LES LIVRES

L’anarchiste
au masque d’or

 

Xavier Bekaert

Un nouvel héros est né. Son nom ? Anarky ! (En anglais « anarchie » s’écrit « anarchy » et se prononce « anarky ».)
Son apparition surprend dans l’univers manichéen bien ordonné des DC Comics. À Gotham City, Bien et Mal s’affrontent depuis longtemps dans une bataille stéréotypée se terminant presque immanquablement par la remise de divers malfrats aux mains des forces de l’ordre. Mais lorsque Anarky apparaît pour la première fois dans un épisode de Batman, cette fois-ci ce sont deux conceptions de l’ordre et de la justice sociale qui se retrouvent face à face. Deux idéalismes s’affrontent : Batman défend l’ordre établi en punissant ceux qui vivent en dehors de ses lois, Anarky se bat pour construire un autre monde en s’attaquant aux élites politiciennes, financières ou religieuses.
Ce personnage a été inventé en 1989 par le scénariste britannique Alan Grant (alors membre d’une organisation anarchiste) et le dessinateur Norman Breyfogle. Anarky est un adolescent rebelle qui décide de revêtir un masque doré et un déguisement rouge pour parler au nom de ceux qui sont sans nom et pour agir contre les puissants qui asservissent l’humanité.
Robin, le jeune compagnon de Batman, étant mort quelques épisodes précédents, les auteurs envisageaient de le remplacer éventuellement par ce jeune révolté mais, comme nous allons le voir, Batman ne voudra pas de ce compagnon qu’il admire secrètement.
Anarky met en place l’action directe contre les dominants, en méprisant les lois écrites par ces derniers. Par exemple, il punit l’important patron d’une usine chimique polluant depuis vingt ans la rivière de la ville, en lui faisant « apprécier » la pureté des eaux empoisonnées. Avec l’aide des sans-abris de Gotham City, ses seuls amis, il détruit le chantier de construction d’une nouvelle banque, bâtie sur le terrain de la ville, à l’endroit même où (sur)vivaient tant bien que mal les sans-logis. Dans l’épisode « Demain nous appartient », Anarky ridiculise la campagne électorale du milliardaire Porter, propriétaire d’un quotidien et d’une chaîne de télévision nationale. Celui-ci a loué tous les panneaux publicitaires de la mégapole et son visage bouffi se retrouve affiché à chaque coin de rue. Seulement, Anarky a piraté les codes de l’imprimeur et la propagande électorale des panneaux publicitaires accompagnant le cynique sourire du milliardaire a été remplacée par le slogan :

« Le pouvoir corrompt !
Ne votez pas ! »
Un hilarant détournement de campagne électorale. La propagande anar subventionnée par le Capital !
En conséquence de ces nombreuses activités extra-légales, Anarky est bien évidemment incompris par tous les autres super-héros de la série DC Comics, travaillant tous main dans la main avec les autorités. Considéré comme un criminel, Anarky sera livré par Batman lui-même aux forces de l’ordre qui le placent dans une maison de correction, dont il ne tardera pas à s’échapper...
Les idées libertaires sont exposées avec fraîcheur tout au long de divers numéros de la série « Batman », et ensuite de sa propre série « Anarky », aux dessins remarquables. Pas toujours très nuancée, cette série peut néanmoins constituer une sympathique introduction à l’anarchisme (particulièrement l’épisode « Demain nous appartient » aussi clair que concis). Hélas, il n’en existe pas de traduction en français. De plus, les éditeurs semblent avoir décidé de l’arrêter définitivement.

Xavier Bekaert

& Divers épisodes sont réunis dans l’album : Batman : Anarky, Detective Comics, 1999.

Au pays de la cloche fêlée

 

Charles Jacquier

Au pays de la cloche fêlée, tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale, Ngo Van, Montreuil, L’Insomniaque, 2000, 240 p.

Auteur de Viêt-nam 1920-1945, révolution et contre-révolution sous la domination coloniale (1995, rééd. 2000), Ngo Van présente ici un ouvrage strictement autobiographique, de son enfance à son départ du Viêt-nam en 1948. Né en 1913 dans un petit village à quelques kilomètres de Saigon, il commence à travailler à quatorze ans et lit avidement tout ce qui peut lui tomber sous la main, notamment Jean-Jacques Rousseau et Charles Baudelaire, dont un poème, la Cloche fêlée, donna son titre à un journal cochinchinois qui, au début des années 20, marqua toute une génération en lutte contre la société coloniale. Sa révolte instinctive ne le cantonne pas dans un nationalisme étroit, mais le conduit aux idées communistes, alors incarnées par la toute jeune Union soviétique. Cependant, dès la fin des années vingt, il est conscient que de nombreux « signes inquiétants » arrivent d’URSS et il se tourne alors vers l’opposition communiste de Trotski qui incarne alors, à ses yeux, la fidélité à la révolution et à l’émancipation sociales.
Les deux décennies suivantes seront marquées par les luttes sociales et
anticoloniales auxquelles il participe aux côtés de ses camarades des groupes
communistes d’opposition, mais aussi, et surtout, des travailleurs indochinois qui accueillent notamment les grèves françaises de juin 1936 par un regain des conflits sociaux qui ne rencontre qu’une répression accrue des autorités coloniales. Celle-ci est dominée par un usage systématique de la torture qui apparaît comme un moyen tout à fait habituel des méthodes policières dans les colonies et non comme un moyen exceptionnel et limité à des périodes précises aux seules fins de lutter contre des « terroristes ».
Mais comme tous les mouvements révolutionnaires de l’époque, les Vietnamiens sont pris entre deux feux et doivent lutter sur deux fronts : contre la société coloniale, bien entendu, mais aussi contre les staliniens qui n’hésitent pas à aller jusqu’au meurtre systématique de leurs anciens compagnons du combat contre la puissance coloniale... Ainsi la plupart de ses amis et camarades seront assassinés à la fin de la Seconde Guerre mondiale sous l’accusation fallacieuse d’être des « agents de l’impérialisme français » dans la période de troubles qui voit le départ des Japonais et le retour des Français. Dans un chapitre final, il retrace la vie de quelques-uns d’entre eux, notamment le célèbre Tha thu Thâu exécuté par le Viet-minh durant l’été 1945. Interrogé sur son sort un an plus tard par Daniel Guérin, Ho chi Minh lui déclara : « Tous ceux qui ne suivent pas la ligne tracée par moi seront brisés. »
En 1948, Ngo Van s’exile en France où il sera ouvrier d’usine jusqu’à sa retraite en 1978. Il s’éloigne définitivement du trotskisme pour les idées du communisme de conseils. Il participe ainsi au groupe « Informations correspondance ouvrières » et partage l’amitié et les combats de Maximilien Rubel auquel il a consacré une émouvante brochure.
Avec ce livre de souvenirs, il veut passer le témoin aux nouvelles générations afin de « retrouver la trace vivante de ce relais de révolte qui traverse les temps ».
 

Votre révolution n’est pas la mienne

 

T. D.

Votre révolution n’est pas la mienne, François Longchampt et Alain Tizon, Arles, éditions Sulliver, 1999, 174 p., 95 F.

Faut pas le rater, ce petit livre-là, qui restera invisible tant il ne rapporte rien aux poseurs de la pensée critique et aux bureaucrates de la politique ou des affaires avec lesquels ils dînent en ville : nuisible à leur propagande, les journaux n’en parleront pas. Les auteurs font preuve de cette belle santé, de cette indispensable honnêteté et de cette grande joie qui manquent trop aux contempteurs savants des mœurs de ce siècle : refusant de « renoncer aux espoirs que de tout temps les peuples ont mis dans les révolutions », ils jugent que c’est le moment d’en « réapproprier le contenu passionnel et humaniste ».
Plutôt que se laisser paralyser par ce « c’est toujours plus compliqué » bien pratique pour les rentiers de la pensée qui réclament vingt ans pour être sûrs et ne jamais agir, les auteurs reviennent à l’humanisme de leurs rêves du grand Mai sans être gênés que ceux-ci aient été depuis travestis par la nouvelle idéologie des classes dominantes, mise au service du renouveau du capitalisme. Tournant le dos aux tons apocalyptique ou prophétique qui furent les attributs des élitismes révolutionnaires, ils parcourent avec lucidité les acquis comme les régressions de ces trente dernières années, les valeurs (courtoisie, politesse, idéaux des Lumières, etc.) sacrifiées sur l’autel de la radicalité critique, les pièges où trop d’acteurs importants sont tombés.
Fraîche est la démonstration – et dans une belle langue. Ainsi l’attaque de ce « conformisme libertaire » convenant si bien aux « feignants de la tête... bardés de toutes les certitudes qui sont les plus utiles à fuir la réalité... adeptes des solutions les plus irréalisables, les plus faussement naïves et les plus provocatrices pour l’assurance qu’ils en tirent que jamais personne n’aura le culot ou la folie d’exiger d’eux qu’ils les mettent en pratique, certains par là de goûter éternellement ce confort de l’extrémiste qui fait leur délice. Ceux-là – si facilement repérables dans l’espace public – se payent le luxe de cultiver l’irresponsabilité à visage découvert. »
N’évitant pas d’égratigner leurs plus chers modèles (Debord, le situationnisme et l’Encyclopédie des Nuisances), c’est surtout avec les poncifs « révolutionnaires » que les auteurs sont les plus mordants :
« Il est bien entendu que toute norme est oppressive, toute autorité liberticide, que les minorités sont toujours opprimées, que les femmes et les homosexuels sont porteurs d’un potentiel de subversion, que les immigrés sont nos frères en révolution, que l’amour est toujours subversif... que les jeunes des banlieues sont des résistants à l’ordre établi, etc. »
Enfin, gardons le diagnostic sans haine
de la maladie dont nous mourrons
et dont il convient de guérir au plus vite : ce nouveau modèle d’hommes et de femmes créés par la bourgeoisie, aussi tristement que « réellement adaptés à notre époque ».
T. D.

L’ordre moins le pouvoir

Miguel Chueca

L’ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l’anarchisme, Normand Baillargeon, Agone, Marseille, 2001, 160 p., 55 F.

Les journalistes aiment titrer, à intervalles réguliers, sur le « retour des anars », en s’étonnant de ce que ces gens qu’on a enterrés maintes et maintes fois, sans fleurs ni couronnes, aient encore l’œil assez vif et le pied plutôt sûr et, en somme, l’insolence de vivre encore. Il faut convenir quand même que, toutes anecdotes journalistiques mises à part, le mouvement libertaire – et, au premier chef, le français – semble voué en effet à connaître une sorte de vie cyclique, faite de flux et de reflux, de périodes fastes et d’époques déprimantes – ces dernières plus fréquentes, hélas, que les premières –, qui donne l’image d’une sorte de mouvement-phénix, toujours à demi moribond et toujours renaissant de ses cendres.
Ce n’est pas faire preuve d’un optimisme irraisonné que de dire que, en ce moment, nous sommes plutôt dans le haut de la vague et qu’on assiste incontestablement à un regain des idées et de la présence libertaires, plus fort sans doute que celui qui accompagna l’après 1968, qui profita surtout aux mille et une chapelles du marxisme-léninisme. De cela témoigne la floraison, ces dernières années, des couleurs rouge et noire dans les manifestations de rue – en France et ailleurs – et, bien sûr, l’apparition et la consolidation de la CNT, dont la belle réussite de la semaine Pour un autre futur de mai 2000 n’est qu’un signe parmi beaucoup d’autres. On peut voir un témoignage de plus de cette « renaissance » dans l’éclosion, après 1995, d’une série de revues et de publications diverses – liées ou pas au mouvement libertaire organisé – qui
succèdent à la triste désertification des années 80.1 C’est de ce regain que participe aussi, sans conteste, la toute récente parution du vade-mecum du Québécois Normand Baillargeon, l’Ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l’anarchisme, aux éditions Agone, dans la collection Mémoires sociales, dirigée par Charles Jacquier.
Dans son avant-propos, celui-ci indique que cet opuscule est destiné en priorité aux jeunes lecteurs, qui y trouveront sans nul doute une bonne présentation de l’histoire et des doctrines de l’anarchisme, dans toute leur richesse et leur diversité. L’ouvrage est d’autant plus le bienvenu qu’il n’existait plus rien de tel depuis le petit livre (l’Anarchisme) que Daniel Guérin consacra au même sujet il y a maintenant plus de trente-cinq ans. D’une certaine façon, on peut considérer l’Ordre moins le pouvoir comme une prolongation ou une mise à jour de ce dernier, puisqu’on y trouve des références à des œuvres absentes – et pour cause – chez D. Guérin, principalement celles des deux théoriciens les plus connus de l’anarchisme contemporain, Murray Bookchin et Noam Chomsky 2, auxquels il convient d’adjoindre quelques autres auteurs, bien moins connus mais pas moins importants, tels les économistes Michael Albert et Robin Hahnel 3.
Étant donné le format du livre et son ambition, tout autre qu’encyclopédique, il serait évidemment trop facile de reprocher à son auteur certains de ses choix, et en particulier d’avoir fait la part trop belle à
la tradition qu’il connaît visiblement le mieux, celle de la pensée libertaire américaine. En l’occurrence, le grief serait d’autant plus justifié que cette tradition s’éloigne sensiblement, par son pragmatisme 4, de celle que nous connaissons ici. Cependant, il convient d’avoir à l’esprit que le petit livre de N. Baillargeon a été publié à l’origine pour un public d’outre-Atlantique et que, par ailleurs, l’auteur a tenté – malgré les limites du genre – de dresser un tableau, le plus complet possible, des différentes écoles et tendances de l’anarchisme, où entrent aussi bien la tradition individualiste que l’anarchosyndicalisme, sans oublier l’apport libertaire au combat féministe. En revanche, on est en droit de regretter la présence de quelques à-peu-près – voire d’erreurs – très évitables dans un ouvrage aussi bref, pour ne rien dire de certaines affirmations qu’on peut juger pour le moins discutables 5.
Le principal reproche que je ferais, pour ma part, au livre de N. Baillargeon porte sur le chapitre qu’il consacre à la théorie critique des médias, telle qu’elle a été élaborée par N. Chomsky et Edward S. Herman dans Manufacturing Consent ou Necessary Illusions. Quel que soit l’intérêt des ouvrages dans lesquels ces deux auteurs se sont attachés à mettre en évidence l’existence d’un « modèle de propagande » au sein des médias américains – qu’on tient, bien à tort, pour les plus « libres du monde » –, il me paraît plutôt abusif de laisser entendre qu’on serait là en présence d’une sorte de critique anarchiste des médias, sous prétexte que l’un des signataires de ces ouvrages se réclame depuis toujours de la tradition libertaire.
En revanche, il me semble bon que
l’auteur ait réservé quelques pages pour faire justice des positions de cette famille d’idées qu’on qualifie d’« anarcho-capitaliste », et dont les principaux représentants (David Friedman, Murray Rothbard
et Robert Nozick, le plus connu de
tous en Europe) se trouvent aux États-Unis. Contre tout ce que croient ces
idéologues, l’auteur signale que l’anti-étatisme est certes un des éléments les plus caractéristiques de l’anarchisme mais qu’il est indissociable, dès le tout début, d’une passion égalitaire évidemment incompréhensible à ces ultra-libéraux (« libertariens ») 6 qui, dit Baillargeon, « cautionnent toutes les inégalités, y compris celles qui installent ou perpétuent les plus violentes injustices » (p. 134), au point même de défendre la légitimité de l’esclavage, au nom du « droit » de chacun d’aliéner – ne serait-ce qu’à titre provisoire – sa propre liberté.
Dans la rubrique « économie » de son vade-mecum, l’auteur rappelle d’ailleurs que, à mille lieues des partisans de l’« anarcho-capitalisme », les anarchistes ont toujours réclamé que « les individus disposent, sur le terrain de l’économie, de la même liberté et de la même égalité qu’ils revendiquent dans toutes les autres sphères d’activité humaine » et que, « dès le xixe siècle, (l’anarchisme) fut autogestionnaire et refusa de toutes ses forces ce qu’il appelait l’esclavage salarial » (p. 94). Un des principaux apports de ce petit ouvrage est, à notre sens, la présentation qu’y fait son auteur des thèses élaborées par les économistes « radicaux » américains cités plus haut (Michael Albert et Robin Hahnel), qui mériteraient d’être enfin connues en France – et, plus largement, en Europe – de tous ceux qui continuent de défendre le principe d’une économie socialiste et libertaire, aussi éloignée du présent modèle « unique » de l’économie de marché que du défunt « socialisme » bureaucratique. Ces deux auteurs ne font pas mystère, du reste, de tout ce que leur projet – dit d’« économie participative » – doit à l’héritage de l’anarchisme et du communisme de conseils.
Bien qu’il ne s’appesantisse guère là-dessus, le choix fait par l’auteur de donner de l’anarchisme l’image la plus complète et la plus riche possible a pour contrepartie de mettre en évidence les clivages qui existent au sein de la tradition libertaire, pas seulement celui qui a pu séparer autrefois les tenants de l’individualisme libertaire – dont il faut bien convenir qu’il ne reste pratiquement plus rien aujourd’hui – de ceux qui se firent les propagandistes de la nécessité de l’organisation sociale, mais aussi celui qui oppose à présent les défenseurs du municipalisme libertaire prôné par Murray Bookchin, fondé sur la constatation du « dépassement » de la lutte des classes dans les sociétés « avancées », à ceux qui continuent de croire à son importance et misent sur la possibilité d’une re-création du syndicalisme révolutionnaire 7. Si l’auteur n’a pas souhaité aborder des problèmes de ce genre, il n’en signale pas moins, en conclusion, les principaux obstacles auxquels se heurtera par force le mouvement libertaire s’il prétend sortir enfin, et durablement, de la tour d’ivoire où il se tient depuis des lustres. Il s’agit, à ses yeux, de la double tentation du « life style activism » – de l’« anarchisme du style de vie », qui repose sur le renoncement à changer le monde pour ne s’occuper que de se changer soi-même – et du choix d’un purisme sourcilleux qui, au nom des principes, conduit à une autre forme sociale d’abstention, guère moins nocive que la première. On ne voit pas comment on pourrait donner tort là-dessus à N. Baillargeon, mais cet auteur doit bien savoir que ce double écueil existe pratiquement depuis la naissance de l’anarchisme et que, quelque conscience qu’ils en aient eu depuis le début, les libertaires n’ont jamais trouvé moyen d’y échapper. Il faudra pourtant que nous soyons capables de faire face à ces difficultés, et à quelques autres 8, si nous voulons mettre à profit la situation nouvelle créée par ce que le préfacier de l’Ordre moins le pouvoir appelle la double faillite du socialisme d’État, sous ses avatars social-démocrate et léniniste, dans laquelle il perçoit une chance historique pour le mouvement anarchiste de sortir de sa « marginalité chronique » et la possibilité de se constituer en « principale force de contestation et d’opposition » au capitalisme mondialisé 9. Néanmoins, si
les héritiers du parti de Lénine ont montré à l’envi la profonde nocivité d’une « révolution » menée par en haut et que la social-démocratie a fait la preuve qu’on n’instaurait pas le socialisme par décret parlementaire, il reste encore à convaincre une majorité de gens que la société de « libres et d’égaux » que postule l’anarchisme dans toutes ses variantes – à
commencer, bien sûr, par l’anarchosyndicalisme – est toujours possible, à un moment où la « démocratie de marché » passe pour l’horizon indépassable de la vie en société et où l’imaginaire du capitalisme pèse d’un poids plus lourd que jamais sur les consciences.

Miguel Chueca


1. Parmi les publications libertaires apparues après 1995, je citerai – hormis Réfractions –, la revue de la CNT, les Temps maudits ; Débattre, publiée par AL ; Oiseau-tempête qui, sans être anarchiste au sens strict du terme, appartient sans aucun doute à la galaxie « libertaire ».
2. Ils le sont, comme on sait, à des degrés divers puisque Chomsky ne doit pas sa renommée à sa défense de la pensée et de l’action anarchistes, mais d’abord à son œuvre de linguiste et ensuite aux multiples ouvrages où il s’est livré à une critique sévère de la politique étrangère des États-Unis.
3. Sous le titre « Une proposition libertaire : l’économie participative », Normand Baillargeon avait donné dans la revue Agone une excellente introduction aux thèses de Michael Albert et Robin Hahnel. Tous ceux de nos lecteurs qui désireraient aller plus avant dans la connaissance du modèle dit d’économie participative – en anglais, « participatory economics » ou « parecon » – trouveront toutes les informations nécessaires sur le site www. parecon.org. Cf. l’article dans cette revue.
4. On regrettera, à ce sujet, que l’auteur adopte le point de vue ultra-pragmatique qui est aujourd’hui celui de Noam Chomsky, sans même se référer aux critiques qui lui ont été adressées dans le mouvement libertaire américain, dont nous nous étions fait l’écho dans un compte rendu du numéro 27 de l’Anarcho-Syndicalist Review, éditée par des militants des IWW (cf. les Temps maudits, n° 8, pp. 85-87).
5. Je pense surtout à ce qualificatif d’« alternatifs », appliqué à des syndicats comme les SUD et la CNT, qui reposent sur des principes de fonctionnement et d’organisation fort différents. Au rang des erreurs, je noterai celle qui a été commise sur le nom de Sam Dolgoff, un militant connu des iww aujourd’hui disparu, qui est nommé deux fois Sam Goldoff ; quant au pédagogue anarchiste Ferrer y Guardia, il se voit affublé d’un prénom italien (Francesco) qui n’était pas le sien. Plus grave : on se réfère (page 111) à un attentat commis, en 1907, contre un certain Alphonse III – la faute est reprise dans l’index des noms propres – qui, à cette date, était mort depuis des siècles. À ces quelques erreurs, facilement rectifiables et qui n’affectent pas la valeur du petit livre de N. Baillargeon, j’ajouterai cette remarque, dont la cocasserie a échappé aux correcteurs, où l’auteur écrit (p. 74) que Voline aurait répondu par avance à Lénine dans une phrase où figure une allusion au nazisme, qui prouve que ladite phrase a été écrite bien après la mort du leader bolchevik.
6. L’adoption du terme « libertarian » de la part d’idéologues qui sont à des années-lumière des présupposés essentiels de la tradition libertaire s’explique essentiellement par le fait que celle-ci est peu connue aux États-Unis et que, par ailleurs, le mot « liberal » y est synonyme de « progressiste », de « gauche », d’« avancé ».
7. Là-dessus, on se reportera à l’intéressant ouvrage publié en 1994 par l’Atelier de création libertaire, Anarchosyndicalisme et anarchisme.
8. Parmi ces autres difficultés, il convient de signaler le fait qu’une partie de ce qu’on pourrait appeler le « programme » de l’anarchisme a été réalisée par les sociétés occidentales les plus « évoluées ». C’est en songeant aux avancées réelles qu’elles ont connues dans le domaine des mœurs, du droit des femmes, de l’éducation, etc., que João Freire a pu écrire un jour – de façon erronée, à mon sens – que l’anarchisme avait perdu, du coup, sa raison d’être historique.
9. On me permettra de ne pas suivre Charles Jacquier quand, à la fin de son avant-propos, il affirme que « l’anarchisme n’accèdera à la visibilité » que s’il parvient à « dépasser les clivages anciens » – j’imagine qu’il a en vue l’opposition avec le marxisme – et à renouveler « ses idées au contact des autres courants de la critique sociale (en particulier le communisme de conseils et le situationnisme) ». Je ne disconviens pas du tout de l’enrichissement que peut nous apporter une meilleure connaissance du courant représenté, entre autres, par Karl Korsch ou Paul Mattick – je n’en dirais pas autant du situationnisme – mais je doute que cela suffise au mouvement libertaire à retrouver l’audience qu’il a perdue là où il eut quelque importance ou, a fortiori, à trouver un écho là où il n’en a jamais eu : il n’est que de constater l’extrême faiblesse des groupes libertaires qui ont souhaité « dépasser » les vieux clivages pour s’en convaincre.

 

Histoire de l’athéisme

Jacques Trémintin

 

Histoire de l’athéisme, Georges Minois, Fayard, 1998, 671 p.

De la croissance à la répression
La religion n’attire plus grand monde, mais elle continue à bien se vendre. Certains parlent de renouveau de l’esprit religieux. D’autres de désaffection de la foi. En fait, croyance et incroyance ont toujours cohabité. L’athéisme apparaît en même temps que la religion. Quelle que soit la croyance en vigueur, il y a toujours eu place pour le scepticisme ou le doute spéculatif. Au tout début de l’humanité, la mentalité primitive n’opère aucune distinction entre le naturel et le surnaturel, la physique et la métaphysique, le profane et le sacré, l’homme et son environnement ne faisant alors qu’un. C’est la magie qui domine. C’est le développement de la culture qui va venir classer, distinguer, séparer ce qui jusque-là ne faisait qu’un. L’étude de l’incroyance pose un problème de fond :
« Sans cultes, sans rites, sans temples, sans textes liturgiques ou dogmatiques, quelles traces l’athée ordinaire laisserait-il de son absence de foi religieuse ? Bien souvent, son existence n’est attestée que par ses adversaires, les croyants, qui le maudissent », affirme Georges Minois dans son Histoire de l’athéisme (p. 36.).
Si l’Ancien Testament fait état d’individus déclarant ne pas craindre Dieu, c’est dans la Grèce antique que naît un athéisme affirmé avec force et conviction. Pour Héraclite (540-480 avant J.-C.),
« le monde n’a été fait ni par un des dieux, ni par un des hommes ; il a toujours été, il est et il sera ; c’est le feu toujours vivant qui s’allume régulièrement et qui s’éteint régulièrement ».
Pour Leucippe et son disciple Démocrite (ve siècle avant J.-C.), toute chose est composée d’atomes (y compris les dieux). Ces philosophes qui prônent une vision matérialiste ne vont pas tarder à déclencher les foudres des autorités, pour qui la religion est devenue un signe d’appartenance civique. En 432 avant J.-C., le décret de Diopeithès définit l’impiété comme un crime contre l’État. Le sage Platon met tout son poids dans la balance en accusant les incroyants d’immoralité. Les dieux étant la seule source de morale, les nier serait le ferment de la dissolution de la société et de la corruption de la jeunesse. CQFD, et de revendiquer illico, l’instauration d’une religion officielle, l’interdiction de tout autre culte et l’emprisonnement à vie des sceptiques qui oseraient s’affirmer tels publiquement. Mais cela n’endigue pas la vague de scepticisme qui submerge la Grèce à compter du iiie siècle avant J.-C., avec notamment la première grande tentative d’une morale athée, morale qui repose sur la seule valeur authentique possible d’un monde humain sans dieu : la recherche du bonheur individuel terrestre : l’épicurisme. Le monde méditerranéen est atteint par un relativisme religieux généralisé et une totale liberté de croyance ou de non-croyance. Offrant à l’Empire romain le moyen de soumission et d’unification dont celui-ci a besoin, la religion chrétienne (après avoir été considérée comme une forme d’athéisme du fait même qu’elle assimilait une divinité au sort indigne d’un crucifié) se développe sous son aile protectrice et s’impose en éliminant implacablement toute croyance concurrente ou divergente, réalisant pendant plus de mille ans le désir de Platon ! Tout au long de cette période, un courant de pensée subsiste qui, se fondant sur l’autonomie de la raison, est prêt à soutenir les propositions athées. Mais la répression implacable qui règne dissuade son expression publique. Seule la mobilisation de la philosophie scolastique et de la théologie spéculative qui s’échinent à démontrer l’existence de Dieu, permet d’évoquer la persistance d’esprits qui continuent de douter. Mais, en plaçant la raison au service de la foi, les intellectuels chrétiens préparent le terrain de leurs adversaires. Pour autant, des franges non négligeables de la population, vivent un athéisme latent, théorique ou pratique. L’ordonnance royale du 22 février 1347 prévoit des peines de carcan, de pilori, l'incision des lèvres et l’ablation de la langue pour les blasphémateurs.
La fin de mille ans de dictature cléricale
C’est dès le début du xive siècle que l’édifice clérical se fissure. Mais la déliquescence de la croyance va prendre un cours nouveau au xvie siècle avec les guerres de religion qui ruinent la foi et provoquent la montée de la sorcellerie et de l’astrologie. Plus encore que les hérésies, c’est l’athéisme qui devient la cible de l’Église, qui édite en 1566 un catéchisme destiné à contrer l’esprit raisonneur. Les questions les plus saugrenues émergent : dans quel état ressusciteront les obèses, les chauves, les culs-de-jatte ? Comment une vierge a-t-elle pu se faire engrosser ? Mais d’autres critiques sont bien plus cruelles :
« Il est clair que la religion est une invention humaine destinée aux simples et aux sots »,
n’hésite-t-on plus à affirmer. Un écrit mythique De tribus impostoribus dont les premiers exemplaires sont datés des années 1538-1540 développe un point de vue radical : toutes les religions sont l’invention des puissants qui profitent de l’ignorance des humbles. Les traités de réfutation de l’incroyance se multiplient. Les condamnations au bûcher aussi. Mais, rien n’y fait : la Bible n’apparaît avoir pas plus de valeur que les fables antiques. Aux questionnements, les théologies n’opposent qu’un système bien fragile :
« Les libertins rejettent l’idée de révélation et se gaussent des absurdités que contient la Bible. Ils n’ont que l’embarras du choix entre la baleine de Jonas, les 967 ans de Mathusalem, les histoires croustillantes de Loth qui engrosse ses filles avec la bénédiction divine, l’ânesse de Balaam, le serpent parleur du paradis terrestre, dont ils se demandent : ‘’Marchoit-il sur la pointe de la queue en sautillant, voloit-il ou se dardoit-il comme une flèche animée ?” » (p. 196.)
L’incroyance fleurit jusque dans les cours des rois. Mais elle s’étend aussi à la noblesse de robe, aux juristes et à la bourgeoisie affairiste montante. Sans oublier les milieux populaires où l’on constate un net recul de la pratique religieuse. La théologie s’essouffle à défendre des positions immobilistes et à refuser toute nouveauté. Le cardinal Bellarmin charge en 1623 Virginio Cesarini d’écrire un traité sur l’immortalité de l’âme. Le jeune homme se met au travail et finit par se convertir à l’atomisme, produisant un commentaire de Lucrèce, célèbre athée de l’Antiquité. La Bible commence à être disséquée par des érudits qui confrontent le texte sacré aux principes de la critique historique. C’est alors que survient le testament de l’abbé Meslier. Ce prélat meurt à 75 ans après quarante ans de fidèle sacerdoce. Il laisse un manifeste qui s’en prend à l’église avec une violence impressionnante. Il l’accuse de soutenir la tyrannie et l’injustice sociale :
« Rejetez donc entièrement toutes ces vaines et superstitieuses pratiques de
religion ; bannissez de vos esprits cette folle et aveugle créance de ses faux mystères ; n’y ajoutez aucune foi, moquez-vous de tout ce que vos prêtres intéressés vous en disent. Ils n’en croient rien eux-mêmes, la plupart d’eux. »
Quant à Jésus c’était « un fou, un insensé, un misérable fanatique et un malheureux pendard. [...] Comment a-t-on pu persuader à des hommes raisonnables et judicieux des choses si étranges et si absurdes ? »
Bientôt ce brûlot est recopié et diffusé à travers toute l’Europe. Voltaire en présentera même une version édulcorée. Les philosophes des Lumières apportent leurs contributions à l’édification d’un athéisme théorique. À partir de 1770, le salon d’Holbach devient le centre du matérialisme. D’autres penseurs enrichissent le débat qui place la matière au centre des débats : D’Alembert, Helvétius... L’athéisme a atteint son stade adulte : il possède une philosophie (le matérialisme), une science (le mécanisme), et une morale (la loi de la nature). Durant 1400 ans, l’incroyance est restée souterraine. Quand survient la révolution de 1789, l’athéisme va faire irruption dans la vie légale, au sein du peuple et de la petite bourgeoisie.
La montée irréversible
de l’athéisme
Avec la tourmente révolutionnaire, de 1790 à 1800, le rapport de force entre croyance et incroyance s’inverse. Des siècles de tromperie et de féroce répression vont engendrer une haine farouche brutale, violente, sous sa forme non réfléchie, pratique, fruste. On ne se contente plus de ne plus croire, on s’en prend aux ministères du culte. C’est l’heure de la déchristianisation et de l’anticléricalisme. En 1793, 20 000 prêtres renoncent à leur engagement. Dans 10 à 15 % des cas, l’abdication a précédé les mesures révolutionnaires antireligieuses. Ce mouvement touche tous les cultes : 4500 à 6 000 prélats se défroquent et se marient dès 1790. Mais on compte aussi des rabbins et des pasteurs. Les incrédules passent à l’offensive : la libre-pensée se fédère en 1890 avec pour objectif, une déclaration de guerre à la religion. Confrontée à la plus grande crise de son histoire l’Église se transforme en citadelle assiégée et défie la culture ambiante : la phobie de la nouveauté y devient une obsession. Fière de son superbe isolement, elle n’a en fait gardé de sa grande époque qu’une arrogance dérisoire. Mais qui se soucie désormais des anathèmes de quelques vieillards mitrés ? Beaucoup d’intellectuels passent à l’incroyance en raison du fossé qui se creuse entre leur intelligence et leur foi. C’est le temps de l’élaboration des athéismes de système : Feuerbach, Marx, Engels, Schopenhauer... Nietzsche proclame la mort de Dieu, ce à quoi les plus acharnés rétorquent que Dieu n’a pas pu mourir, du fait même qu’il n’a jamais existé. La progression de l’incroyance sous toutes ses formes est régulière : à la fin du second millénaire, on compte à travers le monde 1 071 millions d’agnostiques et 262 millions d’athées (contre respectivement 2,9 millions et 0,22 million en 1900). Le groupe des sceptiques devance donc celui des musulmans (1 200 millions) et celui des chrétiens (1 132 millions). La communauté des scientifiques se reconnaît dans la conviction de Jacques Monod :
« Il n’est pas question de prouver que Dieu n’existe pas. Personne n’y parviendra jamais. Dieu est une hypothèse dont la science ne peut pas s’occuper. »
Quant aux jeunes, interrogés sur leur scepticisme à l’égard de l’existence de Dieu : 17 % affirmaient ne pas y croire en 1967, 30 % en 1977 et 51 % en 1997. L’athéisme militant subit la même érosion que les grandes religions. Il est vrai que n’ayant rien à revendiquer d’autre que l’éthique basée sur l’homme, les millions d’athées ne voient pas l’intérêt de se regrouper autour de leur seule non-croyance.
« Le véritable athée est un philosophe modeste et tranquille qui n’aime point faire du bruit et qui n’affiche pas ses principes avec une ostentation puérile, l’athéisme étant la chose du monde, la plus naturelle, la plus simple »,affirme Sylvain Maréchal en 1800. L’affaiblissement des mouvements athées constitue la meilleure preuve de la diffusion de l’athéisme. D’où le dernier retournement de l’Église : alors qu’auparavant, tout ce qui sortait du cadre strict du christianisme était considéré par elle comme une forme d’athéisme, aujourd’hui, tout ce qui sort du matérialisme pur et dur est qualifié de religieux. Les athées seraient même des croyants qui s’ignorent ! En réalité, la question de l’existence de Dieu, sans
être résolue, est devenue secondaire. L’opposition entre croyants et incroyants semble en voie de dépassement. Les frontières mêmes qui permettent de les distinguer s’estompent : on passe désormais de l’athée pur au croyant intégriste par une infinité de nuances qui rendent un peu vaine ces classifications (l’agnostique, le sceptique, l’indifférent, le panthéiste, le déiste, etc.). Le millénaire se termine sur un vide de la pensée comme si tous les systèmes possibles avaient été expérimentés et s’étaient usés. Il ne reste plus qu’un sacré irréductible : l’individu. L’épanouissement de la personne et la recherche du bonheur ici et maintenant prime toutes les recherches de paradis (qu’ils soient dans un autre monde ou dans une société idéale).

Jacques Trémintin

 

De l’Histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire

 

Aimé Marcellan

 

De l’Histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire, actes du colloque international « Pour un autre futur », Éditions CNT-Région parisienne et Nautilus, 302 p., 100 F.

« Nous voilà donc engagés dans un travail d’historiens qui ne peut se passer de l’appui des militants pour reconstruire une histoire escamotée. »
C’est par cette phrase que se conclut le texte qui sert d’introduction aux actes du colloque international « Pour un autre futur ». Pour le coup, en quelques mots, se trouve ouverte une triple perspective.
D’abord, il y a le contenu, cette reconstruction d’une mémoire escamotée.
Durant des décennies, la dictature exercée par le stalinisme sur le mouvement ouvrier – et sur quiconque osait le penser – a rendu impossible toute réflexion publique s’écartant des dogmes de la pensée marxiste. Sans pour autant démériter, la pensée libertaire a dû alors fonctionner en circuit fermé, soumise aux ankyloses et aux outrances d’un discours qui ne s’adressait plus qu’au cercle étroit de la « famille ». Pendant ce temps, le jeu de repoussoir des systèmes capitaliste et « communiste » leur a permis de renforcer leurs respectives dominations.
Dix ans après l’effondrement du bloc soviétique et en réponse aux demeurés qui pronostiquaient la « fin de l’Histoire », le colloque « Pour un autre futur » exhume quelques pans d’une réalité qu’on a voulu occulter.
L’approche méthodologique ne manque pas d’intérêt. À une logique qui aurait voulu proposer un appareil idéologique « clés en main », emphatique et triomphaliste, le colloque a opposé la diversité et le contraste, tout en parcourant ce presque siècle et demi qui a vu la pensée et l’action syndicaliste révolutionnaire et anarchosyndicaliste se développer – mais aussi péricliter – aux quatre coins de la planète. D’Italie 1 en Argentine 2, en passant par les États-Unis 3 ; de l’AIT de 1864 4 à celle de 1922 5 ; des triomphes les plus exaltants 6 aux revers les plus cuisants 7, le regard aigu des intervenants s’efforce de dire ce qu’il y a d’enrichissant pour nous, ici, aujourd’hui, dans les situations et les luttes d’hier et d’ailleurs. Ainsi, quand au très exotique – mais passionnant – anarchosyndicalisme japonais 8 répond l’incontournable Espagne révolutionnaire, ce ne sont pas les heures de gloire qui sont mises en relief, mais le difficile « avant », que ce soient les tâtonnements qui mènent, d’échec en échec, à la fondation de la CNT 9, en 1910, ou encore les débats contradictoires qui débouchent sur l’élaboration de ce concept de « communisme libertaire » 10, l’expression programmatique la plus positive de la révolution de 1936. Au fil des contributions, le lecteur retrouve, incarnés dans le temps et dans l’espace, les thèmes fondateurs de toute pensée émancipatrice : le problème de l’organisation, la confrontation au réel, les enjeux du pouvoir, l’internationalisme, la question du travail, les pièges de la mémoire...
Mais au-delà même du formidable itinéraire de découverte du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchosyndicalisme que constituent ces actes, il faut dire un mot de ce « travail d’historiens qui ne peut se passer de l’appui des militants ». La formule est pertinente à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle fait référence au considérable investissement militant qu’a signifié, pour l’encore bien faible CNT d’aujourd’hui, l’organisation de cette célébration du « Premier Mai 2000 », dans laquelle le colloque « Pour un autre futur » a trouvé toute sa place. Ensuite, parce que l’histoire à laquelle font référence les intervenants est bien plus celle des « sans-grade » que celle des stratèges, des penseurs ou des héros. Et, enfin, parce que ces intervenants sont eux-mêmes, à des titres divers, et sur la base d’engagements plus ou moins explicites, au carrefour du militantisme et de la recherche historique.
Et tant pis pour les hypocrites tenants d’une improbable « objectivité » : leur « Histoire » n’est probablement pas la nôtre. Reste le début de la phrase :
« Nous voilà donc engagés... »
Dans cet « engagés »-là, il y a l’idée d’un engagement. Mais il y a aussi l’idée d’un début. Cette mémoire qu’on nous a dérobée – la « mémoire des vaincus » – il va bien falloir qu’on se la réapproprie si nous voulons un jour être vainqueurs. La publication en 2001 des actes du colloque « Un autre futur » est donc aussi une invitation à entreprendre un cheminement : revisiter l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire, si possible dans des démarches dégagées des préjugés propres aux systèmes de domination. Sans chercher à avoir raison contre tous les autres, mais sans croire que nous sommes plus libres parce que nous nous fustigeons davantage. Sans mépriser les outils forgés par la recherche universitaire, mais sans ignorer qu’on ne trouve que ce que l’on cherche.

Aimé Marcellan


1. Maurizio Antonioli, « L’USI. Le syndicalisme révolutionnaire italien ». Claudio Venza, « L’anarchosyndicalisme italien pendant le “Biennio Rosso” (1919-1920) ».
2. Eduardo Colombo, « La FORA. Le “finalisme” révolutionnaire ».
3. Larry Portis, « Les IWW et l’internationalisme ».
4. Marianne Enckell, « L’AIT : l’apprentissage du syndicalisme et de la politique ».
5. Rudolf de Jong, « L’AIT de Berlin. De 1922 à la Révolution espagnole ».
6. Eduardo Colombo, « Post-scriptum sur l’Espagne révolutionnaire ».
7. Daniel Colson, « La crise du syndicalisme révolutionnaire en France et l’émergence du phénomène communiste ».
8. Philippe Pelletier, « Un oublié du consensus : l’anarchosyndicalisme au Japon de 1911 à 1934 ».
9. Francisco Madrid, « Anarchisme et organisation en Espagne. Solidaridad Obrera et les origines de la CNT ».
10. Frank Mintz, « Réflexions sur la formation du concept de “communisme libertaire” dans les années 30 en Espagne ».

 

Anarchisme

Marianne Enckell

 

 Anarchisme», revue Intervalles, Bienne, Suisse. 2001. ISSN 1015-7611.

« L’image qu’on a de l’anarchiste est celle d’un grand vieux barbu ; y a-t-il aussi un stéréotype de la femme anarchiste ? », m’ont demandé des lycéennes. J’ai dit : « Voyez Emma et sa biographe Alice, voyez Louise et Claire Auzias... » Odile Brenzikofer et Eddie Rossel, qui ont mis leurs élèves à travailler sur ces questions, ont dû compléter et fignoler les textes : le résultat est séduisant. C’est un voyage chez les vieux barbus, sur les lieux de l’utopie et des réalisations en Suisse, entre violence et non-violence (avec de copieuses citations de Réfractions), joliment illustré. L’anarchisme présenté à ma voisine, à mon neveu, aux curieux ? Cette première partie est complétée par trente pages de et sur Alcide Dubois, de profession faiseur de secrets, militant de la Fédération jurassienne et du groupe anarchiste de Saint-Imier, que fait parler Maurice Born.

 

Dal Cabaret alle Barricate

La République des conseils de Bavière,

C. J

 

Dal Cabaret alle Barricate, Erich Mühsam (a cura di A. Fambrini e N. Muzzi), Milano, Elèuthera, 1999, 220 p., 24 000 lires.

La République des conseils de Bavière, suivi de la Société libérée de l’État, Erich Mühsam (traductions de Théodore Zweifel et Pierre Gallissaires), Quimperlé-Paris, La Digitale/Spartacus, 1999, 192 p., 98 F.


Erich Mühsam est une des figures les plus attachantes et les plus intéressantes du mouvement libertaire allemand du début du xxe siècle. Malheureusement, l’un et l’autre sont mal connus outre-Rhin 1. Les deux livres évoqués ici même permettent d’avoir accès à un choix important d’écrits de Mühsam en attendant – tout au moins espérons-le – que de nouvelles traductions permettent de découvrir l’intégralité de son œuvre.
Né le 6 avril 1878 à Berlin dans une famille de la bourgeoisie juive allemande, Erich Mühsam entre très tôt en conflit avec son milieu. Après avoir fréquenté le lycée de Lubeck, il s’installe à Berlin, fréquente la bohème littéraire et publie ses premiers articles dans Genossenschaft, Simplizissismus, Der liebe Augustin, etc. D’abord proche des sociaux-démocrates, il conteste leur légalisme et sympathise avec le mouvement anarchiste. En 1901, il adhère à la Neue Gemeinschaft, un groupe d’écrivains anarchistes, où il fait la connaissance de Gustav Landauer dont il sera très proche jusqu’à son assassinat à la prison de Munich-Stadelheim, le 2 mai 1919. Le recueil publié par Elèuthera propose ainsi un article que Mühsam lui consacra lors du dixième anniversaire de sa mort.
En 1904, il entreprend un voyage à travers l’Europe. Fin 1908, il s’installe à Munich où il tente de recruter des militants pour le groupe de Gustav Landauer, le Sozialistischer Bund. En butte aux calomnies des sociaux-démocrates et des libéraux pour ses fréquentations dans le lumpenproletariat de la ville, il se voit interdire leurs publications. De 1911 à 1914, il n’écrit plus que dans Kain. Zeitschrift für Menschlichkeit, une revue qu’il publie et rédige quasiment seul.
En août 1914, il cède brièvement au délire nationaliste, mais, dès 1916, il s’engage résolument dans la lutte contre la guerre. En 1918, il participe à la grève de janvier, puis à la révolution de novembre à Munich. Coopté au Conseil ouvrier révolutionnaire de la ville, il appartient au gouvernement de la République des conseils de Bavière aux côtés de Gustav Landauer et Ernst Toller. Après son arrestation, le 13 avril 1919, il est condamné à quinze ans de forteresse où il subit de mauvais traitements. Libéré à la faveur de l’amnistie du 21 décembre 1924, il s’installe à Berlin et milite à l’Union anarchiste, une scission de la Föderation Kommunistischer Anarchisten Deutschland. Parallèlement, il participe quelque temps à la campagne de la section allemande du Secours rouge international pour obtenir la libération des milliers de militants emprisonnés à la suite de la révolution de novembre 1919. Ce compagnonnage avec une organisation du Komintern lui vaut de nombreuses critiques dans les milieux anarchistes. Cependant, par l’intermédiaire de Rudolf Rocker, il adhère à l’organisation anarcho-syndicaliste, la Freie Arbeiterunion Deutschlands (FAUD) et prend ses distances avec un mouvement communiste en voie de rapide stalinisation. De 1926 à 1931, il fait paraître la revue Fanal où il traite de l’actualité, mais aussi de théorie, d’art ou de littérature.
Inquiet de la montée en puissance du national-socialisme et des divisions ouvrières, il préconise en vain un front commun des antifascistes. Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, il reste en Allemagne et est arrêté durant la nuit du 27 au 28 février 1933, lors de l’incendie du Reichstag. Interné au camp de concentration d’Oranienburg, il y subit tortures et humiliations avant d’être « suicidé » par ses geôliers, le 10 juillet 1934.
Le premier ouvrage est un recueil de textes littéraires et politiques de Mühsam publié par la maison d’édition libertaire italienne Elèuthera dont la qualité du travail est illustrée par un catalogue qui compte aussi bien Murray Bookchin que Noam Chomsky, Marc Augé que René Dumont, Henri Laborit que René Lourau, sans parler de Enrico Baj, Albert Camus, Léo Ferré, Ursula Le Guin, Kurt Vonnegut et des « classiques » du mouvement anarchiste comme Michel Bakounine ou Pierre Kropotkine.
Le recueil est composé d’extraits de son journal qui, à lui seul, mériterait une traduction intégrale, le reste étant un florilège de poèmes et d’articles qui donne un aperçu des centres d’intérêt de Mühsam, depuis la bohème littéraire d’avant 1914 jusqu’à l’idée de révolution et sa tentative de réalisation lors de la République des conseils.
C’est cet événement sur lequel il témoigne à la première personne, en 1920, dans une brochure écrite à chaud qu’il destine à Lénine sans cacher ses divergences de vues avec la tactique de division des forces révolutionnaires adoptée par les communistes allemands. Elle est suivie par une autre brochure, la Société libérée de l’État (1932), dans laquelle il se propose « d’esquisser les principaux traits du système de pensée anarchiste ». Il présente une définition de son anarchisme communiste basé sur le fédéralisme et opposé à l’État, à tous les systèmes autoritaires et à l’oppression économique aussi bien que morale. Le chemin pour y parvenir ne peut être que le plus proche possible d’une ligne droite dans la mesure où il ne faut pas que « le but puisse être une seule fois perdu de vue ». Concernant l’organisation anarchiste, elle doit présenter « en raccourci l’image de l’organisation libertaire de la société à laquelle elle aspire » ; ses méthodes de combat devant concorder avec l’autodétermination et la spontanéité de chacun et promouvoir « l’intervention immédiate » en privilégiant les « formes économiques du combat politique ».
Pour lui, « un anarchiste n’est pas quelqu’un qui colle les timbres d’un groupuscule anarchiste, mais celui pour lequel l’unité de la personne et de la société, la conscience sociale de la responsabilité personnelle, de l’égalité des droits, de l’obligation volontaire réciproque, l’horreur du pouvoir, du capitalisme, de l’État et de l’autorité sont devenues les idées directrices et les règles de comportement ».
C. J
.

1. Signalons néanmoins la récente brochure collective sur la Résistance anarchosyndicaliste allemande au nazisme (Co-édition Alternative libertaire-éditions du Monde libertaire, 66 p., 30 F).

La Politique étrangère des États-Unis depuis 1945

C. J.

La Politique étrangère des États-Unis depuis 1945. De la guerre mondiale à la mondialisation, Michel Allner et Larry Portis, Paris, Ellipses, 2000, 160 p.

Alors que la « mondialisation » est au centre de tous les débats et entraîne de profonds changements dans les rapports économiques entre les États, la politique étrangère des États-Unis est, comme le soulignent les auteurs, « un sujet qui nous concerne tous ».
En effet, seule une connaissance de l’intégration économique et politique qu’elle impose permet de comprendre les mobiles et les objectifs des États-Unis. Le moyen le plus simple et le plus sûr de les discerner passe par un examen de l’évolution de la politique étrangère de ce pays depuis 1945.
Les auteurs commencent par examiner les fondements de la politique étrangère américaine et le nouvel ordre mondial issu de la Seconde Guerre mondiale. De nouvelles institutions internationales structurent l’économie (création du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale), tandis que sont appliquées les modalités stratégiques du plan Marshall pour la reconstruction des économies européennes dévastées par la guerre et la crise économique des années 30. La doctrine Truman, répondant au pragmatisme cynique de Staline en Grèce, lançait les États-Unis dans « une politique constante d’ingérence dans les affaires d’autres États souverains » 1.
Une fois le cadre posé, les auteurs suivent l’évolution de la politique étrangère des États-Unis de la guerre froide à nos jours, notamment lors de la guerre du Vietnam et de la réorientation qui en découle jusqu’au retour du rôle de gendarme de l’ère Reagan et l’hégémonie mondiale qui suit l’implosion de l’URSS. Une large place est faite au rôle des médias nord-américains comme acteurs de premier plan sur la scène internationale et la gestion politique et militaire de l’information qu’elle entraîne.
Connaître l’évolution de la politique étrangère des États-Unis sur la longue période permet également d’éclairer les débats actuels entre ceux qui pensent que l’on s’achemine vers un Empire transnational du capitalisme et ceux qui continuent à réfléchir en termes de conflits inter-impérialistes.
C. J.

1. Lire Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Marseille, Agone, coll. Contre-Feux, 2001.

L’anarchisme a-t-il un avenir ?

Marianne Enckell

L’anarchisme a-t-il un avenir ? Colloque international, Toulouse, 1999, textes réunis par Renaud de Bellefon, David Michels, Mimmo Pucciarelli, Lyon, Atelier de création libertaire, 2001.

Ce gros volume réunit toutes les « histoires d’hommes, de femmes et de leurs imaginaires » présentées lors d’un colloque organisé par l’ACL et des centres universitaires de Grenoble et de Toulouse. Si une douzaine d’intervenants n’abordent pas vraiment le sujet, proposant des articles monographiques ou faisant le point sur l’anarchisme né des Lumières, les deux autres douzaines abordent souvent des sujets plus originaux. Certains et certaines se sont demandé ce qu’on trouve d’anarchiste dans le mouvement des chômeurs, dans Act Up, au Canard enchaîné, à Christiania ou sur Internet – ou encore chez les anarchistes eux-mêmes ; d’autres, ce qui fait courir les militants, quelles sont les organisations et les pratiques libertaires qui ont un avenir, quelle utopie vécue proposent des communautés comme la Comunidad del Sur, Christiania, les TAZ ou bolo’bolo, si l’on peut rêver l’anarchisme... Plusieurs font l’éloge de l’éternelle jeunesse de l’anarchie, de ses possibilités, de ses contradictions, de la sensibilité libertaire et de l’anarchisme diffus. Mais nous reviendrons sur cet ouvrage, paru très récemment.
Marianne Enckell

Les Anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917

C. J.

Les Anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, Alexandre Skirda, Paris, Éditions de Paris-Max Chaleil, 2000, 350 p., 125 F.

Biographe de Nestor Makhno, l’auteur poursuit dans ce livre sa tentative d’explication historique pour comprendre comment les caractéristiques essentiellement libertaires de la révolution de 1917 ont pu aboutir aussi rapidement à un nouveau régime d’exploitation et d’oppression d’un niveau rarement atteint dans l’histoire.
Il le fait en deux temps : d’abord il donne une longue étude des institutions démocratiques et égalitaires de la Russie ancienne, le vétché, une sorte de diète qui était le principal organe de la puissance politique de la cité, et la commune rurale, le mir, dont Marx dans une lettre célèbre à Véra Zassoulitch disait qu’elle pouvait « devenir le point de départ d’une révolution communiste ». L’auteur montre en quoi les anarchistes russes sont les continuateurs de cette tradition qui s’incarne à partir de 1905 dans les conseils (soviets) et qui se heurte, au moment de la révolution, aux tenants de l’état-parti, instrument d’une nouvelle classe dont la mission sera de mener à bien une accumulation accélérée et pharaonique du capital.
Cette étude est suivie d’un passionnant recueil de textes anarchistes des années 20 sur le rôle des anarchistes, le système des soviets, l’insurrection de Kronstadt et la répression de l’anarchisme.
C. J.