Le mouvement social, syndical et politique, qui s’est constitué à la seconde
moitié du xixe siècle à travers l’Association internationale des
travailleurs, sous l’impulsion de Michel Bakounine, se réclamait de manière
polémique, mais aussi positive, de l’anarchisme. C’est-à-dire d’un principe
qui nie toute vision du monde, toute forme d’organisation sociale, tout type
de relation interpersonnelle fondés sur le principe d’autorité.
Ce fut Pierre-Joseph Proudhon qui le premier formula une théorie que nous
pouvons définir anarchiste. Elle avait pour base des principes tels que
l’autonomie individuelle, la liberté, l’égalité, l’auto-administration, le
fédéralisme et la solidarité. Proudhon fut de même le premier à donner par
la formule « principe d’autorité », la synthèse théorique et historique de
la réalité fondée sur la hiérarchie, l’intimidation et l’inégalité,
auxquelles il fallait s’opposer et qu’il fallait renverser.
Dans la Science moderne et l’Anarchie, Kropotkine fait remonter plus loin
encore, à William Godwin et à son œuvre fondamentale, Enquête sur la justice
politique de 1793, la première théorie organique des principes et des fins
politiques et économiques de l’anarchie. Rappelons tout de suite que tant
Godwin que Proudhon, bien que fort critiques à l’égard de tout type
d’autorité qui s’impose d’en haut et de manière coercitive sur l’individu et
sur la société, sont non seulement en faveur de la justice, mais
maintiennent que seule une société fondée sur la liberté et l’égalité pourra
la réaliser de manière intégrale.
Il est de même significatif que leurs œuvres principales, Enquiry Concerning
of Political Justice (Enquête sur la justice politique) et De la justice
dans la Révolution et dans l’Église se réclament d’une notion positive du
droit et de la justice.
Pour comprendre la philosophie juridique de l’anarchisme théorique il faut
analyser et différencier diverses notions : l’autorité, le droit, la
justice. Dans son essai Dieu et l’État, Bakounine offre une synthèse
théorique tant de ce que les anarchistes nomment le principe d’autorité que
de sa critique.
Dieu représente de fait pour notre Russe le principe d’autorité par
excellence, sur lequel se sont organisées au cours de l’histoire toutes les
sociétés et les relations fondées sur la hiérarchie, l’inégalité, la
mortification des libertés individuelles.
L’État, d’autre part, représente dans le monde moderne la réalisation la
plus concrète et la plus complète du principe d’autorité. La théologie est
la doctrine qui définit le mieux le principe d’autorité, parce qu’elle part
du présupposé qu’il existe un créateur, Dieu, et une créature, l’homme, un
absolu et un relatif, un infini et un contingent, un tout et un rien. La
relation qui s’établit entre un créateur, en soi complet et parfait, et une
créature limitée et imparfaite, qui a son origine en dehors d’elle-même et
qui est incapable de définir seule les règles et le sens de sa vie, est
nécessairement une relation fondée sur la domination par Dieu et la
soumission de l’homme, une relation hiérarchique, entre maître et esclave.
La relation entre Dieu et l’homme est pour Bakounine le prototype de la
relation servile, qui en accentue et en clarifie les contenus : si Dieu est
la réalité et l’homme n’est qu’une expression de cette réalité, le résultat
d’un caprice de Dieu ou d’une création faite pour vaincre l’ennui, ainsi que
le souligne ironiquement Bakounine, il est évident que la seule relation qui
puisse s’établir entre Dieu et l’homme se base sur cette différence de
nature, sur l’inégalité, sur le primat de Dieu et la subordination de
l’homme, sur une hiérarchie au sommet de laquelle se trouve Dieu, origine et
fondateur, et à la base de laquelle se trouve l’homme, créature parmi toutes
les créatures du monde créé. Un homme qui, selon la doctrine chrétienne, est
coupable de s’être rebellé contre son créateur, souillé donc du « péché ».
L’ensemble des normes qui règlent les relations entre l’homme et Dieu
reflètent l’inégalité de nature et de valeur qui existe entre Dieu et
l’homme. Elles
établissent qu’il n’a point de droits,
mais guère que des devoirs. Il n’est pas libre, mais subordonné et
dépendant. La conclusion de Bakounine est radicale : si Dieu existait
l’homme serait un esclave, mais puisque l’homme est et doit être libre, Dieu
n’existe pas.
La critique de l’État et de son droit est une variable de la critique
anti-théologique et du jus divinum. Au cours de l’histoire, toutes les
sociétés politiques à légitimation traditionnelle, y compris
l’État moderne, se sont formées à partir du principe selon lequel un homme
ou une minorité ont le droit de gouverner tous les autres, d’établir les
règles du comportement humain, de s’arroger la prérogative d’utiliser la
plus grande partie des richesses économiques.
La critique anarchiste du principe d’autorité s’étend toutefois jusqu’à
l’État moderne basé sur le primat de la majorité. C’est-à-dire la
démocratie, comme tout projet étatique qui veut mettre la
raison ou la science à la base de son organisation. Tant qu’il y aura une
organisation politique qui se constituera sur le droit des uns à gouverner
les autres, on trouvera autorité, hiérarchie et inégalité entre les
individus et dans la société, quel que soit le principe invoqué (Dieu, le
peuple, la raison, la science, la puissance, etc.) par les premiers pour
s’imposer aux seconds.
Le droit, ce droit que l’histoire antique et moderne nous montre, apparaît
aux anarchistes comme un instrument de légitimation et de perpétuation de
l’injustice, au nom d’un « ordre » qui n’est pour la majorité que misère
matérielle et spirituelle.
Dans un article de la Révolte intitulé « L’ordre », Kropotkine observe que
ceux qui accusent les anarchistes d’être contre l’ordre, ne donnent pas à ce
terme le sens d’une condition fondée sur l’harmonie et alimentée par la
liberté et l’égalité, mais « parlent de l’ordre comme on le comprend dans la
société actuelle ». Dans le même texte, parlant du caractère
fondamentalement polémique de mots tels que nihilisme et anarchie, il note :
« Ce nom n’est pas du tout mal choisi, parce qu’il renferme une idée ; il
exprime la négation de l’ensemble des faits de la civilisation actuelle,
basée sur l’oppression d’une classe par une autre, sur la négation du régime
économique actuel, sur la négation du gouvernement et du pouvoir, de la
politique bourgeoise, de la science officielle, de la moralité bourgeoise,
de l’art mis au service des exploiteurs, des mœurs grotesques ou détestables
d’hypocrisie dont les siècles passés ont doté la société actuelle – en un
mot, la négation de tout ce que la société bourgeoise entoure aujourd’hui de
vénération. »
Le refus de l’ordre de la « société bourgeoise » et du droit qui en est
l’expression, tout comme le refus de tout ordre autoritaire et des formes
économiques, morales et juridiques à travers lesquelles il se constitue, ne
signifient pas que l’anarchisme soit synonyme de désordre et d’anomie.
Seuls des pamphlétaires superficiels ont pu voir dans l’anarchie une
apologie du chaos et des instincts incontrôlés les plus primaires. On peut
encore moins prétendre que l’anarchisme, dès ses théoriciens classiques,
refuse le droit, c’est-à-dire la nécessité d’établir des principes de
référence de la vie et des relations humaines, et d’orienter celles-ci vers
le respect de ces principes.
Tout comme il existe une éthique et une économie conformes à l’anarchisme,
il existe un droit qui s’inspire de ses principes, qui sont les mêmes que
ceux de la Révolution française : liberté, égalité, solidarité.
Tous les auteurs de l’anarchisme classique (Godwin, Proudhon, Bakounine et
Kropotkine) parlent, de fait, avec beaucoup de considération de la Grande
Révolution. Ils ne mirent jamais en question ses principes et certaines de
ses conquêtes essentielles, telles que l’abolition de l’ordre ancien et de
l’esclavage.
Leurs critiques furent surtout dirigées contre les conséquences historiques
et politiques de cette révolution, contre le fait que ses principes,
liberté, égalité, fraternité ne furent réalisés que de manière incomplète et
contradictoire. Cela dit, il faut se souvenir que, dès leurs premiers
théoriciens (exception faite de Proudhon qui parle souvent de droit en un
sens positif, comme synonyme de justice), les anarchistes voient le droit de
manière essentiellement négative. Il est assez rare de trouver, tant dans
les textes classiques que dans l’édition anarchiste, le terme utilisé de
manière positive. Ceci est dû au fait que les anarchistes ont vu dans le
droit, au plan historique, l’expression et la forme par lesquelles l’État et
les autres systèmes de pouvoir se sont organisés et exprimés. En d’autres
termes, le droit a toujours été partie prenante de l’idéologie et de la
pratique de la domination. Un autre motif important de la méfiance, voire de
l’hostilité ouverte, dont les anarchistes ont toujours fait preuve à l’égard
du droit est que la conformation traditionnelle du droit est fondée sur des
catégories et des instances telles que l’obligation, la culpabilité, la
coercition, la peine et l’interdiction, qui sont refusées en partie ou en
totalité par les anarchistes.
Il n’est pas possible ici de se livrer à une analyse de la structure du
droit et de la critique anarchiste de celle-ci ; néanmoins, il me semble
opportun de présenter, même de manière partielle et rapide, certains aspects
de cette critique.
Hans Kelsen, considéré par beaucoup comme le plus grand théoricien du droit
positif du xxe siècle, a synthétisé l’essence du droit en cette formule : «
Si A, alors il faut B », dans laquelle A est le comportement contraire à la
loi, à « l’obligation juridique » et B est la peine. En d’autres termes,
l’essence du droit selon Kelsen peut se résumer par : « S’il y a une
transgression de la norme juridique, il faut qu’il y ait la peine. » Il est
évident, d’un point de vue logique encore plus que juridique, qu’on ne peut
parler de transgression et donc de peine qu’en présence d’une obligation. La
notion d’obligation, telle qu’elle est traditionnellement conçue par le
droit, est totalement étrangère à l’anarchisme ; ce dernier ne conçoit la
société que comme une organisation volontaire d’individus libres, qui
acceptent spontanément des limites à leurs actions lorsque celles-ci sont
considérées nécessaires au bien-être des autres individus et de l’ensemble
social.
Si l’individu s’auto-gouverne, dans la mesure où il se donne les lois qui
règlent sa conduite, selon les principes de la liberté, de l’égalité et de
la solidarité, c’est-à-dire en harmonie avec sa nature la plus authentique,
alors disparaissent les principales causes de la transgression, considérée
comme un comportement engendré par les inégalités et les discriminations
typiques de la société hiérarchique et autoritaire.
Une fois écartées les causes principales du mal-être individuel et social,
par exemple l’ignorance et la pauvreté, bien des causes historiques des
transgressions disparaîtront. Le châtiment n’est pas non plus, pour les
anarchistes, l’instrument adapté pour pousser les hommes à agir de manière
sociable. Tous les théoriciens de l’anarchisme classique ont prévu que, même
dans une société construite sur des principes anarchistes, il pourra
subsister des comportements criminels, c’est-à-dire irrespectueux de la
dignité et de la liberté d’autrui. Le remède contre ses comportements n’a
jamais cependant été trouvé dans le châtiment et la coercition. Tout
l’anarchisme est de fait parcouru d’un « optimisme anthropologique » pour
lequel l’individu, chaque individu, est essentiellement « bon »,
c’est-à-dire sociable et solidaire. Le criminel est donc quelqu’un qui agit
contre lui-même, contre sa vraie nature, et plus que d’être puni, il a
besoin d’être ramené par le raisonnement et la persuasion à une attitude
naturelle.
Parce que les anarchistes ont considéré le droit comme une réalité qui au
cours de l’histoire a été mise au service des intérêts d’une minorité,
c’est-à-dire au service de l’injustice, ils ont considéré avec sympathie,
poussée à l’exaltation à une certaine époque, des comportements
habituellement considérés comme criminels, dans le cas par exemple des
brigands, dont Bakounine parle en termes élogieux dans l’État et l’Anarchie.
D’un autre côté, et en termes fort nets dans leurs publications populaires,
les anarchistes se sont réclamés d’une idée plus haute du droit et de la
justice, expressions d’un ordre où les droits essentiels et les devoirs sont
le respect de la liberté et de la dignité, celles de chacun et celles de
tous.
Enrico Ferri |