Une liberté 

Alain Thévenet

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Les anarchistes, ardents défenseurs de la liberté, au point de se désigner parfois comme libertaires, sont en même temps absolument convaincus du déterminisme ou des lois de la nécessité, comme on les appelait jadis. 1 Une contradiction ? Peut-être, mais les contradictions ne sont pas pour nous déplaire, dès lors qu’elles font partie de la vie.
Tout dépend d’ailleurs de ce qu’on met sous ce concept de liberté. Le mot a tellement d’attraits ! La meilleure preuve en est qu’il est employé à tout bout de champ, pour vanter les « produits libres », ou la possibilité qui nous est donnée de nous procurer « librement » tout un tas d’objets dont nous n’avons nul besoin. Ou la liberté de voter pour des candidats dont les programmes sont interchangeables, qui n’ont d’ailleurs eux-mêmes qu’une liberté d’action des plus limitée, soumis qu’ils sont à des « lois du marché » qu’on prétend incontournables.
La liberté à laquelle nous pensons n’a rien à voir avec celle qui orne panneaux publicitaires ou électoraux, encore que, êtres humains comme les autres, les anarchistes puissent aussi être attirés par eux.
Cette liberté, ce ne peut être non plus celle de faire « n’importe quoi ». D’abord parce que « faire n’importe quoi », ça ne veut rien dire. On ne fait jamais n’importe quoi, et même si on se refuse à y réfléchir, ou si on est dans l’incapacité de le faire pour une raison quelconque, par exemple parce qu’on est saoul, nos actions ne viennent jamais de nulle part. On pourrait dire, à la rigueur, qu’elles viennent de nos désirs ou de nos envies. Mais là non plus, ça ne veut rien dire, puisque désirs et envies, à leur tour, ne viennent pas de rien, mais sont déterminées par ce qui nous environne, par notre passé et ce que nous supposons qu’il lui a manqué, ou par un futur imaginé. Nous n’avons pas les mêmes envies que celles que nous aurions eues il y a un siècle. Nous n’avons peut-être même pas toujours les mêmes envies, selon que nous nous trouvons, par exemple, au sein d’un groupe anarchiste, ou en train des faire les courses dans une galerie marchande. Ce que nous avons vécu jusqu’à présent, depuis notre naissance, voire avant, nous a procuré une palette à l’intérieur de laquelle doivent s’inscrire nos désirs. Peut-être avons-nous envie « d’aller voir ailleurs », mais cet ailleurs lui-même n’est rien d’autre qu’un ici pour d’autres... Nos désirs peuvent être aussi tournés vers un futur personnel ou collectif. Ce futur, nous ne pouvons l’envisager qu’à partir de notre présent qui intègre évidemment, par le biais de nos souvenirs personnels ou collectifs, notre passé et celui de tous ceux qui nous ont précédés.
Une seule hypothèse permettrait de croire en ce type de liberté, ce serait celle de l’existence d’un Dieu créateur et tout-puissant qui nous aurait fait le don de cette liberté, afin que nous puissions choisir entre le bien et le mal. Mais même dans ce cas, assez hypothétique, on peut se demander ce que c’est que cette liberté, qui n’est pas libre, puisqu’elle nous est imposée...
Il faut aussi, pour imaginer ce libre arbitre, faire l’hypothèse d’un sujet souverain, constitué d’une seule pièce, d’un socle identique de la naissance à la mort. Un sujet ainsi constitué serait constitutionnellement libre et du même coup tout-puissant. C’est sur l’hypothèse d’un tel sujet que sont fondées les théories libérales et en particulier les théories libertariennes. C’est ainsi que Nozick (in Anarchie, État et Utopie) affirme la primauté de l’individu isolé et de ses droits inaliénables, qui se traduisent essentiellement par des droits à posséder. Pour éviter que ces droits multiples et isolés s’opposent les uns aux autres et qu’on retrouve ainsi « la lutte de tous contre tous » que craignait Hobbes, il en vient d’ailleurs logiquement à préconiser un « État minimal » dont la fonction est de régulariser un peu tout ça.
Cette conception n’a évidemment rien à voir avec une conception anarchiste de la liberté. Même Stirner, lorsqu’il affirme : « Tu as le droit d’être ce que tu as la force d’être » ne comprend pas du tout le concept de force dans la même acception. La force dont il parle ne pousse pas à posséder mais à être, et à être le plus profondément possible à partir des pulsions libératrices qui viennent de l’intérieur de l’individu, pulsions qu’il s’est habitué à contraindre volontairement en intériorisant les commandements des Églises, des États, etc. Cette force, alors, pourrait bien être de même nature que la « puissance d’agir » dont parle Spinoza.
Mais, aussi indéniable que la certitude du déterminisme, est indéniable la certitude d’une liberté intérieure qui nous saisit parfois. Sentiments de liberté et de plénitude qui résultent d’un accord interne, mais aussi d’un accord profond que nous ressentons, dans le moment, avec ce qui nous environne. Illusion peut-être, écrit Godwin, mais en tout cas illusion nécessaire. Et nécessaire non seulement en ce qu’elle seule peut donner un sens à notre vie, mais aussi parce que cette « nécessité »-là fait partie des lois générales de la nature qui sont lois nécessaires. Nous pouvons la ressentir par une sensation profonde de bien-être, d’accord, avec la nature dans laquelle nous sommes. Ou aussi bien (certains diraient mieux) avec la foule dans laquelle nous sommes et dont nous partageons l’émotion, la colère, la révolte, la joie ou l’enthousiasme. Donc, liberté, en ce sens équivaut à accord. Un accord qui peut certes être limité à l’instant, mais un instant qui prend plus d’importance que ceux, monotones, qui l’ont précédé et ceux qui le suivront peut-être. Un accord intérieur, donc, le sentiment, ou l’« affect », dirait Spinoza repris par Deleuze, d’être enfin bien, peut-être complet, ou plutôt en voie de complétude. Par comparaison, bien sûr, avec d’autres états antérieurs désagréables.
Qu’est-ce qui peut s’opposer à cette plénitude, à cette passion de « joie », pour reprendre encore un terme de Spinoza ? D’abord, bien sûr, la certitude de la mort qui surviendra un jour et qui, évidemment s’opposera alors à notre « puissance d’agir », de manière apparemment définitive. Apparemment
seulement, puisque nos actions, nos pensées, continueront leur chemin indépendamment de la source que nous leur auront fournie. Autre contrainte, celle contre laquelle les anarchistes luttent le plus évidemment, celle des institutions politiques et sociales. Parce qu’elles visent à la permanence, à l’immobilité et s’opposent ainsi à la vie et à son courant incessant. Parce que, également, elles s’opposent à la liberté que le déterminisme nous offre en nous mettant en présence de situations que nous n’avions pas rencontrées jusque-là. Parce qu’en ne permettant les rencontres avec les autres humains que sous une forme codée, elles nous empêchent de comprendre la pleine richesse de ces rencontres, susceptibles de nous mettre en présence de virtualités que nous possédons, mais que nous ne soupçonnions pas, parce que l’occasion ne nous avait pas été offerte de les découvrir. Peut-être qu’en ce sens la liberté revient, selon
la formule de Deleuze commentant Spinoza, à « fuir au maximum la rencontre avec les rapports qui ne me conviennent pas, et composer au maximum avec les rapports qui me conviennent ». 2 Parmi ces « rapports » qui peuvent me convenir, les rapports que nous pouvons entretenir avec les autres êtres humains sont évidemment privilégiés. Encore faut-il que les barrières artificielles qui nous séparent soient, le plus possible, assouplies. C’est en ce sens que les institutions jouent un rôle négatif. Et non seulement les institutions, mais surtout ce qu’elles sous-tendent, c’est-à-dire les hiérarchies de pouvoir, qui font que notre puissance personnelle, qui pourrait s’allier à celle des autres pour nous enrichir et les enrichir de notre richesse et de la leur, se retrouve brimée. Les inégalités de richesse aussi, insupportables, qui contraignent la majorité de nos « compagnons en humanité » à la misère, misère souvent mortelle et qui, en tout cas, réduit ceux qui en sont les victimes à gaspiller leur énergie dans la recherche incessante et souvent infructueuse de ce qui est nécessaire à la survie, aux dépens de ce qui fait la « puissance d’agir ».
À dire vrai, les choses seraient relativement simples si ces contraintes nous venaient seulement d’ailleurs. Ce qui rend les choses plus difficiles, c’est qu’elles sont intériorisées. La hiérarchie, la richesse, sont des valeurs qui s’imposent à nous aussi parce que nous les acceptons et que nous les avons intégrées, malgré nous, à notre structure interne. Par exemple, les groupes anarchistes ne sont pas exempts des luttes de pouvoir qui reproduisent celles de la société dominante. C’est ce que Foucault appelle la « gouvernementalité », qui dispense bien souvent le gouvernement de faire œuvre de police et de montrer son pouvoir, puisqu’il est en nous.
La liberté n’est pas un concept abstrait, mais elle se rencontre d’abord à travers ce qui s’oppose à elle. Il en est de même d’ailleurs pour la justice. On a d’abord une idée de la justice à travers l’injustice concrète que l’on rencontre. Du reste, liberté et justice sont indissolublement liées. Il n’est pas de liberté, au sens où nous l’avons définie plus haut, sans justice, et il n’est pas de justice sans liberté.
C’est en ce sens que Bakounine peut s’opposer à Rousseau lorsque celui-ci affirme que « ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui ». Cette liberté-ci, en effet serait une liberté restrictive, fondée uniquement sur la possession et l’exploitation. C’est la liberté des « libéraux ». Mais s’enrichir à tout prix a-t-il jamais accru la « puissance d’agir » de quiconque ?
À cela, Bakounine oppose que, loin d’être limitée par celle d’autrui, ma liberté s’en augmente au contraire à l’infini. Et il ajoute que je ne serai jamais complètement libre tant qu’un seul être humain sur terre ne le sera pas totalement.
Ce qui, évidemment, repousse cette échéance à l’infini. La liberté n’est peut-être pas un objet qui serait là, à notre portée, qu’il suffirait de saisir pour en jouir. Elle est toute proche, cependant, nous le savons puisque nous en avons parfois senti la brise. Alors peut-être là, devant nous, mais toujours hors de portée, parce que lors même que nous nous saisirions de ce qui nous semblait la recouvrir, nous nous rendrons compte que ce ne sera qu’une parcelle. Ce qui nous poussera, précisément, à lutter pour être toujours plus libres...

Alain Thévenet

1. Pas tous... Alain Perrinjaquet, dans un courrier interne à Réfractions, plaide pour le libre arbitre sans lequel, il n’est pas de « responsabilité morale », ni donc de responsabilité dans les choix politiques et sociaux. À l’inverse, dans le même cadre, François Sébastianoff récuse toute idée de liberté dont il pense qu’elle relève de « l’arbitraire métaphysique » et plaide pour un déterminisme absolu, la seule impression de liberté étant due aux choix faits dont on ne connaît pas tous les déterminismes.
2. Cours du 20 janvier 1981 sur Internet (www.imaginet.fr/deleuze).