Quel usage du droit face aux luttes
sociales ?
Propos d’Alain Gil recueillis par J.-J. Gandini
Question : Quelles sont les circonstances qui t’ont amené à
travailler en usine, et qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser au syndicalisme,
la CFDT au départ, avec les responsabilités qui ont alors été les tiennes ?
Comment ça fonctionnait : tes heures de délégation, est-ce que tu étais payé
pour ces heures et pourquoi n’as-tu pas voulu devenir un permanent ? En outre,
au-delà de ton déménagement pour raison personnelle de Grenoble à Martigues, en
1991, cette année semble avoir été pour toi une année charnière. Tu as pris du
recul par rapport à la CFDT et tu as décidé, après un temps de réflexion,
d’adhérer à la CNT et de créer une section sur ton lieu de travail. Dans ces
conditions quelle est ta conception de l’anarchosyndicalisme ?
Réponse : J’ai été étudiant en maths-physique jusqu’en 1972, date à laquelle
j’ai abandonné mes études. J’ai travaillé en intérim de 1972 à 1975 : en intérim
car je ne voulais travailler qu’un minimum pour conserver un maximum de temps
libre. J’ai commencé à militer dans le mouvement libertaire en 1972 sur
Grenoble, ainsi que dans le mouvement antimilitariste. En 1974, je suis devenu
objecteur de conscience insoumis. Fin 1975, j’ai effectué une mission d’intérim
dans une entreprise de chimie, Péchiney-Ugine-Kuhlman, pour travailler en
fabrication en 3 x 8. Comme je m’entendais bien avec les gens avec lesquels je
travaillais, j’ai donné mon accord. À partir de là, je savais qu’une fois que je
travaillerais « normalement » dans une boîte, je militerais syndicalement.
À l’époque, pour moi, la seule possibilité qui se présentait, c’était la CFDT
puisqu’il était hors de Question d’aller dans une organisation comme la CGT et
ne parlons pas de FO ou autres... La CNT, alors, ce n’était que des petits
groupes disséminés qui, en outre, étaient plus des groupes anarchistes
spécifiques que réellement des groupes syndicaux. La CFDT, par contre,
représentait un certain nombre d’intérêts car ça a été sa période la plus
intéressante tant en ce qui concerne ses orientations (socialisme
autogestionnaire, mise en cause de la nature du travail et du « progrès »,
Question de l’utilité sociale de la production, etc.) que les gens qui y
adhéraient localement.
J’ai donc adhéré et j’ai eu tout de suite un mandat syndical, tout en ayant
d’entrée affiché mes opinions, à savoir que je me définissais comme
anarchosyndicaliste. J’avais également aussitôt fait part des limites que je
trouvais aux orientations de la CFDT (dans ses conceptions autogestionnaires et
ses références historiques, Yougoslavie et Algérie, méconnaissant totalement
l’expérience espagnole de 1936 à 1939).
Par la suite, avec les problèmes d’exclusion rencontrés par la section CFDT du
centre de tri PTT de Lyon-Perrache, dont je connaissais plusieurs militants car
c’étaient des copains libertaires, les jeunes de la section de l’usine ont exigé
des explications, protesté, entraînant des remous au sein du syndicat. De sorte
que le représentant de notre section syndicale au conseil du syndicat (le
syndicat regroupait une quinzaine de sections d’entreprise) a démissionné.
C’est moi qui ai été élu par l’AG des adhérents pour le remplacer.
Au syndicat, il y avait énormément de débats, beaucoup d’actions sur le plan
local avec des boîtes comme Allibert, où sévissait une très forte répression
syndicale. Je suis devenu secrétaire du syndicat en 1983 et, parallèlement, j’ai
été élu au bureau et à la commission exécutive de l’union départementale de
l’Isère de 1983 à 1989. Depuis 1982, je participais aussi au comité régional
chimie de Rhône-Alpes, la plus grosse union chimie de la CFDT, regroupant treize
syndicats. Ces fonctions syndicales me permettaient d’avoir beaucoup
d’informations et d’éléments d’appréciation pour suivre l’évolution de la CFDT.
Les militants, les adhérents ont vite saisi quelles seraient les évolutions
futures de la CFDT : abandon de tout projet de transformation sociale,
accommodements avec le patronat dont on chercherait à devenir « l’interlocuteur
», etc. D’ailleurs les textes qu’a écrit le syndicat et ses interventions dans
les divers congrès montrent la justesse des analyses.
Nos désaccords avec la direction confédérale devenaient croissants, mais au
niveau de notre syndicat de la Chimie cela se passait bien. J’étais le seul à me
réclamer de l’anarchosyndicalisme, mais l’activité menée dans beaucoup de
sections se rapprochait en pratique du syndicalisme révolutionnaire :
sensibilité des gens, mandat impératif, etc. Pour l’illustrer, en ce qui
concerne les congrès auxquels participait le syndicat : les copains qui
intervenaient le faisaient sur la base de textes discutés et approuvés en
conseil syndical regroupant toutes les sections. Sur Chimie-Rhônes-Alpes aussi
cela se passait bien ; on a été de tout temps considéré comme une structure
oppositionnelle mais, comme on avait un gros poids numérique (on représentait 20
% des effectifs de la fédération Chimie CFDT), on pouvait difficilement nous
faire passer pour un groupuscule « extérieur ». De 1988 à fin 1989 sur
Chimie-Rhône-Alpes on a publié une revue d’une certaine tenue les Cahiers
Reconstruire (six numéros d’une trentaine de pages). Cette revue abordait non
seulement les problèmes internes de la CFDT mais dans sa charte constitutive
avançait la nécessité de reconstruire le syndicalisme :
« Le titre même de ces Cahiers est à cet égard une référence historique et
définit bien les perspectives qui sont celles des rédacteurs de cette revue :
reconstruire un syndicalisme démocratique, porteur des aspirations collectives
des travailleurs et d’un projet pour l’entreprise et la société de l’an 2000. »
Question : Peux-tu préciser l’ensemble des mandats que tu exerçais, le temps que
cela te prenait et si, en contrepartie, tu avais des heures de récupération ou
si tu étais payé ? Combien de temps ça a duré ? Et en ce qui concerne cette
charte et cette revue Reconstruire, comment s’est faite la rupture avec la CFDT,
bref ce qui t’a amené à franchir le pas ?
Réponse : J’avais un mandat de délégué syndical, soit 20 heures de délégation
par mois, et je pouvais bénéficier de quelques heures de plus parce que depuis
la loi de démocratisation du secteur public de 1982, votée lors des
nationalisations, un nouveau droit syndical s’appliquait dans le groupe
Péchiney, à savoir un certain volume d’heures de délégations n’étaient plus
liées au mandat d’une personne mais pouvaient être réparties par la section
syndicale sur les adhérents qu’elle voulait, et qui pouvaient ainsi en
bénéficier pour faire une tâche donnée à un moment donné. Pour ma part, j’étais
en gros présent les 2/3 de mon temps de travail. Étant posté, c’est-à-dire
faisant les 3 x 8, un grand nombre d’heures de délégation se trouvaient en
dehors de mon temps de travail – donc là je n’étais pas payé –, mais je les
récupérais, du moins en partie ; mais je ne récupérais pas tout pour justement
garder une présence suffisante dans la boîte, c’est-à-dire les 2/3 de mon temps
de travail normal. Je n’ai jamais été permanent. On me l’a proposé plusieurs
fois et je l’ai systématiquement refusé.
La rupture avec la CFDT s’est faite après le congrès confédéral de 1988, celui
des « moutons noirs », qui a vu l’exclusion des unions régionales
d’Ile-de-France des PTT et de la Santé, ce qui a amené la création de Sud-PTT
d’un côté et du CRC Santé (Coordonner, Rassembler, Construire), d’autre part.
Au niveau de la Chimie de Rhône-Alpes, les pressions s’accentuaient, d’autant
que des échanges et des rencontres avaient lieu avec d’autres structures locales
: transports, banques, des unions départementales, etc.
Mais, au-delà, il me semblait que bien des copains engagés dans cette voie ne
mesuraient pas (ou ne pouvaient pas assumer) l’ampleur de la rupture nécessaire
: sur le plan pratique des luttes, sur les plans organisationnel et politique.
Tout ça m’a amené à quitter la CFDT en 1990. Fin 1991, je suis arrivé sur
l’usine de Fos, muté à ma demande et, là, connaissant certains copains de la
section syndicale CFDT, ils m’ont aussitôt proposé de reprendre un mandat, et
comme ils étaient intéressants, je me suis dit : essayons. J’ai donc repris un
mandat de délégué syndical CFDT début 92 en posant très clairement mes
conditions : mon désaccord à peu près total avec la CFDT sur le plan national et
l’importance de certaines questions à discuter : la place du travail, la
déconnexion entre celui-ci et la production de richesses, tous les débats
ouverts par des gens comme André Gorz, Jacques Robin, le courant de l’économie
distributive et d’autres. Et toutes les conséquences que cela doit avoir dans la
conception même de la réduction du temps de travail, dans le financement de la
protection sociale et des retraites. Les copains ont été d’accord. Il s’est
ensuite trouvé que j’ai été amené à participer au congrès du syndicat
Pétrochimie de la région Étang de Berre, et j’ai proposé à la section de la
représenter au conseil syndical ; et, de fil en aiguille, au bout de deux ans,
je suis devenu secrétaire du syndicat.
Je travaille dans un gros atelier fabriquant du chlorure de vinyle
(intermédiaire pour la fabrication du PVC). C’est le seul atelier où la CFDT
était majoritaire, la CGT l’étant d’une façon globale sur l’usine.
Avec ce qui s’est passé fin 1995, plan Juppé sur la Sécurité sociale, remise en
cause des régimes de retraites, il y a eu des dissensions au sein de la section
et, début 96, sur cet atelier, la plupart des adhérents ont démissionné, les
militants aussi, et moi-même un peu plus tardivement car je devais passer le
relais au niveau des mes responsabilités puisque j’étais secrétaire du syndicat,
c’est-à-dire en octobre 96. Par contre, ceux qui partaient souhaitaient
continuer à faire quelque chose. On en a discuté, plusieurs options étaient
ouvertes, sachant que, sur notre petit noyau, nous n’étions que deux à connaître
la CNT. Pour moi, elle était devenue maintenant crédible : véritable activité
syndicale, en développement dans le secteur public (Poste, éducation, santé)
mais aussi dans le privé, et l’option m’est apparue possible. On a fait le tour
des différentes options et, finalement, un petit noyau s’est décidé pour un
syndicat CNT. Pour la petite histoire, ce sont les copains qui n’étaient pas
spécifiquement anarcho-syndicalistes qui se sont montrés les plus rigoureux au
niveau des statuts, notamment sur le problème de l’indépendance.
Question : À propos des statuts justement, pourquoi ce besoin de reconnaissance
juridique, alors que le simple fonctionnement affinitaire pouvait être envisagé,
et dans le cadre de ces statuts, quel mode de fonctionnement a été mis en place,
et puis comment s’affirmer anarchosyndicaliste dans la France actuelle ?
Réponse : La rédaction des statuts a suscité beaucoup de discussions sur
plusieurs plans. On est parti de statuts types mais on a nous-mêmes défini le
mode de fonctionnement et ce que les gens qui s’étaient regroupés ensemble
souhaitaient faire : indépendance du syndicat par rapport à toutes les pensées
et partis politiques, mode de fonctionnement avec décisions prises par l’AG et
rotation des tâches, adhésion : pas simplement prendre une carte mais participer
; pas consommateur mais acteur, en fonction des disponibilités de chacun, bien
sûr, donc pas d’adhésion passive, ce qui implique que toute adhésion est soumise
à l’AG. Il s’agissait d’avoir une cohérence de comportement avec l’objet du
syndicat.
L’adhésion au niveau national n’a pas posé de problème puisque j’étais connu.
Elle a même été vue d’un bon œil car c’était la première fois qu’une section se
créait dans une grosse entreprise, dans ce secteur de la chimie. Ce qui fait,
entre autres, l’originalité de la CNT, c’est que c’est le syndicat local qui
définit ses modes d’intervention, son travail, pas le national ni la
confédération.
Question : Donc les gens qui ont créé avec toi la CNT étaient intéressés par la
réflexion sur « quelle société ? » et non pas seulement par les conditions de
travail ou le temps de travail ?
Réponse : Ce qui m’a agréablement surpris, c’est que les copains ont
immédiatement embrayé sur des idées, des notions qui n’apparaissent pas dans le
syndicalisme tel qu’on le côtoie habituellement. Dans le cadre des discussions
préparatoires à la rédaction des statuts, ont été évoqués non seulement la
nature des salaires mais aussi la
hiérarchisation, les classifications, le contenu des postes de travail,
c’est-à-dire qu’a été remise en cause la division du travail telle qu’elle
existe : ouvriers postés/maîtrise/encadrement, pour déboucher sur cette notion :
à partir du moment où quelqu’un effectue un travail, quelle que soit sa
fonction, salaire identique pour tous. Et ce qui m’a étonné c’est que cela a été
accepté pour ainsi dire spontanément.
Ont été également abordés : l’utilité de la production, pourquoi faire tel
produit et pas tel autre, etc. Les gens se sont ainsi rendu compte que
l’anarchosyndicalisme ne remettait pas seulement en cause le patronat et
l’exploitation économique, mais avait toute une critique par rapport au mode de
construction de la société, son fonctionnement, ses structures hiérarchiques,
etc. et se donnait pour objectif en fait un bouleversement complet de cette
société par le biais d’une gestion directe par les gens concernés à leur niveau
dans un cadre général fédéraliste.
Cela n’est pas apparu comme « tirer des plans sur la comète » ; les gens étaient
convaincus qu’il convenait d’avoir une action en cohérence avec les finalités
que je viens de développer. Concrètement, nous avons rédigé un tract sur les
salaires, avec à terme le salaire identique pour tous et, dans cette
perspective, nous avons posé comme revendication de présenter la revalorisation
des salaires de manière anti-hiérarchique, c’est-à-dire que plus un salaire est
bas, plus il est valorisé.
C’est long à mettre en place car il y a tout un travail de sensibilisation, et
on a voulu que ce soit très bien étayé sur le plan de la logique du
raisonnement. On a donc pris une année type comme référence : on a reconstitué
les différentes tranches de salaires appliquées le plus finement possible et on
a dit : voilà le bilan de ce qui pourrait être fait en matière d’augmentation
anti-hiérarchique des salaires.
Question : Que représente la CNT actuellement dans ton usine et quelle est son
influence ? A-t-elle d’autres contacts locaux ou bien êtes-vous seulement en
contact avec le national ? D’autre part, en quoi le droit peut-il être une arme,
ou bien privilégiez-vous d’autres moyens de lutte ?
Réponse : Une fois les statuts déposés, le syndicat a été enregistré
officiellement en préfecture. On a ensuite distribué
un tract expliquant le sens de notre démarche et pourquoi on créait un syndicat
CNT, accompagné d’un « 4 pages » très bien fait, rédigé par la CNT au niveau
national et donnant les grandes lignes de son orientation. La distribution a eu
lieu le 21 avril 1997. Le tract a été très bien perçu, notamment la critique du
syndicalisme classique, en ce qui concerne la délégation, etc. Et, un mois
après, un cahier de revendications a été déposé sur notre atelier – lequel est
la raison d’être de l’usine –, cahier conjoint CGT-CFDT-CNT, et toutes les
équipes ont été consultées, précisant en retour jusqu’à quel point elles étaient
prêtes à s’engager en termes de lutte. Chaque équipe a désigné un délégué,
lesquels ont fait une synthèse en retour aux équipes pour information finale et
confirmation que tout le monde était bien OK. Au lieu de se contenter, comme la
pratique habituelle de la CGT, d’un courrier-navette au patron avec Réponse
selon la même procédure, nous, CNT, avons insisté pour en parler directement à
la direction. Nous avons donc demandé une réunion de négociations sur ces points
qui portaient sur des embauches, sur l’égalité des salaires et contre
l’individualisation, sur une augmentation salariale.
Mais comme il n’était pas Question pour la direction de recevoir la CNT, la
procédure a été la suivante : au nom de la direction, le chef de service a reçu
une « délégation du personnel », ce qui permettait qu’il y ait qui on voulait :
syndicats classiques, CNT, non-syndiqués, afin de ne pas cautionner la CNT.
La discussion ayant tourné court, notamment à cause du confusionnisme de la CGT,
un préavis de grève a été déposé. Et une grève de cinq semaines s’est ensuivie,
menée de bout en bout par l’Assemblée générale du personnel. Pour la première
fois, c’est bien l’AG qui décidait. En effet, il n’y avait pas seulement les
délégués qui venaient rendre compte et les gens qui disaient « oui » ou « non »,
mais à chaque fois c’est l’AG qui décidait si on allait ou non rencontrer la
direction, sur quelles bases, qui y allaient, et qu’est-ce qu’on faisait, à
savoir comment donner à ce conflit le maximum d’écho ? Une première car,
jusque-là, la CGT conservait aux conflits un caractère interne alors qu’il
s’agissait que celui-là sorte à l’extérieur. Comme on se doutait qu’il allait
durer longtemps, nous avions gambergé sur les moyens d’obtenir de l’argent afin
de pouvoir tenir le maximum de temps. Nous avons aussi tenu à ce que chaque
proposition, même si elle pouvait être assimilée à une « connerie », soit
discutée et tranchée afin que rien ne reste dans l’impasse, et nous sommes
intervenus pour le respect strict de ce qui avait été décidé en AG, avec
distribution de tracts explicatifs sur les autres sites de l’usine, dans les
usines autour de l’étang de Berre avec lesquelles nous travaillions en
partenariat (échange de matières premières) et à la population. La direction
refusait toujours, bien sûr, de recevoir la CNT.
Question : À ce propos, lorsque la CNT s’est créée sur l’usine, en avez-vous
avisé la direction, du moins sur le plan formel ?
Réponse : On a fait une distribution sur l’usine, de sorte que la direction en
a été avisée indirectement, mais pour nous il était hors de Question de
l’informer particulièrement puisqu’elle a des « sbires » chargés de lui ramasser
les tracts, même les plus anodins qui circulent. Il faut également signaler que,
sur notre atelier, la CGT a bien perçu notre création, allant même jusqu’à dire
que le conflit en cours pourrait nous aider à obtenir la représentativité. Par
contre, cela n’a pas été le cas de la CFDT, d’autant que parmi les fondateurs de
la CNT il y avait deux anciens délégués syndicaux de la CFDT !
Aussi, quand il y a eu des négociations dans le cadre du conflit que je viens
d’évoquer, on a imposé, puisque la direction ne voulait pas qu’il y ait la CNT
et qu’il n’était pas Question qu’il n’y ait que la CGT et la CFDT, qu’il y ait
un représentant de chaque équipe désigné par les équipes elles-mêmes, et ça
changeait à chaque fois. La première semaine, ça a marché comme ça, de sorte que
la CNT était en pratique présente. Le dimanche suivant, en tant que CNT, on a
distribué un tract au marché de Martigues pour populariser le conflit, puisqu’on
prévoyait des collectes, et expliquer la façon dont le conflit était mené, à
savoir sa gestion complète par l’AG quotidienne des grévistes. Le tract est
parvenu dans les mains de la direction qui n’a plus voulu alors recevoir de
délégation par le biais des équipes : « Hors de Question d’aider la CNT à faire
son nid au sein de l’atelier CVM », déclarait le directeur de l’usine à un
militant de la CNT.
Question : Est-ce qu’il y a eu justement, à l’occasion de ce conflit, une
demande expresse dans le cadre de la représentativité des salariés d’être reçu
par la direction en tant que syndicat et, dans la négative, a-t-il fallu
s’adresser au tribunal pour obtenir cette représentativité ? Ou bien, est-ce que
vous fonctionniez de facto sans avoir recours à ce levier juridique ? En résumé,
considérez-vous le droit comme une arme importante dans le cadre de votre combat
en tant qu’anarchosyndicalistes ou bien n’a-t-il qu’une fonction secondaire,
voire aller jusqu’à l’ignorer ?
Réponse : Pour le moment, nous n’avons engagé aucune procédure pour obtenir la
représentativité. En effet, on veut que le jour où on le fera, car on le fera,
on soit sûr de l’obtenir. On ne veut pas risquer d’essuyer un échec.
Tu sais, en France actuellement, il y a cinq centrales représentatives : CGT,
CFDT, FO, CFTC et CGC. Il suffit donc que dans n’importe quelle boîte une
personne appartenant à l’une de ces cinq centrales soit désignée comme délégué
syndical pour qu’il le soit. Pour n’importe quel autre syndicat, c’est le
tribunal d’instance qui peut lui conférer la représentativité, et ce à
différents niveaux : établissement, entreprise, branche, localement,
départementalement, etc. Donc, soit nous entamons la procédure, soit en
désignant nous-mêmes un délégué syndical ce serait alors la direction qui
saisirait le tribunal pour contester notre représentativité. Pour le moment, il
n’y a pas de délégué syndical CNT sur Atochem-Fos-Port-de-Bouc.
Cela nous pose effectivement des problèmes. D’ordre matériel, puisque nous ne
pouvons faire d’affichage sur les panneaux syndicaux ni distribuer des tracts à
l’intérieur de l’usine, ce qui ne nous gêne pas trop parce que dans notre usine
les tracts sont distribués par enveloppe-navette, c’est-à-dire par courrier
interne : les syndicats ont un correspondant dans chaque atelier, lequel reçoit
une poignée de tracts et les met sur les tables. Nous, même si c’est plus
contraignant, nous préférons distribuer à la porte de l’usine parce qu’il y a un
contact direct et ça nous paraît plus « actif ».
Par contre, pour les « postés », nous faisons le tour des salles de contrôle et
ça nous est arrivé effectivement d’être rappelés à l’ordre, d’autant qu’il
s’agissait d’un tract que la direction n’avait pas du tout aimé, lors d’un «
grand arrêt », à savoir que tous les trois ans on a un arrêt complet de l’usine
pour faire un certain nombre de travaux d’entretien. Et la direction est
toujours pressée parce qu’il y a énormément de travail à faire ; il y a 1 000
personnes d’entreprises extérieures, spécialisées, qui interviennent, avec donc
des problèmes de sécurité, de conditions de travail, etc., et on avait dénoncé
toute une série de dysfonctionnements à ce propos. Cela avait rendu la direction
folle furieuse, et j’avais été convoqué par le chef de service. Mais j’ai
confirmé que je maintenais l’intégralité du contenu du tract. Elle n’a pas alors
osé opposer un démenti officiel mais uniquement confidentiel au niveau de
l’encadrement. Et le responsable social a ensuite convoqué un des copains de la
CNT pour lui rappeler qu’on n’avait pas le droit de diffuser des tracts à
l’intérieur de l’usine... Ceci étant, cela ne nous empêche pas de faire de
l’affichage avec de grandes affiches de la CNT dans la salle de contrôle. La
direction nous demande de les enlever mais ne réagit pas au fait que nous
n’obtempérons pas.
Ceci c’est sur le plan matériel. Mais cette non-représentativité a un autre
inconvénient : aux yeux des salariés, y compris de sympathisants, la CNT n’a pas
la totalité des prérogatives d’un syndicat à part entière.
Question : Quelle force représentez-vous sur l’usine ? Quels sont les critères
qui permettraient d’obtenir cette représentativité ?
Réponse : Le tribunal doit effectivement viser un certain nombre de critères. Un
que je citerai uniquement pour mémoire car il est maintenant obsolète, c’est le
fameux critère lié à la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. En
pratique :
– L’activité développée par le syndicat ;
– L’indépendance financière du syndicat : avoir des ressources propres, c’est-
à-dire des cotisations et d’un montant suffisant ;
– L’indépendance vis-à-vis de la direction : afin de se protéger des syndicats «
jaunes » ;
– L’expérience des membres du syndicat.
Pour ces critères, il n’y a pas un minimum prévu à chaque fois. Le tribunal fait
une appréciation globale : avoir un faible nombre d’adhérents peut être compensé
par une forte activité. Pour nous, le critère limitatif serait justement celui
du nombre d’adhérents. Car en matière d’indépendance financière, on a le plus
fort taux de cotisation de tous les syndicats (1 %) et c’est calculé sur le
revenu annuel net (primes incluses), ce que ne fait aucun autre syndicat. En
outre, plus de 90 % de cette cotisation reste au niveau du syndicat de base et
donc moins de 10 % à la confédération (6 % actuellement) alors que pour les
autres syndicats, leurs cotisations sont insuffisantes pour assurer leur
financement puisqu’en général le syndicat de base ne garde pour lui que 10 % à
15 %, le reste partant dans les structures verticales. Les autres syndicats
fonctionnent donc avec le budget « éducation ouvrière » du comité d’entreprise
et ce qu’ils peuvent récupérer sur les frais de déplacement lorsqu’ils
participent à des réunions paritaires prises en charge par la direction.
En ce qui concerne l’expérience, j’ai eu pendant très longtemps de nombreuses
responsabilités syndicales, comme rappelé supra, un autre copain a déjà été
délégué syndical et membre du CE, un troisième élu plusieurs années au comité
d’hygiène et de sécurité, donc, là-dessus, on est bon. Par contre, le problème,
c’est au niveau du nombre d’adhérents cotisants : quatre, un cinquième est
sympathisant mais sans cotiser.
Il faut savoir que nous avons refusé une adhésion parce que le comportement
général du postulant nous paraissait présenter quelques contradictions avec les
objectifs de la CNT.
Notre handicap actuel, c’est que n’étant pas représentatifs, on ne peut pas «
discuter » directement avec la direction. Par contre, on a un large écho au
niveau de notre atelier. Si on veut l’arrêter, on l’arrête ; pas de problème. Ce
qui est significatif, c’est qu’on a reçu au moment de la grève énormément de
soutien de la part des autres syndicats CNT et, si on décomptait les sommes
récoltées par rapport à la taille respective des syndicats, on pulvériserait
tout le monde. On a reçu également des soutiens financiers individuels et,
d’autre part, ce qui a été symptomatique, il y a eu des collectes faites sur
d’autres ateliers, notamment celui qui voisine le nôtre, et celui qui en a été
le dépositaire, en l’occurrence un délégué CFDT, nous l’a remis à nous, CNT,
directement ; de même pour le service « gestion-comptabilité-informatique »
largement féminisé.
En tout cas, nous avons récolté plus de 30 000 F et on a également organisé une
opération « péage gratuit » au péage d’autoroute à Salon-de-Provence qui nous a
rapporté près de 20 000 F. Et, là, vu les risques encourus, la CGT était en
retrait, et c’était « carte blanche à la CNT » ! On a en outre publié tous les
comptes de ce qu’on avait recueilli et pris en charge la péréquation au niveau
de la paie de chacun – manœuvre assez complexe pour les postés – et en fonction
des jours de grève effectifs, pour que chacun sache exactement ce qu’il avait
réellement perdu en net. On a donc eu beaucoup de retours positifs sur la
manière dont nous avons mené le conflit, et on a eu un large écho au sein de la
boîte. Mais malgré tout, le fait de ne pas être reconnu par la direction reste
un frein pour un certain nombre de gens.
Question : Justement, malgré votre petit nombre, mais vu votre influence réelle
et le rôle moteur que vous avez joué pendant cette grève, cela ne vaudrait-il
pas la peine de saisir maintenant le tribunal pour obtenir cette
représentativité ? Par ailleurs, sur le plan national, comment la CNT se
positionne-t-elle sur le plan du droit par rapport au droit syndical, et
notamment la participation aux élections ? Avec, donc, un risque de
bureaucratisation mais permettant sur le plan pratique de ne pas se marginaliser
?
Réponse : Il faut distinguer deux choses :
– Les mandats de désignation : c’est le syndicat qui désigne pour la durée qu’il
veut un ou plusieurs délégués syndicaux selon les effectifs de l’usine, un
représentant au CE et un représentant au CHS. Il peut donc à tout moment mettre
fin au mandat de tout délégué par simple courrier adressé à la direction de
l’établissement. C’est le mode représentatif.
– Ensuite, le mode électif : délégués du personnel, membres du comité
d’entreprise (CE) et membres du comité d’hygiène et sécurité et des conditions
de travail (CHSCT). Ces derniers n’étant pas élus directement par les salariés
mais par un collège regroupant les élus titulaires des délégués du personnel et
membres du CE.
C’est d’ailleurs la raison de la scission entre la CNT-AIT « maintenue » et la
CNT-Vignoles. En effet, une fois élu, l’étiquette syndicale disparaît, et le
syndicat ne peut pas mettre fin au mandat de l’élu qui l’est pour la durée du
mandat, et s’il y a un problème (changement d’orientation par exemple), le
syndicat ne peut rien faire.
La position de la CNT-Vignoles, c’est de refuser de participer aux élections au
CE car on estime que c’est une institution de collaboration avec la direction,
et on n’est pas là pour gérer les œuvres sociales comme le font les autres
syndicats. Le seul intérêt, c’est d’obtenir par ce biais des informations
économiques, mais par le représentant syndical, lorsqu’on en a un, on les a. Je
précise qu’il peut participer aux discussions mais qu’il n’a pas le droit de
vote et ne participe donc à aucune prise de décision. Par contre, au niveau des
délégués du personnel, on n’est pas pour la participation à ces élections « en
soi », mais si une section juge qu’elle y a localement intérêt, c’est accepté
qu’il y ait participation. Ainsi, la CNT a des élus dans plusieurs entreprises
(dans le secteur du nettoyage : Comatec, Onet, Challacin, à la FNAC, etc.).
Peu à peu, la CNT s’est construite une identité syndicale en accord avec les
principes du syndicalisme révolutionnaire, développant son implantation dans les
entreprises et dans des secteurs d’activité de plus en plus variés.
En ce qui nous concerne, à Fos, nous n’excluons pas de nous présenter aux
élections de délégués du personnel, une fois obtenue la représentativité. Nous
ferons les désignations citées précédemment et, pour les élections de délégués
du personnel, nous aviserons. Quant aux élections au CHSCT, qui est un lieu
important dans une industrie comme la chimie, cela devrait développer un nouveau
débat dans la CNT.
Question : Qu’en est-il de la représentativité de la CNT au plan national ?
A-t-elle participé à un certain nombre d’élections ? Le droit est-il une arme
pour elle ? Agit-elle au niveau du conseil des prud’hommes ?
Réponse : La CNT a obtenu la représentativité dans des entreprises de plusieurs
secteurs d’activité : le nettoyage (Comatec, Onet, Challacin, etc.), des
garages, la FNAC, la Caisse d’allocations Familiales de Troyes, etc. (anecdote
sur le plan juridique : la direction a contesté leur représentativité devant le
tribunal mais elle l’a fait par écrit alors que le copain de la CNT locale a
cité des arrêts de Cour de cassation aux termes desquels la contestation devait
se faire en personne par déclaration au greffe, et ce dans le délai de 15 jours
: la direction s’est retrouvée forclose et la représentativité confirmée par
défaut en quelque sorte !).
Dans le bâtiment, aussi : ainsi la CNT a-t-elle mené, seule, un conflit
victorieux sur le chantier du métro de Rennes.
Une réflexion est en cours pour constituer un dossier pour tenter d’obtenir la
représentativité au plan national.
Par ailleurs le besoin de formation juridique est fortement ressenti, d’autant
plus dans les domaines à faible implantation syndicale, comme l’hôtellerie-restauration
par exemple.
Question : Justement, le droit est-il pour la CNT une arme de défense au service
des salariés ? Existe-t-il une commission juridique, et est-elle constituée de
juristes professionnels ou s’agit-il d’une formation sur le tas ?
Réponse : Il existe une commission juridique au niveau de la région parisienne,
mais elle peut être sollicitée par les autres régions. Elle est animée par un
juriste professionnel, proche affinitairement, qui le fait en dehors de ses
heures de travail. Il n’y a pas de permanents, que des bénévoles, et les autres
membres de la commission sont des militants ayant une certaine formation
juridique, souvent apprise sur le tas.
De toute façon, par principe, il n’est pas Question d’embaucher quelqu’un.
Question : Est-il prévu une formation juridique de base ? Vous servez-vous du
droit en participant à la négociation de conventions collectives par exemple, ou
bien les luttes restent-elles le terrain d’actions privilégiées ?
Réponse : Pour nous, l’utilisation du droit, c’est-à-dire en pratique le droit
du travail ou syndical, est accessoire. Ceci étant, dans des situations
individuelles et dans de petites boîtes, la répression syndicales étant ce
qu’elle est, on ne peut pas faire l’impasse de démarches aux prud’hommes ou
autres.
Mais si ça peut être utile, si même parfois c’est matériellement le seul recours
possible, il n’en reste pas moins que l’essentiel des avancées qu’on pourra
faire, c’est par les luttes, pas par le droit.
Question : Par rapport à ces luttes, qu’en est-il en pratique ? Par exemple,
respectez-vous le préavis en matière de grève ou bien prônez-vous la grève
sauvage ? Acceptez-vous le risque de vous mettre hors la loi ?
Réponse : Il y a eu effectivement des grèves qu’on peut qualifier de sauvages ou
ne respectant pas certains préavis, dans les PTT par exemple.
Ce n’est pas un problème pour nous si les rapports de forces sont en notre
faveur, c’est-à-dire si les gens sont déterminés, car il ne faut pas être
suicidaire non plus.
Question : Dans ces cas de figure, la CNT a t-elle été en butte à des formes de
répression ? A-t-elle fait l’objet, par exemple, de poursuites devant les
tribunaux, car actuellement tend à se développer une politique judiciaire
engageant des poursuites non seulement contre les militants syndicaux mais aussi
contre les syndicats en tant que tels comme on vient de le voir pour la
Confédération paysanne à Rodez ? Et si ce n’est pas encore le cas pour la CNT,
est-elle prête à aller jusqu’au bout et assumer ce genre de risque ?
Réponse : Il y a eu plusieurs cas. Aux PTT, il y a eu des sanctions
disciplinaires : mutations, passages devant la commission administrative, mises
à pied pouvant aller jusqu’à un an sans salaire. Une maîtresse auxiliaire dans
l’Éducation nationale a été virée aux Mureaux en juin 1997, mais l’action de la
CNT, manifestations de rue à l’appui, a permis sa réintégration au bout de six
mois de lutte.
Plusieurs autres luttes victorieuses contre des licenciements pour activités
syndicales ont été menées notamment dans le nettoyage (Comatec).
Par contre, la CNT n’a pas encore été poursuivie en tant que syndicat dans un
conflit d’entreprise. Mais cette menace que l’évolution de la politique
judiciaire que tu citais rend de plus en plus pressante ne saurait constituer un
frein à l’action de la CNT. Oui, nous assumerions ce risque.
Question : Dans le cadre de l’orientation générale de la CNT, est-elle prête à
pratiquer le boycott, tout en sachant qu’il est actuellement considéré comme
illégal, en liaison avec des associations, en matière de produits toxiques par
exemple ? Qu’en est-il de la syndicalisation dans certains secteurs comme
l’industrie nucléaire ou d’armement, les forces de répression ou
l’administration pénitentiaire ?
Pour synthétiser, la CNT ne se considère-t-elle pas comme un organisme de
défense catégorielle mais plutôt comme un instrument de changement général des
conditions de vie dans la société avec des liaisons sur le plan international,
contre la mondialisation à la sauce en cours ?
Réponse : En ce qui concerne l’appareil répressif ou les gardiens de prison, il
y a effectivement une position de principe : pas de syndicalisation par la CNT
dans ces corps-là.
Sur le plan du boycott, je sais qu’il y a des discussions en cours au plan
national mais, à titre personnel, j’estime, et cela depuis que je fais du
syndicalisme, que le boycott devrait être utilisé comme une arme de premier
plan.
Tu rappelais justement le boycott des pneus Kléber-Colombes par Que Choisir ? il
y a une vingtaine d’années et je suis tout à fait surpris qu’à l’époque il n’y
ait pas eu de soutien de la part des syndicats ouvriers.
Je suis donc pour le boycott pour plusieurs raisons :
– Pour son efficacité : par exemple, le boycott des boissons contenant des
colorants il y a quelques années en Allemagne et qui eut un impact considérable
;
– Parce qu’il entraîne une participation individuelle effective des gens, du
plus grand nombre bien sûr, pour que ce soit efficace.
Donc pas de problème pour passer outre à la loi actuelle si nécessaire. Bien
sûr, en fonction de situations ciblées, comme en cas de répression syndicale,
par exemple, la CNT pourrait appeler les consommateurs à boycotter telle ou
telle marque ; mais aussi boycott permanent pour des produits ne respectant pas
les normes de sécurité ou défectueux en série (comme en cette fin août pour les
peugeot 406 qui « tirent sur la droite »).
Ceci étant, la CNT est encore un syndicat en construction, avec beaucoup de
tâches matérielles à résoudre, de sorte qu’au niveau des orientations générales
il y a un certain nombre de choses qui n’ont pas pu être abordées et vraiment
discutées, mais personnellement, je le répète, sur le boycott je suis très
ferme.
Question : À ce propos, la CNT ayant une philosophie – au sens propre du terme –
alternative de la vie en société, cela ne présuppose-t-il pas naturellement
l’usage de ce genre d’armes ou d’autres, puisqu’on ne peut pas se contenter de
produire, mais se poser les questions : quoi produire ? pour quoi ? pour qui ?
Et par là se baser sur la notion d’éthique, au sens de Kropotkine, pour
contester le droit actuel lorsqu’il est contraire aux valeurs de liberté,
d’égalité, de solidarité, de dignité ? voire s’appuyer sur d’autres normes que
le droit ?
Réponse : Je pense que l’anarchosyndicalisme a effectivement une philosophie
globale parce qu’il ne raisonne pas seulement en terme de « masses » et de «
classes » mais intègre la dimension individuelle, mettant ainsi en cause tout ce
qui s’oppose au fait que l’individu ne peut pas vivre et s’épanouir pleinement,
c’est-à-dire non seulement la structure capitaliste mais aussi toutes les
structures hiérarchiques, autoritaires, le rapport dominant/dominé. S’il y a des
réflexions au sein de la CNT sur le mandat impératif, la rotation des tâches,
etc., c’est bien parce que l’anarchosyndicalisme est conscient qu’à partir du
moment où se met en place une certaine forme de hiérarchie, se crée un système
inégalitaire. Donc l’anarchosyndicalisme intervient non seulement sur les lieux
de travail mais également à l’extérieur puisque le mode de production
capitaliste intervient sur le type de logement, l’occupation de l’espace, etc.,
mettant forcément en cause l’ensemble du système dans toutes ses dimensions.
Et comme, d’autre part, il essaye de dépasser au maximum le corporatisme, il met
en avant la notion de solidarité : ce qui se passe dans l’atelier voisin me
concerne, ce qui se passe dans mon quartier me concerne.
Je rappelle que, traditionnellement, le syndicalisme a deux formes de
structuration : une « verticale » par branche, la chimie par exemple, du local
au national, et même à l’international, en passant par le départemental et le
régional, et une « horizontale », c’est-à-dire interprofessionnelle par le biais
des unions locales et départementales. Et, si on regarde l’histoire des
syndicats dans
différents pays et à diverses époques,
on se rend compte qu’on a un poids respectif de l’un et de l’autre très
variable, et qui n’est jamais innocent. L’anarchosyndicalisme dans son histoire,
le début de la CGT française ou la CNT espagnole, a privilégié la structuration
interprofessionnelle, alors que lorsque j’étais à la CFDT, et à la CGT, c’est la
même chose, on avait les plus grandes difficultés à faire fonctionner les UL et
les UD qui, au fil des ans, se sont vidées de leur substance. Les structures
régionales sont, elles, purement bureaucratiques.
À partir du moment où il est prôné que ce sont les gens eux-mêmes qui se sont
regroupés ensemble qui vont décider ce qu’ils veulent faire arrive l’épreuve de
vérité : est-ce qu’ils seront capables de mettre en œuvre ou pas ? C’est cela
l’essence de l’anarchosyndicalisme. Que les gens participent à l’activité de
leurs sections, premier point qui va à l’encontre de ce que l’on connaît en
général, que les décisions soient collectives, c’est- à-dire que la personne
mandatée rende compte en s’en tenant à ce pourquoi elle a été mandatée, qu’il y
ait rotation des tâches, même si ce n’est pas toujours évident à mettre en
place, pour éviter que ne se recréent, même à leur corps défendant, des
spécialistes. La démarche même implique un changement, une évolution des
rapports entre individus. Il y a donc un côté « formateur » qui est fondamental,
c’est la pierre angulaire car sans ça... Le fait aussi que soit sans cesse
rappelée, affirmée et mise en pratique la notion de solidarité.
Question : Sur le plan international, qu’en est-il concrètement ?
Réponse : Bien sûr, c’est le sujet de grosses discussions. Sur le plan européen,
dans certaines branches d’activité, plusieurs rencontres se sont déjà produites
avec déjà un certain suivi, dans le domaine de l’éducation par exemple, entre
CNT française, CGT espagnole, SAC suédoise, USI italienne, et avec des
organisations dites « syndicalistes alternatives » comme UNICOBAS en Italie ou
SUD-éducation en France. Je citerai aussi les transports ferroviaires, mais, là,
la CNT est peu présente. Mais elle participe par ailleurs à des mouvements plus
globaux, la marche contre le chômage (Amsterdam, Cologne), etc.
Une Question qui fait clivage est celle de la nature ou du champ de ces
rencontres : d’une part, ceux qui souhaitent tenir des rencontres le plus large
possible sans s’en tenir à l’étiquette anarchosyndicaliste, d’autre part, ceux
qui privilégient d’abord la constitution d’un pôle anarchosyndicaliste
revendiqué.
Ce clivage se fait entre les organisations mais se retrouve aussi sans doute au
sein même de ces organisations.
Question : Ces échanges restent-ils informels ou des rapports juridiques se
sont-ils mis en place, c’est-à-dire création d’un organisme international avec
des délégués nationaux auprès de cette structure, permettant de mieux faire
rayonner les idées anarchosyndicalistes et à terme les rendre plus crédibles ?
Réponse : En ce qui concerne une structuration plus élaborée sur le plan
international, on n’en est pas encore là car les points de vue sont assez
différents selon les pays. Pour le moment, ça fonctionne de facto assez bien par
secteurs d’activité, en particulier dans l’éducation, dans le secteur de la
communication et du spectacle, dans le secteur des jeunes (FAU-CNT, CGT Jeunes
d’Espagne, SAC et SUF de Suède).
D’autre part, rencontres et échanges se développent pour l’organisation lors des
manifestations internationales comme la manifestation du 29 mai 1999 à Cologne
lors de la deuxième marche contre le chômage, la précarité et l’exclusion.
Citons aussi la conférence de solidarité internationale des syndicalistes
révolutionnaires tenue à San Francisco du 1er au 5 juin 1999 avec la
participation des IWW américains, canadiens et australiens, de la WSA (section
US de l’AIT), de la SAC et de
la SUF suédoises, de l’ASGM d’Australie, de la FAU allemande, de la CNT
française, d’une délégation de la KCTU coréenne.
De nombreux messages et collaborations écrites sont parvenus d’Espagne,
d’Indonésie, de Sibérie, d’Angleterre (dockers de Liverpool), d’Italie, d’Inde,
du Bengladesh, du Nigéria, d’Afrique du Sud, du Chili.
À noter que plusieurs syndicats de l’AFL-CIO (métallurgie, aluminium, employés
de livraison, et même... un syndicat de strip-teaseuses) désireux de tisser des
liens avec les anarchosyndicalistes participèrent à une de ces journées.
Sur le plan des initiatives prises : mise en place d’un réseau des travailleurs
de l’éducation, projets de création de syndicats internationaux dans la
restauration et l’informatique, collecte d’informations sur les multinationales
afin de répondre au capitalisme mondial par une solidarité et des luttes
mondiales.
Alain Gil