Anarchisme et marxisme 1/2

Miguel Chueca

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Un marxisme libertaire ?

Parler de marxisme libertaire, c’est pour l’essentiel rappeler l’effort mené par Daniel Guérin pour tenter une synthèse entre les deux courants qui s’affrontèrent au sein de la Ire Internationale, où il ne voulait voir que des « frères jumeaux », séparés par de simples « querelles de famille ». La formule a pu être utilisée ici ou là, elle l’est encore à l’occasion, mais personne n’a fait plus que l’auteur de Fascisme et grand capital et la Lutte des classes sous la Première République pour la populariser et tenter d’en faire le point de départ d’un renouveau du socialisme. C’est dans un recueil de textes paru peu après 68, sous le titre Pour un marxisme libertaire, que D. Guérin s’essaya à une tentative qui paraissait s’accorder assez bien à l’air d’un temps qui avait vu les drapeaux rouges et les drapeaux noirs fraterniser sur les barricades du mois de mai.
Dans son introduction, D. Guérin mettait l’invention et l’usage de cette formule au compte de certains étudiants italiens, qui lui auraient permis d’attacher enfin une « étiquette » satisfaisante sur le projet auquel il s’identifiait depuis de nombreuses années, sans qu’il ait trouvé encore le nom le plus apte à le caractériser, le terme de « socialisme libertaire » auquel il s’était attaché jusque-là ne pouvant plus le satisfaire, à cause d’un substantif qui appartenait, écrit-il, « à la catégorie des mots galvaudés ».
Que recouvrait ladite « étiquette » ? Dans un texte de 1966, il précise qu’il s’agit pour lui de rétablir les ponts entre ces « deux variantes d’un même socialisme », en réduisant – voire en supprimant – le fossé qui les sépare depuis des lustres, et que l’instauration du « formidable appareil étatique, dictatorial et policier » issu de la révolution d’Octobre n’a fait que creuser un peu plus. À le lire de près, on voit cependant qu’il s’est beaucoup moins assigné pour tâche d’enrichir l’anarchisme par l’apport du matérialisme marxiste que de régénérer le socialisme et les marxismes d’alors par « l’injection d’une bonne dose de sérum anarchiste », qui leur permettrait de renouer avec l’esprit révolutionnaire des origines. Le sens de cette démarche n’a d’ailleurs rien d’étonnant puisque, comme D. Guérin le rappelle lui-même, sa formation est marxiste et qu’il a fait ses premiers pas en politique au sein de la « famille » socialiste, concrètement du courant de la SFIO dirigé par Marceau Pivert.
Parmi les éléments qui, dans l’anarchisme, lui paraissent les plus « utilisables » pour une renaissance révolutionnaire du socialisme, il retient l’idée d’association ouvrière, le fédéralisme et les pratiques du syndicalisme révolutionnaire. Comme, en revanche, il n’insiste guère sur ce que le marxisme, de son côté, pourrait apporter à son « frère jumeau », on comprend que beaucoup aient vu dans sa démarche un alignement sur les positions classiques de l’anarchisme et/ou de l’anarchosyndicalisme plutôt qu’une véritable « synthèse » entre l’un et l’autre. Qu’on lise les remarques consacrées à l’organisation de la société post-révolutionnaire : on y verra combien la vision d’une substitution immédiate des rouages de l’État par une « confédération de confédérations » qui regrouperait à la fois la « confédération des communes » et celle des « syndicats ouvriers révolutionnaires » est redevable aux schémas classiques de l’anarchosyndicalisme. Si on ne s’intéresse qu’aux sujets réels de discorde entre les deux traditions rivales, c’est-à-dire selon D. Guérin lui-même, « le rythme de dépérissement de l’État au lendemain d’une révolution, [...] le rôle des minorités (conscientes ou dirigeantes ?) et [...] l’utilisation des moyens de la démocratie bourgeoise » (pp. 12-13), il apparaît assez clairement que la « synthèse » se résout, dans tous les cas, par un choix sans équivoque en faveur de la position anarchiste.
On ne fera pas injure à D. Guérin en disant que sa tentative de « dépasser » les deux courants au sein d’un « marxisme libertaire » s’est soldée par un échec. Les anarchistes, dans leur majorité, y virent quelque chose comme le mariage de la carpe et du lapin. Quant aux « marxistes », ils ne se soucièrent guère de ce « sérum anarchiste » qu’on leur proposait puisque la plus grande partie d’entre eux étaient, de toute évidence, réfractaires à des remèdes de ce genre. Il ne pouvait guère en aller autrement : réconcilier l’anarchisme avec le Marx « anarchiste » de la Guerre civile en France – ou celui qui, en 1844, écrivait que « l’existence de l’État et l’existence de la servitude sont inséparables » – est une pétition de principe, et s’il s’agit de le faire avec le Marx « jacobin » qui souhaite centraliser tous les moyens de production entre les mains de l’État, c’est une absurdité. Daniel Guérin, le premier, allait reconnaître cet échec d’assez bonne grâce quand, à une question qu’on lui posa plusieurs années plus tard sur le sens qu’il donnait à la formule, il admit qu’il lui préférait dorénavant celle de « communisme libertaire », sans qu’il ait renoncé pour autant à la réconciliation posthume de Marx et Bakounine. Il est cependant impossible qu’il n’ait pas vu à quel point ce choix ne pouvait qu’éloigner de la « synthèse », puisque la formule chargée de remplacer ce « marxisme libertaire » où il avait cru apercevoir tant de promesses vingt ans avant appartient sans conteste au seul trésor de la tradition anarchiste.

& Pour un marxisme libertaire, de Daniel Guérin, Robert Laffont, Paris, 1969.