Les li-li, les bo-bo
et Kropotkine 

Monique Boireau-Rouillé

Long Term Loans SBA Loans Working Capital best business loans Short Term Loads Equipment Financing Merchant Cash Advancesbusiness loans Small Business Loans Big Lines of Credit

Au chapitre des trouvailles journalistiques contemporaines, une nouvelle catégorie est apparue : les « li-li » (libertaires-libéraux), qui peuvent au choix s’identifier ou s’opposer aux « bo-bo » (selon que l’on entend : bourgeois-bohème ou bonaparto-bolchevique). Cette récente découverte pourrait nous laisser indifférents. Mais cette variante contemporaine de l’idéologie libérale se qualifie de libertaire, et elle nous invite donc à une mise au point sur la notion de liberté dont il est question pour elle et pour nous.
« À partir des années 1879-1880, la plupart des compagnons se déclarent partisans du communisme anarchiste dans lequel ils voient la synthèse des deux buts poursuivis par l’humanité à travers les âges : la liberté économique et la liberté politique » (P. Kropotkine, la Conquête du pain),
nous rappelle J. Maitron ; voilà de quoi rapprocher nos ancêtres et les modernes li-li !... pourrait-on ironiser !
L’idéologie des li-li ne fait pas l’objet d’une définition rigoureuse. Il semblerait s’agir plutôt d’un état d’esprit contemporain, partagé par une gauche intellectuelle bien intégrée qui, ayant pris bonne mesure de ses erreurs de jeunesse et des méfaits du monde soviétique, pense que libéralisme politique et libéralisme économique sont indissociables (ce qui ne va pas de soi, cf. le Chili de Pinochet), en y ajoutant le « libéralisme culturel » issu de Mai 1968. C’est sans doute cette dernière composante qui leur fait donner l’étiquette « libertaire », car leurs références semblent plus proches du libéralisme que du mouvement libertaire.
L’histoire nous montre que si les conceptions anarchistes de la liberté s’inscrivent dans la philosophie moderne des droits naturels construite à partir du xviie siècle et aussi dans le matérialisme philosophique des Lumières, elles prennent leurs sources dans une double dimension de l’émancipation de l’individu et de l’affranchissement des
travailleurs : celle de la lutte contre l’exploitation économique et de la lutte contre la domination politique.
Loin d’être une idée abstraite, un principe transcendant donné a priori, un principe existant parce que « proclamé » lors de la Déclaration des droits en 1789, la liberté apparaît comme intrinsèquement liée à la lutte (pour sa conquête, individuelle et collective), d’une part, et, d’autre part, la liberté ne prend sens que dans un contexte intellectuel (et historique) qui la lie à d’autres valeurs, l’égalité, la justice.
Aujourd’hui, la conception de la liberté politique se situe dans l’apologie de l’État de droit, alpha et oméga de la garantie des libertés individuelles et collectives ; qui ne se contente pas de ce propos est suspecté d’être liberticide. Or si les garanties accordées aux droits individuels et politiques sont un incontestable progrès, s’y limiter occulte le fait que la liberté est le résultat de luttes, ne se maintient que par la vigilance et, enfin, que l’état des droits et libertés à un moment donné ne reflète que le rapport de forces interne à une société à un moment donné.
La conception des droits politiques et des libertés développée par Kropotkine dans Paroles d’un révolté est susceptible d’éclairer ce point de vue, car empreinte d’une grande modernité. La critique qu’il fait des droits politiques est différente de la critique marxienne des droits de l’homme comme droits de l’être égoïste, séparé de son semblable, de l’atome coupé de tout lien, sur lequel C. Lefort avait fondé son analyse de la cécité marxiste face au phénomène totalitaire ; la portée politique de cette critique de Kropotkine nous paraît d’autant plus importante à rappeler qu’on n’y fait guère référence.
Kropotkine affirme l’importance des droits-libertés qui ne sont pas pour lui pure illusion dans un monde caractérisé par l’exploitation économique :
« Nous ne dirons pas, comme on l’a dit quelquefois, que les droits politiques n’ont pour nous aucune valeur. Nous savons fort bien que depuis les temps du servage et même depuis le siècle passé, certains progrès ont été réalisés. » (p. 45).
Et, au chapitre de ces progrès, de citer l’inviolabilité corporelle de l’homme, l’égalité ; mais dans la situation actuelle (nous soulignons), les droits politiques, (suffrage universel, liberté de presse, d’expression, d’association, etc.), lui paraissent illusoires dans la mesure où ils ne sont pas des instruments
« pour sauvegarder l’indépendance, la dignité, la liberté de ceux qui n’ont pas encore la force d’imposer aux autres le respect de ce droit. [...]S’il faut garantir à quelqu’un la liberté de parler et d’écrire, la liberté de se grouper, c’est précisément à ceux qui ne sont pas assez puissants pour imposer leur volonté. » (p. 46).
Il continue :
« Liberté de presse et de réunion, inviolabilité du domicile et tout le reste, ne sont respectés que si le peuple n’en fait pas usage contre les classes privilégiées. Mais le jour où il commence à s’en servir pour saper les privilèges, toutes ces soi-disant libertés sont jetées par dessus bord.
Cela est bien naturel. L’homme n’a de droits que ceux qu’il a acquis de haute lutte. Il n’a de droits que ceux qu’il est prêt à défendre à chaque instant, les armes à la main. [...] C’est seulement en nous constituant comme force, capable d’imposer notre volonté, que nous parviendrons à faire respecter nos droits. » (pp. 48-49).
En envisageant la liberté comme une conquête et pas seulement comme un droit, Kropotkine rappelait l’inanité d’un droit affirmé, imaginé comme acquis, s’il n’est pas réellement l’objet de lutte et de vigilance ; ce qui revient aussi à dire que les libertés ne se donnent pas, elles se prennent. Il semble que la conception des li-li, trop enfermée dans l’idée des droits formels, soit oublieuse de cette dimension inhérente à l’idée de liberté.
Mais cette conception de la liberté, qui fait de l’affranchissement son exigence prioritaire, remet pour une part aussi les choses en place relativement au courant de pensée « libertarien », qui voudrait laisser croire qu’il a battu à plate couture les anarchistes ou libertaires sur leur terrain : celui de la critique de l’État. Nozick (théoricien de l’État minimal) et plus encore Hayek et sa descendance envisagent l’ordre d’un « peuple libre » à l’écart de l’État, sans État, par le miracle du marché autorégulateur ; l’harmonie sociale selon ces idéologues se trouve dans une société autorégulée par le marché, dans laquelle la politique n’a plus alors droit de cité, étant devenue inutile (fin des conflits) et même nuisible
(cf. Huntington) puisque introduisant,
par le débat, les délibérations nécessairement conflictuelles, ce « bruit »
qui empêche la fluidité des mécanismes de marché et leur « pouvoir autorégulateur » naturel.
Sans en arriver à cette extrémité où l’ordre du marché déniant toute place au politique et à la démocratie tombe dans l’abstraction d’un déterminisme autorégulateur de la société et dans la réalité probable d’un régime autoritaire, l’adhésion au libéralisme pur du marché – dont on sait qu’il est la « nature » créatrice d’inégalité (cf. P. Manent) – ne peut se faire que dans l’ignorance ou le refus du fait que la liberté a été au départ indissociable de l’égalité. Égalité, valeur remisée aux oubliettes de cette pensée libertarienne, pour laquelle la simple recherche de la justice sociale est contradictoire avec une société libre.
La tradition des théoriciens anarchistes peut-elle nous fournir des pistes pour sortir du faux dilemme des li-li pour qui la liberté politique ne peut se penser que dans un système de marché, et des bo-bo (deuxième tendance) pour qui les garanties sociales ne peuvent venir que de l’État ? Oui, probablement, en s’inscrivant dans une tradition qui met dans sa conception de la liberté l’exigence de l’émancipation, et qui ne la dissocie pas de l’égalité. Mais à condition d’ouvrir des voies autres que celles d’une société qui concilierait dans le futur, comme par enchantement, ma liberté et celle de l’autre. C’est-à-dire en continuant la tradition critique, ce qui revient à la repenser dans le contexte d’aujourd’hui.

Monique Boireau-Rouillé