Du pouvoir politique
Du pouvoir politique

Eduardo Colombo

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  « C’est cette force princière qui s’appellera désormais le pouvoir. »
Proudhon, De la Justice (tome I, p. 492)

Le pouvoir politique

Selon un commentateur de Tacite du xviie siècle :
« Le sujet qui délibère s’il se révoltera est déjà criminel d’État. » 1
Et Pascal pensait que : « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes [...], il lui faut dire en même temps qu’il faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. » 2
Il ne faut pas chercher les fondements de la loi et des coutumes établies, « en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut d’autorité et de justice », il ne faut pas montrer au peuple la vérité de l’usurpation « si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin » 3. Toujours en défense des pouvoirs établis, un blâme à été jeté contre la curiosité intellectuelle. Les puissants et leurs suppôts ont voulu de tout temps entourer de mystères la réalité du pouvoir. Arcana imperii.
Comme nous ne voulons pas prévenir la sédition, mais la propager. Comme nous ne voulons pas préserver les États, mais les bouleverser. Comme nous savons, nous aussi, que tout branle avec le temps, nous insistons pour analyser le pouvoir dans la réalité des institutions par lesquelles il existe, dans les secrets de sa reproduction symbolique, dans l’entêtement à obéir que la coutume établie nous fait attendre des sujets du « prince ».
Si le pouvoir politique moderne, étatique, rationnel, impersonnel dans son principe, apparaît comme un fait massif, inattaquable, omniprésent, consubstantiel à toute politique, inscrit dans la continuité sociale et culturelle, nous ne devons pas oublier que cette continuité doit se réinventer pour chaque individu, pour chaque génération ; qu’il y a toujours eu des rebelles et des réfractaires et que le pouvoir n’abandonne pas à l’inertie de ce qui existe la transmission de ses valeurs autoritaires et hiérarchiques. Pour entretenir et transmettre un système de valeurs centrées sur le pouvoir politique, ceux qui commandent doivent prendre la peine d’être constamment sur le qui vive.
« Il faut cogner, matraquer, incarcérer, jeter dans des camps, flatter, acheter ; il faut fabriquer des héros, faire lire des journaux, dresser des poteaux d’exécution, et parfois même enseigner la sociologie. Parler d’inertie culturelle, c’est oublier les intérêts et les privilèges qui servent directement l’endoctrinement, l’éducation et le processus complexe de la transmission culturelle. » 4
Le pouvoir se transmet, évolue, change, s’accroît. L’histoire a connu les chefferies, la polis grecque, les empires, les royaumes, l’État-nation. Mais, d’où vient le pouvoir politique ?
Quand Machiavel parle des commencements des villes, il ne doute pas que les lois, les princes, les guerriers, les législateurs sont déjà là. C’est le hasard, selon lui, qui « a donné naissance à toutes les espèces de gouvernements parmi les hommes ». Et pour prévenir des maux de la tyrannie, ou de la dégénérescence du gouvernement des meilleurs qui devient vite oppression, ou encore, de la pure licence qui corrompt le gouvernement populaire, « les hommes se déterminèrent à faire des lois, et à ordonner des punitions pour qui y contreviendrait. Telle fut l’origine de la justice ». 5
Dès les temps anciens, les représentations politiques du pouvoir ont toujours été sacrales. Ni la polis grecque ni la civitas romaine n’ont séparé comme domaines distincts la religion et la politique. Durant le haut Moyen Âge, deux conceptions légitimantes du pouvoir se côtoyaient : une légitimation qui vient « d’en bas », qui fait appel à la base, à la volonté populaire : les tribus germaniques choisissaient un chef militaire ou un roi. Par contre, la théorie théocratique de l’Église romaine faisait dériver tout pouvoir « d’en haut » selon une échelle hiérarchique dans laquelle le pouvoir descend de Dieu (pantokrator) en passant par le pape (monarque) et se ramifiant à chaque échelon inférieur jusqu’aux gens du peuple (les subjects : soumis, assujettis) auxquels ne reste que le pouvoir d’obéir.
Dans l’élaboration des théories politiques nécessaires à la justification du pouvoir établi et, par voie de conséquence, destinées à assurer sa reproduction symbolique, les fictions juridiques ont joué un rôle de premier plan. Ainsi, pour aider à l’implantation de l’absolutisme royal de la période Tudor et des années suivantes (xvie et xviie siècles), l’idée ancienne de la double nature, humaine et divine, du Christ, est ressuscitée par les juristes anglais dans la doctrine des deux corps du roi : le corps politique et le corps naturel amalgamés dans la même personne. Le corps naturel du roi est sujet à la passion et à la mort comme le corps de tous les hommes,
« mais son corps politique est un corps qui ne peut être vu ni touché, consistant en une société politique et en un gouvernement [...] ; (il) est entièrement dépourvu d’Enfance, de Vieillesse, et de tous autres faiblesses et défauts naturels [...] pour cette raison, ce que fait le roi en son corps politique ne peut être invalidé ou annulé par une quelconque incapacité de son corps naturel. » 6
Cette « merveilleuse démonstration d’absurdité métaphysique » est une invention politique « qui reste probablement sans parallèle dans la pensée séculière », comme nous le dit Kantorowicz lui-même. Mais, les plus rationnelles des théories de l’État prennent comme point de départ une convention, un pacte ou contrat social, abstrait et jamais advenu, créateur de la société civile, ce corps politique artificiel. L’accord entre les hommes, écrit Hobbes (1588-1679),
« venant seulement des conventions, est artificiel : aussi n’est-il pas étonnant qu’il faille quelque chose d’autre, en sus de la convention, pour rendre leur accord constant et durable ; cette autre chose est un pouvoir commun qui les tienne en respect et dirige leurs actions en vue de l’avantage commun ».
Et il continue :
« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun [...], c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. »
Avec le pacte est créée une unité abstraite, un individu d’ordre supérieur, un corps politique qui inclut la pluralité des personnes : « La multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. [...] Du dépositaire de la personnalité de la cité, on dit qu’il détient le pouvoir suprême (souverain). Tous les autres sont appelés sujets (subditi) et citoyens (cives). » 7
Quand une multitude agit, c’est comme si chaque individu avait agi par soi-même, mais le peuple, toujours selon Hobbes, est une personne artificielle instituée, il n’existe que là où a été constituée une volonté politique unique. La volonté du peuple n’est autre que celle de l’État. 8 Voilà l’apparition d’une persona ficta, une fiction politique à laquelle appartient « le monopole de la violence légitime ». Ainsi G. Burdeau a pu écrire :
« L’État est une idée [...], il n’existe que parce qu’il est pensé. »
Et il a été pensé pour expliquer et justifier le fait historico-social qu’est le pouvoir politique.
Tout pouvoir politique, peu importe la forme institutionnelle qu’il prendra, peu importe le régime qui le représentera – de la tyrannie à la démocratie représentative –, sera la conséquence de l’expropriation, effectuée par une minorité, de la capacité de s’auto-instituer propre au collectif humain.
Cette expropriation se construit sur le socle d’une dépossession inaugurale qui renvoie à un temps mythique originaire le diktat sacral de la loi, renversement imaginaire qui fait d’un législateur extérieur au monde l’ordonnateur de tout ce qui existe et le fondateur de la loi sociale qui établit une hiérarchie de commandement, de rang et de fortune (hétéronomie traditionnelle du social-historique).
Sur cette dépossession du « principe instituant », sur ce renoncement en faveur du fantasme divin, va se constituer l’expropriation, ou mieux, la confiscation, par une minorité, de la force collective. Ainsi l’usurpateur de la puissance sociale procède comme si la société tirait de lui son existence. Proudhon écrit : « Dans l’ordre naturel, le pouvoir naît de la société [...]. D’après la conception empirique suggérée par l’aliénation du pouvoir, c’est la société au contraire qui naît de lui. »
La conséquence est que le prince crée, par l’armée, la police et l’impôt une force particulière capable de
« contraindre au besoin la nation à l’obéissance : c’est cette force princière qui s’appellera désormais le pouvoir ». 9
La minorité ou élite, qui se constitue en institutionnalisant cette confiscation de la capacité de dicter la loi pour tous, s’octroie le droit d’exercer la contrainte nécessaire ou juste.
Durkheim, grand défenseur de l’État, reconnaît de façon explicite cette confiscation du « principe instituant » opérée par le pouvoir politique :
« L’État, c’est probablement l’ensemble des corps sociaux qui ont seuls qualité pour parler et pour agir au nom de la société. »
Et encore, l’État sait mieux que nous ce qui nous convient « parce qu’il peut aussi se rendre compte de la complexité des situations et de tous les éléments, parce qu’il est (à même) d’apercevoir des choses qui échappent à tous les partis... » 10
Et Max Weber, comme c’est bien connu, définit l’État, cette « entreprise politique de caractère institutionnel », par sa capacité à revendiquer avec succès « le monopole de la contrainte physique légitime ». 11
Malgré les modifications, vraisemblablement profondes, qui sous nos yeux touchent l’État-nation du xxe siècle, l’État moderne, comme forme abstraite du pouvoir politique, continue a être largement dépendant de la construction hobbésienne et des théories du contrat social. Par exemple, un auteur contemporain tel que John Rawls, justifie le devoir d’obéir, même à une loi injuste, par le postulat de l’équité de la situation d’origine représentée par le contrat social. On pourrait dire que toute la philosophie politique classique et moderne n’est autre chose qu’un effort pour justifier et légitimer un droit de coercition, propre au pouvoir politique, pour réduire les réfractaires.
N’empêche que le droit de résister à l’oppression du pouvoir a été depuis toujours, d’une façon ou d’une autre, ancré dans le cœur et le cerveau de l’homme. Rebelle et puni, corrompu par la désobéissance dira saint Augustin, il ne cessera jamais sa lutte pour la liberté.
Vingt ans avant la naissance d’Hobbes, George Buchanan (1506-1582) affirme le droit de résister et, pour le
fonder, il ne reconnaît aucun contrat préalable de soumission, ni aucune délégation de leur autorité, qui pourrait être faite par les citoyens pour créer un souverain.
« Au contraire, Buchanan dit clairement que, quand le peuple instaure un souverain, il le fait par le moyen d’un contrat direct, sans intermédiaires, où l’un des signataires est le futur souverain et l’autre “le corps entier du peuple”. »
De cette façon, comme c’est le peuple qui fait les gouvernants, il s’ensuit qu’il peut les révoquer quand il le veut, car, pense Buchanan, « quels que soient les droits que le peuple a conférés à quelqu’un, il lui est toujours possible de les résilier ». 12 Dès lors, il souscrit à la conclusion – presque anarchiste, croit pouvoir dire Quentin Skinner – qu’un individu, « même du plus bas du peuple », a le droit au régicide, ou au tyrannicide, sans qu’aucune poursuite ne soit engagée contre lui.
Cependant, et même si le pouvoir absolu n’est pas reconnu aux gouvernants, l’État, rationnel et encadré par la constitution et les lois (ses propres lois), recouvre la réalité du pouvoir politique qui est, lui, de fait, toujours souverain, c’est-à-dire, absolu par principe. Hobbes dans sa théorisation plaide pour cette puissance souveraine qui ne reconnaît pas de limites. Quand « le droit du glaive privé est ôté », la sorte d’autorité qui est concédée au commandement de l’assemblée ou de la personne qui détient la puissance publique est celle qu’on nomme absolue.
« Car celui qui a soumis sa volonté à la volonté de l’État [...] lui a donné le plus grand empire qu’il soit possible de donner. » 13
Cette prétention est au cœur du pouvoir et, par conséquent, elle reste cachée dans ses formes institutionnelles modernes, dans l’État de droit. Tout pouvoir politique pour autant qu’il se considère souverain est, a été, sera absolu (comme Hobbes pensait qu’il devait l’être), même si cela est explicitement nié par la légitimité qui le fonde. Ainsi, le pouvoir politique se sépare de la société civile et se constitue comme principe métaphysique qui préside à toute organisation hiérarchique du social ; il institutionnalise la relation de domination-soumission, et le devoir d’obéissance devient l’obligation politique universelle consubstantielle à l’autorité de l’État.
De ce point de vue, le pouvoir politique transmué en principe de l’État est le même, qu’il s’agisse d’une démocratie ou d’une monarchie de droit divin. Dans une démocratie représentative, la souveraineté théorique appartient au peuple, mais il ne peut que la déléguer à l’État ; le pouvoir politique réel, c’est l’élite de la classe dominante qui le détient.
Trois notions inhérentes à l’exercice du pouvoir le montrent bien : le cas d’exception, le « coup d’État » et la « raison d’État ».
Il faut comprendre que la rationalité de l’État moderne est double : derrière les normes éthiques et juridiques de l’action publique des États persiste, inamovible, une autre rationalité politique qui exige la défense et la perpétuation du pouvoir en tant que tel entre les mains de ceux qui l’exercent et qui portent le glaive.
Les cas d’exception, comme la suspension des garanties constitutionnelles ou l’état de siège, sont les signes de la supériorité que l’existence même de l’État garde sur la norme juridique.
« Dans le cas d’exception, l’État suspend le droit en vertu d’un droit d’autoconservation, [...] (il) révèle avec la plus grande clarté l’essence de l’autorité de l’État. » 14
La situation extrême mettra à nu la dimension inavouable du politique, comme le pensait Gabriel Naudé. C’est alors que le coup d’État se prépare dans l’ombre du secret. Défini par Naudé comme une action du prince ou de
l’État, quand il est contraint « d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice », les coups d’État occultent les raisons qui les font naître et le principe de leur justification réside, après coup, dans le succès. 15
Le coup d’État cache ses raisons et, sans le vouloir, il montre la réalité du pouvoir comme usurpation. Louis Marin, analysant la théorie des coups d’État de Naudé, pensait que tout « coup » constitue une sorte de réactualisation de l’origine de l’État, de la « violence originaire de sa fondation, de son fondement de force. [...] Le coup
d’État révèle, dans l’instant même de sa manifestation, le fondement du pouvoir ; il est l’apocalypse de son origine ». 16 Della Ragion di Stato (1589) de Giovanni Botero inaugure une réflexion sur la nature de la domination que
parcourra le xviie siècle et qui est encore opérante dans la pratique politique contemporaine. Pour Botero :
« L’État est une ferme domination sur les peuples, et la raison d’État est la connaissance des moyens propres à fonder, conserver et agrandir une telle domination. » 17
Avec l’évolution de la philosophie politique, ce qui reste du concept, c’est l’idée, fermement établie par l’exercice du pouvoir, que, si les objectifs de conservation de la puissance de l’État entrent en contradiction avec des normes juridiques ou éthiques jugées essentielles, ce seront toujours les premiers qui auront la suprématie. Le paradigme traditionnel de la domination fait du politique le lieu de la séparation entre dominants et dominés, entre l’espace de la souveraineté et celui de la sujétion, dans un tel lieu, le kratos l’emportera inexorablement sur l’ethos.
La réalité sociale, au long de l’histoire, atteste que le pouvoir établi n’est jamais absolu. Si absolu qu’il puisse se proclamer dans le sens juridique, théologique ou pragmatique – comme l’ont fait l’Empire romain, l’Église médiévale, les rois de droit divin ou les totalitarismes du xxe siècle –, il est toujours conditionné par sa capacité de se faire obéir et confronté à la lutte constante pour la libération, lutte à laquelle l’humanité ne pourra jamais renoncer.
Les révolutions, même celles qui ont échoué, élargissent les limites du possible. Tout branle quand le peuple prend le chemin de l’insurrection. Le prince, les bien-pensants, nos bourgeois d’aujourd’hui, verront à jamais le peuple qui gronde comme une menace, foule « étourdie, sans conduite, sans esprit ni jugement, [...] tourbe et lie populaire qui est le jouet de tous les agitateurs : mutins, séditieux », anarchistes de tout poil. 18
Sans l’action collective les idées gisent dans les cerveaux ou les bibliothèques. La naissance de la liberté politique va de pair avec la lutte pour l’appropriation collective du principe instituant.

Le politique et le pouvoir

L’action politique est l’activité collective à travers laquelle se régulent les normes et pratiques qui conditionnent l’évolution d’une société faite par les hommes, par eux instituée. Les sociétés animales se régulent par des mécanismes physiologiques de type homéostatiques que la sélection naturelle a produits en relation avec le milieu environnant. Les hommes ont inventé la politique.
« La politique, a écrit Hannah Arendt, traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. » L’essentielle différence des êtres, des opinions, des désirs, des capacités, font de « l’humanité un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous » et les a amenés à définir un espace public dans lequel ils peuvent devenir libres et égaux.
À partir de l’agir commun, de cette interaction primitive et originelle, constitutive du social, se déploie l’Histoire qui est continuelle création et reproduction de sens, de conventions, d’institutions, en fonction desquelles s’organisent les représentations imaginaires d’une société donnée. La société humaine est auto-institution social- historique. (Castoriadis)
La société instituée est la forme visible, matérielle, que prennent ces influences réciproques des individus et des groupes dans leur réalisation, ou actualisation incessante des formes symboliques et des institutions qui les soutiennent. Derrière l’institué se tient la société instituante, constante création et recréation de significations, oui, mais qui s’exprime seulement en instituant, c’est-à-dire, par l’institué. C’est ce pouvoir, cette capacité, qui appartient au collectif humain comme un tout que nous avons appelé principe instituant.
Dans le devenir du social-historique, l’action proprement politique est à différencier, comme catégorie analytique abstraite, d’autres domaines, par exemple le domestique ou l’économique. Si nous admettons qu’il n’y a pas, ni ne peut y avoir, de sociétés humaines sans tensions ni conflits,
« – autrement dit, qu’il n’y a pas d’harmonie sociale préétablie, que la coordination et la coopération ne sont pas innées, spontanées, “naturelles”, “instinctives”– une société (une société auto-instituée) ne peut exister sans des procédés de résolution des tensions, de règlements des conflits, que ces procédés soient ou non violents et coercitifs ». 19
Le politique, alors, c’est l’instance symbolico-imaginaire où les hommes, en tant qu’acteurs sociaux, instituent les normes, changent les lois, modifient les institutions, règlent les conflits, contrôlent la production. Cette instance occuperait une place très différente dans une société centrée sur la contrainte ou dans une société ouverte vers l’autonomie.
La philosophie politique nous a habitués à une seule façon de voir la politique qui la rend dépendante d’une idéologie de la domination, selon laquelle les rapports sociaux sont essentiellement des relations de domination-soumission.
Le terme « le politique » a été introduit, comme on sait, par Carl Schmitt dans un sens étroit, pour définir en dehors des limites de l’État, la notion de « politique », notion plus cohérente, selon lui, avec la guerre ou la lutte, laquelle, sans introduire aucun sens normatif, rejoint la distinction qui exprime le degré extrême d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation : l’opposition entre ami et ennemi.
« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. » 20
Exprimée sous une forme agonistique, cette formule est pertinente avec la conception politique dualiste d’une société nécessairement divisée, conception qui voit les fondements anthropologiques du pouvoir politique dans « l’indépassable » séparation des espaces de souveraineté et de sujétion, et qui peut, donc, définir la politique comme suit : « La politique est précisément le lieu fondamental de la séparation des espaces, celui de la souveraineté et celui de la sujétion, séparation qui s’opère dès la naissance du politique, c’est-à-dire dès que se produisent des assignations de puissance dans les communautés humaines. »
La représentation duelle du politique, plus la généralisation du paradigme dominant-dominé, ont fait du politique, contrairement à la définition étroite de Schmitt, une dimension interne étendue à toute interaction sociale publique ou « privée ».
À l’opposé, Cornelius Castoriadis fait de « la politique » une invention historiquement datée, liée à la « découverte » faite par les Grecs du vie et ve siècles de l’arbitraire du nomos ou de la relativité absolue de la loi, qui n’est plus « sacrée » ou « naturelle », et qui ouvre la discussion interminable sur le juste et l’injuste et sur le « bon régime ». La politique serait, en bref,« l’activité collective explicite se voulant lucide (réfléchie et délibérée), se donnant comme objet l’institution de la société comme telle ». 21
Elle est donc une venue au jour, partielle certes, de la capacité ou pouvoir instituant du collectif humain, dramatiquement illustrée par les moments de révolution.
Ainsi définie, la politique se confond avec la naissance de la lutte pour la liberté, et elle exige la pleine lumière de l’agora.
Mais le côté obscur de la politique se trouve remarquablement souligné dans les définitions habituelles qui ne sont pas étrangères à la justification de la réalité historique du pouvoir politique. Elle n’est pas l’affaire du peuple, mais du prince, et sauf dans la lutte ouverte ou dans l’insurrection, elle devient spectacle ou elle se cache, comme dans un palais des Doges, à l’ombre des plombs.
Dès lors, dans l’Histoire, l’aliénation de la capacité instituante a produit le pouvoir politique, vraie confiscation de fait de cette capacité, entre les mains d’une minorité. Avec la construction imaginaire de l’État, ladite minorité a institué la séparation et l’autonomisation du politique, opposé maintenant à la grande masse d’assujettis.
Évidemment, cette confiscation est toujours partielle et limitée, mais elle transfère l’action politique « légitime » vers les mains du prince.
Le pouvoir politique va s’exprimer dorénavant, par une représentation imaginaire centrale qui organise l’univers socio-politique dans son ensemble. L’État moderne, forme politique du pouvoir qui commence son existence à la fin du Moyen Âge, « réussit à réunir le sentiment de loyauté primaire, qui était dirigé auparavant vers le groupe immédiat, avec l’idée de “souveraineté absolue” d’un ensemble institutionnel abstrait et impersonnel ». 22
Ce corps institutionnel identifie son action avec la loi et s’exprime à travers des mécanismes d’interdiction et de sanction. Puissance impérative et supérieure à la volonté individuelle, sa seule présence implique l’obligation de se
soumettre aux décisions du pouvoir politique : le devoir d’obéissance ou obligation politique fait partie des relations génériques de la domination que le pouvoir politique institutionnalise.
Maintenant, une digression devient nécessaire pour continuer à affronter la boulimie sémantique du mot « pouvoir ». En politique, peut-être plus qu’ailleurs, la polysémie des mots ronge le tranchant des concepts.
En ce qui nous concerne, « pouvoir », comme verbe ou comme substantif, fait référence à la capacité de faire, – « être capable de », avoir le pouvoir (ou la capacité) de produire des effets –, ce qui donne, donc, mille possibilités d’agir sur le monde.
Parmi celles-ci, la possibilité d’exercer un pouvoir, d’agir sur quelqu’un, ou sur un peuple tout entier, et d’avoir sur lui de l’ascendant, de l’autorité, de l’empire, de la puissance, c’est-à-dire avoir le pouvoir de lui imposer un comportement ou une situation non désirés, en un mot, avoir le pouvoir de dominer.
En politique, le mot « pouvoir » se charge presque exclusivement avec cette acception, et « pouvoir » et « domination » deviennent synonymes. Ce qui est déjà contenu dans les origines étymologiques communes de domination, potestas, pouvoir, puissance. 23
Mais, en politique, une distinction foncière sépare, doit séparer, « pouvoir- capacité » et « pouvoir-domination ». Dans une situation qui implique deux ou plusieurs individus, la capacité de faire peut devenir une force commune, synergique, d’individus ou de groupes en relation de coopération, dans des conditions qui n’entament pas les rapports égalitaires des participants, ni leur liberté de décision ; la domination, par contre, désigne une relation nécessairement asymétrique : l’un (ou une partie) domine, l’autre (ou l’autre partie) se soumet.
Le pouvoir instituant est de l’ordre de la capacité, le pouvoir politique de l’ordre de la domination.
Comme conséquence de la division que l’autonomisation du pouvoir politique établit dans la société, la relation de domination se trouve institutionnalisée, et l’autorité de l’État exigera le devoir d’obéissance. Max Weber définit l’association politique en fonction de sa capacité (son pouvoir) de garantir sa propre existence et la validité de ses décisions par la menace et l’application de la force physique 24 ; ce droit de contrainte suppose « la pression destinée à menacer et annihiler la vie et la liberté de mouvement » des membres de la communauté, introduisant ainsi le sérieux de la mort dans la réalité du pouvoir, alliance du pouvoir et de la mort qui « donne à la communauté politique son pathos spécifique ». 25
Mais les hommes se soumettent plus habituellement par l’obéissance que par la force. Il fléchissent devant la force, et ils obéissent à l’autorité.
La servitude devient « volontaire » dans une société qui a aliéné la capacité instituante collective dans l’État,
et l’autorité du pouvoir s’intériorise dans chaque sujet comme une forme inconsciente d’intégration sociale. La domination est, alors, une affaire de commandement-obéissance.
Comme nous le savons, commander et obéir sont des termes propres au niveau du comportement symbolique, intentionnel, humain ; ils présupposent un type d’interaction sociale qui n’est pas réglée de façon déterministe par des mécanismes biologiques intraspécifiques. L’obéissance n’existe pas sans la capacité de désobéir. Aussi bien la légitimation que la critique du pouvoir sont des formes politiques de régulation sociale spécifiquement humaines. Les hommes sont les seuls animaux capables de s’opposer à l’ordre établi et, par conséquent, les seuls capables de choisir entre la soumission et la rébellion. 26
Assoiffé de liberté, l’anarchiste va choisir la rébellion et il va se heurter à « l’autorité constituée ».
Le mot « autorité » a aussi un sens positif dérivé de son origine latin auctoritas, auctor, instigateur ou responsable d’une œuvre, mais la signification dominante d’autorité est : « droit de commander, d’imposer l’obéissance », et comprise comme tel, elle s’intègre à l’imaginaire politique. Le principe d’autorité est le gardien de l’État.
L’anarchisme est une théorie de la société qui repousse entièrement et à tous les niveaux imaginables le principe d’autorité.
« S’ensuit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère à l’autorité du cordonnier »,
disait Bakounine. L’autorité librement reconnue d’une œuvre accomplie est étrangère à tout principe d’autorité.
La lutte sans repos et sans fin pour la liberté exige la destruction de tout pouvoir politique et la création d’institutions socio-politiques qui permettront l’extension sans bornes de l’autonomie individuelle et collective.

Eduardo Colombo
 
1. Tacite [Publius Cornelius Tacitus (55-120)]. Cité par Jean-Pierre Chrétien-Goni, Institutio arcanae, in D. Lazzeri et D. Rynié, le Pouvoir de la raison d'État, PUF, Paris, 1992, p. 138.
2. Blaise Pascal, Pensées, Jean de Bonnot, Paris, 1982, p. 134.
3. Ibid., pp. 124-125.
4. Moore Barrington, les Origines sociales de la dictature et de la démocratie, La Découverte/ Maspero, Paris, 1983, pp. 385-386.
5. Machiavel, « Sur la première décade de Tite-Live », Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1952, pp. 384-385.
6. Ernst Kantorowicz, les Deux Corps du roi, Gallimard, Paris, 1989, p. 22.
7. Thomas Hobbes, Léviathan, Éd. Sirey, Paris, 1971, pp. 177-178.
8. Cf. Yves Charles Zarka, Philosophie et politique à l’âge classique, PUF, Paris, 1998, p. 125,
et Hobbes et la pensée politique moderne,
PUF, Paris, 1995 (en particulier le chapitre IX : « De l'État », voir mon texte « Anarchisme, obligation sociale et devoir d’obéissance », in Réfractions, n° 2 (en particulier pp. 110 -111).
9. Pierre-Joseph Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l'Église, Librairie Garnier frères, Paris, 1858 ; tome premier, pp. 491 - 492.
10. Émile Durkheim, Textes. 3. Fonctions sociales et institutions, éditions de Minuit, Paris, 1975, pp. 173-174.
11. Max Weber, Économie et société, Plon, Paris, 1971, tome I, p. 57.
12. Quentin Skinner, les Fondements de la pensée politique moderne, Albin Michel, Paris, 2001, pp. 810-813.
13. Thomas Hobbes, De Cive, Sirey, Paris, 1981, p. 153.
14. Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, Paris, 1988, chap. I.
15. Yves Charles Zarka, Raison et déraison
d'État, PUF, Paris, 1994, p. 155.
16. Jean-Pierre Chrétien-Goni, Instituio Arcanae, in le Pouvoir de la raison d'État (sous la direction de Christian Lazzeri et Dominique Reynié), op. cit., p. 143.
17. Cité in « Raison d'État et figure du prince chez Botero », Yves Charles Zarka, Raison et déraison d'État, op. cit., p. 108.
18. En paraphrasent Gabriel Naudé, cité par Jean-Pierre Chrétien-Goni, in op. cit., p. 141.
19. Jean-William Lapierre, Vivre sans État ?
Éd. du Seuil, Paris, 1977, p. 280.
20. Carl Schmitt, la notion de politique. Théorie du partisan, Calmann-Lévy, Paris, 1972, p. 66.
21. Cornelius Castoriadis, « Pouvoir politique, autonomie », in le Monde morcelé, Seuil, Paris, 1990, passim.
22. Eduardo Colombo, « L'État comme paradigme du pouvoir », in l'État et l'Anarchie, ACL, Lyon, 1985, p. 28 et passim.
23. Cf. Eduardo Colombo, « Anarchisme, obligation sociale et devoir d'obéissance », in Réfractions, n° 2, pp. 92-93.
24. Max Weber, Economía y sociedad, Fondo de cultura económica, Mexique, 1944, vol. I, p. 43.
25. Ibid., vol II, p. 661.
26. Cf. Eduardo Colombo, « Anarchisme, obligation sociale et devoir d'obéissance », op. cit., p. 95.
27. Michel Bakounine, l’Empire Knouto-germanique. Œuvres complètes, vol. viii, Éd. Champ libre, Paris, 1982, p. 104.