Notre époque, ouverte aux contradictions et aux
paradoxes, écrasée par la chape de plomb d’une pensée politiquement
correcte, a appris à laisser un espace ghettoïsé à la divergence et à la
marginalité, à condition de ne pas dépasser un certain seuil au-delà
duquel les idées deviennent action et l’hérésie subversion.
Ainsi l’anarchie sent un peu moins le soufre que jadis et, édulcorée sous
l’appellation « libertaire », elle a été sortie des bas-fonds prolétariens
pour devenir un mot léger, même de bon ton dans les salons et la presse,
surtout si on le fait glisser vers la droite en l’accouplant avec libéral.
Quelquefois, les définitions des dictionnaires ont de l’intérêt parce
qu’elles laissent transparaître la persistance de l’arrière-plan
sémantique dans lequel l’anarchie est incompatible avec l’ordre social
établi.
D’anciens textes, comme le Dictionnaire de l’Académie française de 1694
établissent : « Anarchie : estat déréglé, sans chef et sans aucune sorte
de gouvernement », et l’Encyclopédie de 1751 : « Anarchie : c’est un
désordre dans un État, qui consiste en ce que personne n’y a assez
d’autorité pour commander et faire respecter les lois et que par
conséquent le peuple se conduit comme il veut, sans subordination et sans
police. »
Le Littré, édition de 1885, dit : « Anarchie : absence de gouvernement et,
par suite, désordre et confusion », « Anarchiste : fauteur d’anarchie,
perturbateur ». Le mot « anarchisme » ne figure pas dans le Littré.
Mais déjà le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre
Larousse (1866), au milieu des définitions habituelles de l’anarchie,
avait reconnu un autre son de cloche ; il cite : « Comme l’homme cherche
la justice dans l’égalité, la société cherche l’ordre dans l’anarchie
(Proudhon) ». Et Larousse commente plus loin, ce qui, soit dit en passant,
lui vaut la reconnaissance de Proudhon :
« M. Proudhon a donné le nom, paradoxal en apparence, d’an-archie à une
théorie sociale qui repose sur l’idée de contrat, substituée à celle
d’autorité. Il faut bien comprendre que l’anarchie proudhonienne n’a rien
de commun avec celle dont nous avons parlé plus haut. Sous ce nom, le
célèbre penseur nous présente une organisation de la société où la
politique se trouve absorbée dans l’économie sociale, et le gouvernement
dans l’administration, où la justice commutative s’étendant à tous les
faits sociaux et produisant toutes ses conséquences réalise l’ordre par la
liberté même, et remplace complètement le régime féodal, gouvernemental,
militaire, expression de la justice distributive. » 1
Ce qui ne l’empêche pas de mettre comme antonymes d’anarchie : « ordre,
paix ou tranquillité publique » et non pas « État, pouvoir politique,
autorité ».L’Encyclopaedia Britannica donne, dans sa 11e édition de 1910,
la plume à Kropotkine pour expliquer l’entrée « anarchisme » : « Nom donné
à un principe ou à une théorie de la vie et de la conduite selon lesquels
la société est conçue sans gouvernement ». « Les anarchistes considèrent –
y écrit-il – le système salarial et la production capitaliste comme un
obstacle au progrès. Mais ils font aussi remarquer que l’État a été et
continue d’être le principal instrument qui permet à quelques- uns de
monopoliser la terre et aux capitalistes de s’approprier une part tout à
fait disproportionnée du surplus accumulé dans l’année de la production. »
Cependant, comme l’État est toujours là, les idées qui le soutiennent
demeurent : sans pouvoir, point de société politique, pas de nomoi, pas de
règles. Dans le Petit Robert de 1970, nous trouvons la même définition
traditionnelle « Anarchie : polit. Désordre résultant d’une absence ou
d’une carence d’autorité », mais avec le mot « anarchisme » nous arrivons
à une formulation presque correcte : « Conception politique qui tend à
supprimer l’État, à éliminer de la société tout pouvoir disposant d’un
droit de contrainte sur l’individu. »
Alors, l’anarchie, c’est le désordre comme conséquence de la carence d’un
pouvoir étatique de contrainte, définition éminemment idéologique qui
établit une relation de causalité entre absence de gouvernement et
désordre, relation que précisément l’anarchisme nie. Évidemment,
l’anarchisme cherche l’anarchie en affirmant qu’une société sans pouvoir
politique institutionnalisé, sans État, est la plus haute expression de
l’ordre.
Bakounine écrivit dans Étatisme et Anarchie 2, livre qui accompagne la
naissance du mouvement anarchiste au sein de la branche antiautoritaire de
la Première Internationale : « Nous pensons que le peuple ne pourra être
heureux et libre que lorsque, s’organisant de bas en haut, au moyen
d’associations autonomes et entièrement libres, en dehors de toute tutelle
officielle, mais nullement en dehors d’influences diverses et libres dans
une égale mesure d’individualités et de partis, il créera lui-même sa vie.
»
Il avait affirmé dans le paragraphe précédent que : « Tout pouvoir d’État,
tout gouvernement, placé par sa nature et sa position en dehors ou
au-dessus du peuple, doit nécessairement s’efforcer de soumettre ce
dernier à des règles et à des objectifs qui lui sont étrangers », donc «
nous nous déclarons ennemis de tout pouvoir d’État, de tout gouvernement,
ennemis du système étatique en général. »
Et il conclut : « Telles sont les convictions des
révolutionnaires-socialistes, et c’est pour cela qu’on nous appelle
anarchistes. Nous ne protestons pas contre cette épithète, parce que nous
sommes, en effet, ennemis de toute autorité, car nous savons que celle-ci
exerce le même effet pervers tant sur ceux qui en sont investis que sur
ceux qui doivent s’y soumettre. Sous son action délétère, les uns
deviennent des despotes ambitieux et avides, des exploiteurs de la société
dans un but de profit personnel ou de caste ; les autres, des esclaves. »
Depuis le congrès de Saint-Imier et cet écrit de Bakounine, plus de cent
vingt ans se sont écoulés et, forts de l’expérience du mouvement
anarchiste, de ses avatars, de son sort souvent tragique, de la peur qu’il
a toujours suscitée chez les possédants et les maîtres de ce monde, et de
la violente répression qu’ils lui ont opposée, nous, les anarchistes
d’aujourd’hui, fiers de la vivacité de nos idées, nous pouvons continuer à
affirmer l’anarchie comme une proposition pour le futur, comme un chemin
pour les générations qui viendront.
Nous dirons alors que l’anarchie désigne un régime social basé sur la
liberté individuelle et collective, régime duquel est bannie toute forme
institutionnalisée de coercition et, par conséquent, toute forme instituée
de pouvoir politique (ou de domination).
La liberté anarchiste, en tant que principe positif d’organisation
politique de la société, est l’autre face de la négation du principe
d’autorité, négation constitutive du concept d’anarchie qui attire
l’accord général de tous ceux qui se reconnaissent dans l’anarchisme dans
toutes ses variantes, de l’individualisme au communisme (on laissera ici
de côté ce monstre hybride et contre-nature appelé anarchisme de droite).
Si nous parlons de liberté anarchiste, c’est parce que deux éléments
donnent sa spécificité à cette liberté propre à une société anarchiste :
l’un est la rupture radicale avec la continuité socio-historique du
principe de commandement-obéissance constitutif de tout pouvoir institué,
de tout « État » (paradigme traditionnel de la domination juste). L’autre
est que, pour les anarchistes, la liberté ne peut être séparée d’une
synergie des valeurs dans laquelle l’égalité est sa condition nécessaire.
Ainsi la liberté est une création sociale historiquement déterminée –
comme par ailleurs la domination – ; seule la négation échappe à ce
déterminisme de l’action accomplie et devient la force créatrice, la
volonté d’innovation. Proudhon écrit :
« La négation en philosophie, en politique, en théologie, en histoire, est
la condition préalable de l’affirmation. Tout progrès commence par une
abolition, toute réforme s’appuie sur la dénonciation d’un abus, toute
idée nouvelle repose sur l’insuffisance démontrée de l’ancienne. »
De la négation du gouvernement surgit l’idée positive « qui doit conduire
la civilisation à sa nouvelle forme ». 3
Dit avec les mots de Bakounine : « La volonté – ou la passion – de
détruire est en même temps une volonté créatrice. » 4
Il s’ensuit la critique sans concessions du contrat social des libéraux,
aussi bien dans la lignée lockiste que rousseauiste. Les « doctrinaires
libéraux » prétendent que la liberté individuelle est antérieure à la
société politique et que chaque individu l’aliène dans le « pacte social »
à la fiction d’une unité collective abstraite dépositaire de la
souveraineté. Par contre, pour les anarchistes, la liberté advient dans
l’histoire. L’idée libérale qui présuppose les hommes comme « tous
naturellement libres, égaux et indépendants » 5 avant la société
politique, sert à légitimer l’existence de l’État. À partir d’un pacte ou
contrat primitif théorisé comme un acte de fondation du pouvoir politique
« qui suppose au moins une fois l’unanimité », les libéraux justifient le
devoir d’obéir à ceux qui commandent et d’accepter les lois que les
différents régimes imposent. « En effet, s’il n’y avait point de
convention antérieure où serait » 6 l’obligation de se soumettre au
Gouvernement et d’obéir à la loi ? D’où viendrait le droit de contrainte
de l’État ?
« L’homme n’arrive que très difficilement à la conscience de son humanité
et à la réalisation de sa liberté. »
C’est au sein de la société, avec les autres êtres humains, que l’idée de
la liberté apparaît et se développe comme une valeur à conquérir. La
liberté est « le grand but, la fin suprême de l’histoire. » 7
De cette proposition découle que, la liberté étant une création
socio-historique, elle est l’œuvre du collectif humain. Ni rien ni
personne, ni dieux ni nature, ne donnent à l’homme sa liberté. Il se donne
à soi-même, il institue, son nomos, sa règle, sa « loi ». L’anarchie
établie, d’emblée, une coupure totale avec toute hétéronomie.
L’anarchie est, alors, la figure d’un espace politique non hiérarchique
organisé pour et par l’autonomie du sujet de l’action. (L’autonomie du
sujet humain, sujet construit comme forme individuelle ou collective.) La
construction de cet espace public, et des institutions qui le rendront
possible, est une tâche toujours inachevée. Même dans la société la plus
ouverte et la plus libre qu’il nous soit permis de penser, l’anarchiste
sera un transgresseur de la norme ; contre ce qui est, il sera pour ce
qui, n’étant pas encore, a la possibilité d’advenir. Tout est dans
l’histoire, dans le social-historique, mais l’anarchisme n’est pas «
historiciste ». 8
Malatesta avait écrit : « Il ne s’agit pas de faire l’anarchie
aujourd’hui, demain, ou dans dix siècles, mais d’avancer vers l’anarchie
aujourd’hui, demain, toujours. » Il pensait justement que l’anarchie
serait possible seulement si les hommes la désirent et s’ils mettent en
action une volonté révolutionnaire. « L’existence d’une volonté capable de
produire des effets nouveaux, indépendants des lois mécaniques de la
nature, est un présupposé nécessaire pour ceux qui soutiennent qu’il est
possible de réformer la société. » 9 Et pour aller vers un « état de
société sans gouvernement, sans pouvoir, sans autorité constituée » 10, il
faut donc le penser et le vouloir. Ainsi conçue, l’anarchie s’inscrit dans
la longue durée de l’Histoire, elle s’identifie à l’esprit de révolte et
au désir de liberté, mais elle ajoute un contenu conceptuel, une image de
société qui lui est propre.
Avec un certain anachronisme, des auteurs divers ont cru voir dans le
passé lointain le souffle de l’anarchie ; même Nettlau, l’Hérodote de
l’anarchie comme l’appelle Rocker, va chercher dans l’Antiquité le «
souvenir de révoltes et même de luttes, jamais arrivées à leurs fins,
entreprises par quelques rebelles contre de plus puissants » et, après les
mythes des Titans ou de Prométhée, en passant par les hérétiques contre
les dogmes de la papauté romaine, les Frères du libre esprit, les
disciples de Huss, les libertins, les martyrs comme Servet ou Bruno,
l’Abbaye de Thélème, les enragés, Babeuf et Maréchal, jusqu’à Enquiry
concerning Political Justice de Godwin, il va y trouver les précurseurs de
ces anarchistes qui mettront fin, peut-être, un jour, à « la longue nuit
de l’ère autoritaire ».
Toutes ces luttes, ces efforts, ces souffrances, les aspirations de ces
vaincus souvent noyés dans le sang, sont des moments formidables dans le
chemin de la liberté, ils ont ouvert la voie à l’anarchisme mais ils ne
font pas encore partie de l’idée de l’anarchie.
Le trône s’écroule et l’autel tremble, la république remplace la monarchie
de droit divin, mais la lutte contre l’autorité en place ne signifie pas
en soi la négation de toute autorité, ni ne va nécessairement de pair avec
l’image d’une société sans contrainte. Comme dit Claude Harmel dans son
Histoire de l’anarchie :
« Si l’on rattachait à la lignée anarchiste tous ceux qui se sont révoltés
contre le pouvoir, contre l’idée de pouvoir, l’histoire de l’anarchie se
confondrait avec l’histoire des hommes : elle serait l’envers de
l’histoire universelle. »
Imaginer l’anarchie comme nous l’avons définie, penser la théorie ou le
projet d’une société anarchiste, est une possibilité qui apparaît dans un
moment particulier de l’histoire de l’Occident et qui ne surgit pas, toute
faite et par hasard, de la tête d’un rebelle génial, elle est le produit
des conditions réelles de l’exploitation et de la domination de classe, de
la forme étatique du pouvoir politique et des luttes sociales connexes.
Elle est fille des Lumières et de la Révolution française. Mais, une fois
conçue, elle ne se réduit pas aux conditions qui ont déterminé sa
naissance. Sa force expansive se propage comme une valeur à la disposition
de l’humanité tout entière.
De surcroît, les idées en général n’ont pas une origine assignable, elles
existent en embryon, ou par bribes, ici et là, mais elles se sollicitent,
s’assemblent, se réorganisent et prennent, après coup, un sens nouveau
quand une nouvelle situation sociale les fait vivre. L’idée surgit de
l’action et doit revenir à l’action, affirmait Proudhon 11, et Bakounine
renchérit 12 : il faut aller de la vie à l’idée. « Qui s’appuie sur
l’abstraction y trouvera la mort. »
Quand le mouvement anarchiste se constitue comme tel – origine que nous
pouvons situer historiquement, pour donner une date symbolique, au congrès
de Saint-Imier –, l’anarchisme deviendra un corpus théorique qui organise,
systématise, représente et justifie la lutte, et les méthodes de lutte,
pour arriver à une transformation profonde de la société en vue de
construire un espace politique – ou régime politique – conçu comme
l’anarchie. L’anarchie est le but, la finalité de l’anarchisme. Cependant,
le contenu socialiste de l’anarchisme ne se concentre pas dans une seule
tendance et, selon les moments de l’histoire et les régions du globe, les
courants anarcho-individualistes, mêmes minoritaires, manifesteront
toujours leur présence. Évidemment, par la logique même qui émane de ses
prémisses, et aussi par l’esprit iconoclaste qui lui est inhérent,
l’anarchisme ne sera jamais réductible à une seule doctrine, ni à une
pensée juste ou correcte. Sans centre, sans dogme, combattant sans relâche
tout groupe qui en son nom prétendra définir une orthodoxie, l’anarchisme
sera multiple, divers, bariolé.
Pour ces mêmes raisons, Malatesta donnait, ou plutôt ajoutait, une autre
interprétation à la distinction entre anarchisme et anarchie. Il voulait
libérer l’anarchisme de toute attache à un esprit de système, toujours
contraignante, qui le ferait dépendre d’une « vérité » scientifique ou
d’une démonstration philosophique. « L’anarchisme est né de la rébellion
morale contre les injustices sociales », de la lutte contre l’exploitation
et l’oppression ; seul le désir et la volonté de changer justifient
l’anarchie. « L’anarchie [...] est l’idéal qui pourrait même ne jamais se
réaliser, de même qu’on n’atteint jamais la ligne de l’horizon qui
s’éloigne au fur et à mesure qu’on avance vers elle, [par contre]
l’anarchisme est une méthode de vie et de lutte et doit être pratiqué
aujourd’hui et toujours, par les anarchistes, dans la limite des
possibilités qui varient selon les temps et les circonstances. » 13
L’anarchisme, comme théorie de la société et de la révolution ou comme
méthode d’action, appartient à l’épistémè de son époque et dépend du
climat social où il se développe. L’anarchie, comme valeur, est plus liée
à la négation du présent et à l’aspiration, qu’on voudrait croire
universelle, à un monde de libres et d’égaux.
Ainsi, si l’idée, et même le mot « anarchie », se trouvent sous la plume
de quelques précurseurs – Godwin, Proudhon, Bellegarrigue, Cœurderoy,
Déjacques –, l’anarchisme révolutionnaire et socialiste se construit dans
les lendemains de la Commune.
La pensée collective élaborée au sein de la vieille Internationale va se
développer, pour les anarchistes, sur quelques lignes de force majeures :
l’affrontement et la non-collaboration des classes, l’internationalisme,
le fédéralisme, l’action directe.
Les proudhoniens étaient devenus une minorité – les marxistes l’étaient
aussi, comme ils l’ont toujours été
au sein de la Première Internationale – quand Varlin écrit à Guillaume
(décembre 1869) :
« Les principes que nous devons nous efforcer de faire prévaloir sont ceux
de la presque unanimité des délégués de l’Internationale au congrès de
Bâle (septembre 1869), c’est-à-dire le collectivisme ou le communisme non
autoritaire. » 14
À l’époque, ce qui était acquis et représenté par le collectivisme était
que la terre et les outils de travail, tous les moyens de production,
devaient être propriété collective. Que l’État serait remplacé par la
libre fédération des
producteurs, et le salariat par le travail associé qui assurerait a tous
et à chacun le produit intégral de leur travail.
« De chacun selon ses moyens, à chacun selon son travail. »
Pour les premiers internationalistes, pour Bakounine et Guillaume, pour
les jurassiens, ce principe dit collectiviste leur suffisait ; les
Espagnols lui sont restés attachés jusqu’à la fin du siècle. Ils pensaient
qu’après la révolution chaque groupe ou collectivité apprécierait en
fonction de ses possibilités quel mode de distribution du produit pourrait
être adopté. Guillaume reconnaissait que la répartition (ou le partage)
était « le point le plus délicat peut-être de toute l’organisation
sociale... », et il n’a jamais voulu abandonner le point de vue
collectiviste.
Mais personne n’avait d’idée claire – pensait Malatesta en polémiquant
avec Nettlau en 1926 15 – quant à la façon d’assigner à chaque individu,
ou à chaque association, la part du sol, la matière première et les
instruments de travail qui leur revenaient, ni comment mesurer le travail
de chacun, ni comment établir un critère de valeur pour l’échange.
La section italienne de l’Internationale, lors du congrès de Florence de
1876, sera la première à adopter le communisme anarchiste pour résoudre ce
problème. Les délégués ont pensé que la seule solution pour réaliser
l’idéal de la fraternité humaine en échappant à tout embryon de
gouvernement, et en même temps, éliminer les insolubles difficultés de la
mesure de l’effort du travail et de la valeur du produit, était
l’organisation communiste dans laquelle chacun donnerait volontairement sa
contribution à la production et consommerait librement ce dont il avait
besoin. 16 Ces opinions ont été rapidement diffusées dans le Jura et à
Genève par Dumartheray, Cafiero, Reclus, Kropotkine et d’autres, reprises
ensuite par le Révolté de Genève et de Paris, et, à partir des années
1879-80, elles se sont généralisées à la presque totalité du mouvement
anarchiste. Ainsi l’anarcho-communisme a propagé la devise :
« De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins. »
Quelques-uns, tel Nettlau, qui cite en sa faveur les « courageux
annonciateurs d’un anarchisme sans hypothèse économique, tels Ricardo
Mella et Voltairine de Cleyre », ont continué à défendre l’anarcho-collectivisme
et à reprocher aux anarcho-communistes leur désir d’aller le plus loin
possible sans voir que le communisme exige l’abondance, et que la
Révolution doit résoudre dès le lendemain le problème du ravitaillement de
tous, et que cela se fera sûrement dans la pénurie. « La prise au tas »
serait un désastre pour les révolutionnaires.
Il est possible, reconnaît Malatesta, que « dans l’enthousiasme des
initiateurs, nous ayons supposé les choses plus simples et plus faciles
qu’elles ne le sont dans la réalité, mais nous ne manquions pas de
comprendre et de souligner que l’abondance est une condition nécessaire du
communisme, et que cette abondance ne peut pas se produire dans un régime
capitaliste. » [...] « Le talent littéraire et le grand prestige de
Kropotkine avaient fait accepter la formule malheureuse della presa nel
mucchio (la prise au tas) », mais « de retour d’Amérique du Sud (1890),
j’ai attiré l’attention sur l’absurdité de la croyance en l’abondance, et
cherché à démontrer que le préjudice porté par le système capitaliste
n’est pas tant la création d’une nuée de parasites que celui d’empêcher
l’abondance possible, en arrêtant la production là où s’arrête le profit
du capitaliste. » 17
L’anarchisme révolutionnaire est resté communiste tout en sachant que ni
l’anarchie ni le passage d’une économie de survivance à une économie
d’abondance ne peuvent se faire en un jour, mais que la lutte pour y
arriver est d’aujourd’hui, de demain et de toujours.
Eduardo Colombo
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