, la structure organisationnelle perdent alors de leur valeur
et on relativise ce qui autrefois était fondamental.
4. Quel horizon mental ?
Le multiple, la multiplicité
Le multiple existe de fait. Le réel concret est multiple ou multiplicité. Le
multiple pratique est un constat, et ce constat est valable pour l’engagement
libertaire, il prend de multiples formes.
Sur le plan intellectuel, une seule approche ne suffit pas. Nous avons besoin en
théorie de confronter plusieurs domaines pour rendre compte des phénomènes
humains. Chaque approche poussée jusqu’au bout, ou chaque champ, chaque ensemble
théorique montre ses limites et fait faillite, bloque la pensée. La
transversalité théorique est nécessaire pour une meilleure compréhension de
l’humanité.
Le rapport moyens/fin
La violence entre les groupes, les personnes fait partie de notre vie militante.
Je parle de la violence ici et maintenant en nous-mêmes, entre les personnes
militantes et entre les groupes militants.
Le combat de classe ou les affrontements sociaux et politiques avec les
instruments de la domination me semble se situer sur un plan un peu différent.
En particulier, cette discussion me paraît prématurée, pas encore à inscrire à
l’ordre du jour. Confondre les deux n’aide pas à faire avancer le débat.
Pour moi, dans le contexte actuel, les moyens sont constitutifs des fins. La
cohérence entre les moyens et les fins, est une exigence libertaire, elle est à
réactualiser en permanence. Les fins sont rationalisables, et rationnelles, on
peut en débattre collectivement. Les moyens sont humains. L’irrationnel existe
en nous que celui-ci prenne ou non la forme de l’affectivité, des désirs, des
peurs, de la sensibilité, de l’émotion, de l’imaginaire, de nos besoins
existentiels, des opinions, des mythes, ou de nos croyances. Sur ces points, il
n’y a pas beaucoup de débats. Les discussions se focalisent surtout sur les
actions, les campagnes et quelquefois sur la période révolutionnaire ou sur les
moyens d’arriver au communisme libertaire. Pour ma part, je pense que nous
devons mettre en discussion nos moyens actuels et accepter de descendre de notre
piédestal. Je pense qu’il est fondamental de promouvoir la sortie de la
violence. Comment dialoguer et échanger des idées si le dénigrement, les
accusations, les insultes ou les coups font office d’arguments.
L’universel
L’universel est une prétention, un horizon qui marque notre culture depuis le
xviiie siècle. Cette volonté est reprise partout. Pourtant il est possible de
constater que ce qui est valable pour les autres n’est pas toujours valable pour
soi. En conséquence, je pense que la notion d’universel est à rediscuter. Si on
accepte cette façon de faire, nous restons dans le règne du particulier, ce qui
rend impossible toute discussion raisonnée et détruit par là toute possibilité
d’action collective. Je pense que nous pouvons accepter une version simple de
l’universel où les mots ont le même sens pour tout le monde ou à peu près. Je
suis conscient qu’il existe la polysémie, je n’oublie pas la coupure entre les
signes et le contenu, mais un minimum de cohérence me semble indispensable. Je
pense donc que les critiques sont valables pour tous et toutes indistinctement,
y compris pour les personnes et les groupes qui les énoncent. Si nous constatons
une divergence sur le sens des mots ou des idées, le débat démocratique doit
être ouvert et nous nous devons d’essayer de préciser l’acception que nous
employons. Ceci aidera à situer qui parle et d’où il ou elle parle.
D’autre part, l’expérience nous prouve qu’il est très difficile de déduire ce
que nous devons faire d’un donné déjà là, ce qui est le statut habituel de
l’universel. Nos actions se décident et se vivent en situation.
Deux voies ?
En essayant de comprendre ce qui se présente à nous, nous pouvons nous poser la
question de savoir si nous ne sommes pas face à deux voies.
Une première voie où les frontières mentales, l’identité militante et l’« un »
organisationnel nous conduisent vers l’affaiblissement de l’idée libertaire en
orientant notre militance vers des mondes clos n’existant qu’en regard les uns
des autres. Un monde où les identifications sont souvent assez fermées et
figées, où la complétude peut représenter un espoir fort.
Une seconde voie qui consiste à inventer un autre possible où le multiple est
assumé et les moyens sont constitutifs des fins, où le nomadisme libertaire
permet l’enrichissement théorique et politique. Un monde ouvert et en
recomposition permanente, où les réseaux sont autant de liens et de possibilités
de rencontre, où l’incertitude n’est pas exclue ni un danger.
Dans la société, la question du « tiers institutionnel » est sans cesse ramenée,
rabattue sur les autorités existantes : États, chefferies et pères machistes en
tout genre. Il est peut-être temps et possible de se rendre compte de son
origine et de sa valeur structurale : le tiers est imaginé et symbolique. On
peut dire qu’il est d’une certaine façon « sur-humain ». Ce tiers symbolique
permet notre institution comme humaine tout en se situant à l’extérieur de nous
puisqu’il s’agit d’une condition de possibilité de l’humain. Il a donc un double
aspect : un aspect externe et un aspect interne. La loi est aussi un effet de
l’humanité, un acquis de la culture. Le point de vue varie suivant d’où nous
nous plaçons pour observer : l’humanité vue comme une espèce particulière ou
l’humanité comme culture. Nous remarquons alors qu’il est impossible de séparer
les deux approches, elles nous constituent toutes les deux.
D’autre part, il important de remarquer que la fiction nécessaire, le tiers
symbolique, n’est jamais totalement accessible :
– Elle est en partie le résultat des luttes passées et le fruit de l’évolution
historique.
– Son contenu culturel est large et pluriel, c’est-à-dire ne nous appartenant
jamais complètement.
– La présence des aspects mythiques est indéniable.
– Le fonctionnement du récit a un rapport avec la croyance.
– Cette fiction est construite socialement.
– La coupure signifiant/signifié, signe/contenu rend impossible l’énonciation
totalisante.
– La relativité des cultures est réelle, etc.
C’est pour cette raison ou ces raisons que l’étude des modèles est si
fondamentale et que je plaide pour plus de rigueur théorique et de souplesse
organisationnelle afin que la transversalité puisse se mettre en œuvre et soit
féconde.
Ce qui fait difficulté, ce sont les modèles dans lesquels l’existentiel militant
se réalise. En fait, il n’y a pas ou peu de débats de fond sur les références
théoriques ou les buts généraux, le communisme libertaire ou la révolution ne
font pas problème en eux-mêmes. On peut d’ailleurs facilement constater que les
grands buts humains sont nécessaires pour justifier le sacrifice à la cause,
pour rationaliser la soumission militante. Ce qui est en question, encore une
fois, c’est la tactique et la stratégie, la vie militante et existentielle au
quotidien.
La voie libertaire en visant l’autonomie, l’auto-institution humaine sans
hiérarchie (se donner sa loi), l’auto-organisation, nommée si souvent
autogestion, reste un idéal difficile à atteindre.
La réflexion des libertaires se porte donc toujours sur le contenu des idées et
sur le fonctionnement, sur le pourquoi mais peut aussi porter sur le comment qui
éclaire autant et parfois beaucoup plus. C’est-à-dire que je pense qu’il est
possible et nécessaire de jouer sur le décollement possible entre le tiers
institué et l’instituant, sur l’écart entre les idées de référence si belles et
la réalité militante si froide et si triste. Cet écart permet de critiquer la
discordance entre les idées et les actes, mais il peut également être utilisé
pour évoluer vers une meilleure cohérence.
Comme pour la loi, on ne peut identifier totalement la personne qui dit la loi
et la loi elle-même. Il est nécessaire de permettre la variation, la création
par le jeu sur l’écart possible.
Si les personnes militantes s’identifient totalement à leur organisation, il y a
une difficulté, le « soi » est fait de culture et de politique, mais pas que de
cela. D’autre part, il faut bien que l’organisation serve le « moi » de la
personne militante à un moment ou à un autre. L’étude du don et du contre-don
montre qu’il y a nécessité d’un retour, d’une
circulation de la valorisation symbolique et de l’amour en compensation du
sacrifice militant. Qui n’a pas joué à Zorro dans la solidarité et l’entraide ?
Qui ne cherche pas à être aimé ou apprécié dans le cadre de ses activités
politiques ?
5. L’hypothèse
des deux triangles
Pour essayer de modéliser le fonctionnement humain, militant ou non, je propose
l’hypothèse des deux triangles. On peut repérer, dans ce schéma deux triangles,
un des pôles où apparaît, au sommet de l’un d’eux, le tiers symbolique, si
souvent confondu avec le pouvoir et l’institution.
Le fait que nous puissions faire bouger, faire retour et faire évoluer nos
représentations montre que ces deux triangles peuvent se superposer, qu’ils sont
généralement collés l’un à l’autre, mais aussi qu’ils ne sont pas identiques. La
subversion des images, la création, les hypothèses nouvelles sont notre chance.
En ce sens, la politique, comprise comme la lutte pour la liberté, l’égalité et
la justice, appartient à la sphère culturelle, champ où les représentations
peuvent naître et mourir ou se transformer.
Si notre visée n’est pas une visée de pouvoir, mais de liberté, nos actes et nos
pensées politiques travaillent partout à la fois et fortement au niveau
symbolique.
En conséquence, je proposerai d’être prudent avec la notion de vérité. Le
constat de la liaison entre la vérité et la subjectivité suffit à proposer une
attitude ouverte où la transversalité permet de prendre de la hauteur, surtout
si on admet conjointement la relativité des situations et des approches
critiques.
S’élever pour essayer de répondre à la question : « Qu’est-ce qu’être humain ? »
est une nécessité liée à la crise de la militance, crise qui entre en résonance
avec la crise de notre civilisation.
C’est à partir de ces questionnements que j’affirme qu’il est impossible de
répondre de façon péremptoire à la question de savoir qui est révolutionnaire,
libertaire ou non. Qui doit ou qui peut définir le contenu de la notion de «
révolutionnaire » ou de « libertaire » ? Est-ce l’organisation dont on est
membre, la répression de l’ennemi, les autres structures qui vous reconnaissent
comme tel et/ou soi-même par l’auto-proclamation parce qu’on se sent ou que l’on
choisit d’être libertaire ou révolutionnaire ? N’est-ce pas aussi quelques uns
de nos actes qui sont libertaires, même si nous ne sommes pas estampillés
clairement comme membre d’une organisation ?
Nous savons que le fonctionnement individuel s’intègre dans des fonctionnements
collectifs et des modèles mentaux qui sont liés à l’histoire sociale. Dans le
contexte de crise généralisée où nous sommes plongés, je pense qu’il est
nécessaire d’être prudent sur les jugements de valeur et sur les anathèmes. Il
me semble fondamental de tenter de dépasser l’identitaire qui survalorise l’ego
militant pour enfin
pouvoir sortir de l’atomisation organisationnelle, du séparatisme et de
l’éparpillement afin de donner de la force à la politique, identifiée comme lieu
de la transformation sociale.
Comment développer sa puissance ou la puissance collective sans opprimer ? C’est
une exigence éthique, certes, mais comment supporter d’énoncer de belles idées
politiques et de les contredire dans la pratique ?
Comment vivre notre militance ? Pourquoi avons-nous besoin d’une organisation ?
et de quelle organisation avons-nous besoin ? restent des questions
préoccupantes.
Philippe Coutant