La conception aristotélicienne du droit naturel est particulièrement
intéressante parce qu’elle ne se réclame d’aucune entité transcendante et
qu’elle parvient à se maintenir en équilibre entre l’universalisme et les
différences, de même qu’entre le fait établi et l’idéal à atteindre. En ce
sens, elle me semble souvent proche de la pensée politique anarchiste, même
si, à certains égards, Aristote est irrémédiablement prisonnier de son
époque. Je voudrais examiner sa réflexion sur deux questions qui suscitent
toujours actuellement le débat : sur quoi peut-on fonder un droit universel
qui dépasse les droits particuliers de chaque société ? faut-il accorder
tous les droits inconditionnellement à tous ou les subordonner à certaines
exigences ? L’enjeu de ces questions, pour nous anarchistes, est énorme. En
effet, si la tendance relativiste du droit l’emporte sur la revendication
universelle, notre effort d’émancipation de tous les humains devient une
colonisation culturelle ; mais, d’autre part, nous ne pouvons cesser de
dénoncer le recours à une entité transcendante, formelle et fabriquée, telle
que « l’Humanité » dont se réclament les tenants de l’universalité des
droits humains. La deuxième question est ravivée actuellement par la demande
d’extension des droits humains à certains animaux, demande qui repose sur
l’abandon du critère formel d’appartenance à une espèce, au profit du
critère pragmatique de possession de certaines facultés. Est-il juste,
demandent par exemple les antispécistes, de protéger un humain gravement
handicapé mental et de
torturer en laboratoire un chimpanzé manifestement pourvu de capacités
intellectuelles et affectives plus grandes que lui ? La question ne peut pas
être évacuée par la simple mention de l’utilisation totalitaire de ce genre
de raisonnement. Il faut affronter la question de la spécificité de l’espèce
humaine pour déterminer dans quels domaines du droit c’est son unité qui
prime et dans quels domaines sa diversité 1. Aristote aborde cette question
à propos des droits judiciaires, économiques et politiques, mais c’est
surtout à propos de ces derniers qu’il développe ses exigences. La tendance
actuelle parmi ses interprètes 2 est de mettre beaucoup plus en évidence le
côté relativiste et historiciste de sa pensée et, parallèlement, de
considérer son traité de politique comme pragmatiste et réformiste plutôt
que comme normatif, visant à établir le meilleur régime selon un critère non
arbitraire. Je vais essayer de montrer comment Aristote évite, en réalité,
l’un et l’autre des extrêmes, parce qu’il tient compte de la diversité au
moment même où il cherche une fondation unique.
Entre relativisme
et universalisme
Il n’y a pas de terme grec pour dire « le droit » ; c’est en latin
qu’apparaît pour la première fois un terme spécifique. Le champ sémantique
actuel du mot est compris, chez les Grecs, dans celui, plus vaste, du mot «
juste ». C’est dans son traité d’éthique qu’Aristote entreprend de
distinguer et de classer les différentes significations du juste 3. Le
premier critère de distinction qu’il propose est le statut des personnes
entre lesquelles s’installe une relation de justice ou d’injustice : si ces
personnes sont égales, la justice doit être un rapport d’égalité, si elles
sont inégales, la justice doit être un rapport d’inégalité. Les relations
familiales et domestiques relèvent toutes de ce deuxième sens, car le père
ou le maître de maison est considéré comme supérieur aux autres membres de
la maison, de sorte qu’il est juste qu’il possède autorité et privilèges. En
revanche, l’égalité caractérise la justice politique et elle doit être
garantie à tous les individus de la même classe politique. Or le critère de
répartition en classes varie d’un régime politique à l’autre : dans un
régime royal ou aristocratique, l’égalité doit être une égalité de noblesse,
dans un régime ploutocratique ou censitaire, une égalité de richesse, et
dans un régime démocratique, une égalité de liberté. Le juste dans chaque
régime est donc que tous ceux qui se trouvent dans la même classe jouissent
des mêmes droits et que ceux qui se trouvent dans une classe supérieure
jouissent de privilèges. Il s’agit donc à la fois d’une règle identique
partout et d’un contenu relatif, dépendant de chaque Constitution. C’est
ainsi que, dans la démocratie athénienne, tous les citoyens libres possèdent
les mêmes droits et les mêmes devoirs envers la cité (c’est la fameuse
isonomia, « égalité devant la loi »), tandis qu’en sont exclus les
étrangers, les femmes, les enfants et les esclaves. Et dans cette optique
relativiste, le droit absolu du roi de Perse se justifie tout autant que le
droit démocratique, car la supériorité absolue du roi sur l’ensemble de ses
sujets fait partie de la Constitution même de cette société. Cependant, pour
contrer le caractère arbitraire des diverses Constitutions, Aristote affirme
qu’il y a des communautés qui sont naturellement adaptées à un régime
despotique, royal ou républicain, tandis que les régimes déviés tels que la
tyrannie ou l’oligarchie, qui soumettent les hommes contre leur gré, sont
toujours « contre nature » 4. Il introduit ainsi un critère différent de
celui que défendait le courant sophistique, très influent à l’époque dans
les sphères intellectuelles et politiques, pour lequel toute Constitution
relevait du contrat et aucune de la nature. Contre ce courant, Aristote
affirme donc l’existence d’une justice naturelle à côté de la justice
conventionnelle ou « légale », c’est-à-dire fixée par la loi. Avant de
déterminer ce qu’est cette justice naturelle, disons d’emblée ce qu’elle
n’est pas. Elle n’est plus la loi divine, revendiquée par Antigone contre la
loi politique lui interdisant d’enterrer son frère 5 ; elle n’est pas non
plus la coutume, loi non écrite respectée depuis toujours par une
communauté, et à laquelle Aristote accorde une certaine considération,
observant que les lois solides sont celles qui s’appuient sur les
traditions, tout en les réformant 6. Elle ne fait pas non plus appel à un
ordre général de la nature, qui permettrait une correspondance entre les
lois humaines et les lois physiques, comme on le voit dès le premier texte
où elle apparaît :
« Le juste politique est en partie naturel, en partie légal : est naturel
celui qui possède partout la même puissance et ne dépend pas des opinions ;
est légal ce qu’il est au départ indifférent de faire de telle ou telle
manière, mais n’est plus indifférent une fois institué, par exemple payer
une rançon d’une mine, sacrifier une chèvre et non deux moutons, et en outre
tout ce qui est fixé par les législateurs à propos de cas particuliers,
comme le sacrifice à Brasidas, et ce qui paraît sous forme de décret. Il
semble à certains que tout le juste soit de cette sorte, parce que le
naturel est ce qui est immuable et possède partout la même puissance, comme
le feu brûle aussi bien ici qu’en Perse, tandis qu’on voit se modifier les
formes du juste. Peut-être que chez les dieux elles ne se modifient en
aucune façon, mais chez nous aussi il y en a une par nature, même si toutes
sont modifiables. Parmi les choses qui peuvent être autrement, on voit
clairement lesquelles sont par nature et lesquelles sont légales et par
convention, même si dans les deux cas elles peuvent également changer. Et la
même division conviendra aussi aux autres domaines, car la main droite est
par nature plus forte, même si certains peuvent devenir ambidextres. Les
formes du juste relevant de la convention et de l’utilité ressemblent aux
mesures : les mesures de vin et de blé ne sont pas égales partout, mais plus
grandes où l’on achète en gros, plus petites où l’on vend au détail. De la
même manière, les formes du juste qui ne sont pas naturelles mais humaines
ne sont pas partout les mêmes, puisque les constitutions ne le sont pas non
plus, mais une seule est la meilleure partout, conformément à la nature. »
(Éth. Nic., V 10, 1134b 18- a5).
Ainsi donc, selon certains raisonnements de l’époque, s’il existait une
justice naturelle, elle devrait présenter la même constance que les
phénomènes physiques tels que la brûlure du feu ; or
cette constance est manifestement absente des relations humaines, de sorte
que tout le juste devrait être considéré comme conventionnel. Contre cette
comparaison, Aristote soutient que, dans les affaires humaines, même le
naturel est susceptible de changer et que donc ce n’est pas par cette
propriété qu’il se distingue du conventionnel, mais par une autre, qu’il
reste à déterminer. La dernière phrase du passage cité divise les
interprètes, car elle peut être comprise
de deux façons : ou bien, dans chaque Constitution une forme du juste est
naturelle et la meilleure pour cette Constitution-là, ou bien une seule
forme naturelle existe indépendamment des constitutions. Il me semble que la
phrase est plus cohérente avec le reste du passage si on la comprend de la
deuxième façon. En effet, la comparaison avec la main droite associe l’idée
de nature à celle d’universalité (dans sa Physique, Aristote a déjà établi
comme principe fondamental que toute règle générale à propos du vivant admet
des exceptions, de sorte que l’existence de gauchers n’invalide pas la règle
générale que l’homme est droitier). En outre, on ne voit pas où se situerait
l’opposition entre les deux membres de la phrase, s’il existait plusieurs
formes naturelles différentes, comme c’est le cas pour les formes
conventionnelles. Enfin, dans un texte de la Politique, on lit que, dans le
meilleur des régimes, les citoyens sont « justes au sens absolu (haplôs) et
non relativement au principe fondateur du régime ». 7
Les caractères « absolu » et « naturel » d’une certaine forme de droit
s’opposent donc ensemble au caractère conventionnel de tous les autres
droits, de sorte
que le régime qui instituerait ce type de droit comme son droit propre
serait le meilleur de tous selon un critère absolu et universel. Ce critère,
c’est la revendication de tous les hommes d’accéder au bonheur, celui-ci
étant défini comme l’exercice le mieux accompli des plus hautes facultés,
c’est-à-dire les activités intellectuelles et politiques 8. On peut
reprocher à cette définition d’opérer déjà un choix entre des conceptions
différentes du bonheur. Elle s’appuie cependant sur la différence
anthropologique, qui fait que l’épanouissement d’un humain est le mieux
réussi quand il concerne ce qui est propre à l’espèce humaine. La
sensibilité morale fait d’ailleurs partie de ce propre de l’homme, car c’est
en tant que possédant le logos (à la fois langage et raison), que tout homme
est capable de « sentir et exprimer le bien et le mal, le juste et l’injuste
et les autres valeurs » et non seulement le plaisir et la douleur comme les
autres animaux 9. Cependant, l’universalisme ainsi instauré n’est pas du
même type que celui de la Déclaration universelle des droits de l’homme, car
cette nature humaine, tout en étant une, est aussi immédiatement multiple :
elle est une en tant qu’elle définit l’homme par rapport à tous les autres
animaux, mais elle est multiple en ce qu’elle se réalise de manière
différente dans chaque individu, et la justice se reparticularise en
fonction des différences qui existent naturellement entre les hommes :
« Les hommes semblables par nature doivent avoir les mêmes droits et la même
dignité en vertu de leur nature . » (Polit., III 16, 1287a 12-14).
La formule introduit une égalité qui, certes, ne dépend plus de critères
conventionnels (par exemple, selon les régimes politiques, l’égalité de
richesse, de noblesse ou de liberté), mais qui varie toujours en fonction
des dispositions naturelles de chaque individu. Par conséquent, pour
Aristote, les hommes ne naissent pas égaux en droits, parce qu’ils ne
naissent pas égaux en capacités. La justification philosophique de la
différence est que l’homme qui se trouve en dessous d’un certain seuil de
capacités est certes un homme, mais pas un homme accompli et, pour cette
raison, la société peut lui refuser l’accès à certains droits économiques et
politiques. Il ne s’agit pas ici des libertés individuelles ni des droits
fondamentaux comme le droit à la vie, qui sont garantis à Athènes et dans
beaucoup d’autres cités depuis le ve siècle et qu’Aristote considère comme
évidents (il condamne les régimes comme la tyrannie, qui suppriment ces
droits et libertés). Les droits à propos desquels il décrit ses exigences
sont économiques (limites des patrimoines fonciers et mobiliers, accès aux
métiers et aux responsabilités) et surtout politiques (participation active
aux trois pouvoirs).
Capacités naturelles
et réalisations sociales
Il est temps d’insister sur le fait que, si
ce n’est dans quelques cas extrêmes, Aristote est loin de concevoir un
déterminisme génétique : la nature d’un individu n’est pas acquise une fois
pour toutes à la naissance, mais elle constitue un ensemble de potentialités
qui pourront se réaliser à des degrés divers, en fonction de multiples
facteurs tels que l’enseignement, l’éducation, les habitudes et les
pratiques. Le droit à être citoyen se juge donc à l’âge adulte, lorsque
chacun est censé avoir suffisamment développé deux types de qualités, les
facultés intellectuelles et les vertus morales. Les premières sont plus
dépendantes de la nature que les secondes, et c’est pourquoi il y a une
justice naturelle dans le partage des tâches :
« L’homme qui, grâce à son intelligence, est capable de prévoir est
commandant par nature, maître par nature ; l’homme qui, grâce à sa vigueur
corporelle, est capable d’exécuter, est subordonné, esclave par nature ;
c’est pourquoi maître et esclave ont le même intérêt. » (Polit., I 2, 1252a
31-34).
Pour la même raison, Aristote refuse l’esclavage « par la loi », qui est
celui des prisonniers de guerre, et l’esclavage « par naissance », qui
suppose à tort une transmission héréditaire des qualités et des capacités
(id., I 6, 1255b 1-4). Sans entrer dans les détails de cette question 10, il
faut signaler qu’Aristote admet très peu de différences entre l’esclave et
l’ouvrier libre, celui-ci n’étant « esclave que pendant ses heures de
travail ». L’important pour lui n’est pas de savoir si l’on peut choisir son
maître et si l’on vit ou pas avec lui, mais bien de savoir si on décide
soi-même de son travail ou si on obéit à des ordres. C’est pourquoi, il
estime que les esclaves qui sont employés comme régisseurs dans les domaines
agricoles accomplissent une tâche d’hommes libres, tandis que les manœuvres
qui doivent vendre leur force physique sur les chantiers accomplissent une
tâche d’esclaves. Il révèle ainsi son désintérêt pour la liberté formelle,
et ne prend en compte que la liberté réelle : pour être un homme libre, il
faut avoir les moyens de décider de sa vie 11.
Or Aristote ne se satisfait pas d’une situation où la plupart des hommes
sont gouvernés ; il estime que les contraintes naturelles et sociales
doivent être compensées de deux façons : 1° du fait que la participation
politique ne nécessite pas un savoir ni une compétence particulière ; 2° du
fait qu’un enseignement accessible à tous doit pouvoir fournir le minimum
d’aptitudes intellectuelles et morales nécessaires pour être un bon citoyen.
La première correction permet d’atténuer le parallélisme, pour nous
insupportable, entre intellectuel et dirigeant, manuel et subordonné. Cette
règle est limitée par Aristote à la sphère productrice, tandis qu’en
politique, s’opposant à la conception extrêmement
élitiste de Platon, il prône plutôt l’alignement sur le modèle
fabricant/utilisateur : c’est l’utilisateur de la flûte qui commande au
fabricant comment il
doit la fabriquer, et de même c’est l’utilisateur des institutions publiques
qui doit décider comment elles doivent être. Il approuve ainsi cette autre
obligation trop peu connue de la démocratie athénienne, que chaque magistrat
à sa sortie de charge doit rendre compte devant l’Assemblée de la manière
dont il s’est acquitté de sa tâche. D’autre part, il n’est pas le seul à
observer que la démocratie athénienne du ive siècle a dégénéré en démagogie,
précisément parce que trop peu de citoyens jugent rationnellement. Mais il
attribue cette déviation beaucoup moins à un défaut intellectuel qu’à un
défaut moral : la démocratie, qui devait être une participation de tous à
l’intérêt commun, est devenue une lutte de chacun contre tous pour l’intérêt
privé. Et c’est pour cette raison que, dans ses traités d’éthique et de
politique, il insiste beaucoup plus sur l’éducation morale que sur
l’enseignement proprement dit.
À propos de l’éducation, on retrouve la même coexistence du relativisme
culturel et de la sélection fondée sur la meilleure réalisation de la
nature. En effet, il admet d’abord que, puisque les valeurs principales et
les vertus considérées comme les plus importantes
diffèrent selon les régimes politiques, il est juste que chaque cité forme
des citoyens conformes au type de citoyenneté qu’elle attend d’eux. Ainsi,
puisque, dans la plupart des régimes, les gouvernants et les gouvernés
constituent des classes différentes,
« les vertus éthiques doivent appartenir à tous, non pas de la même manière,
mais seulement autant qu’il le faut à chacun pour remplir sa fonction. Voilà
pourquoi celui qui commande doit posséder la vertu éthique parfaite, car sa
fonction est en général celle du maître d’œuvre, et le maître d’œuvre (architektôn)
est la raison (logos) » 12.
Les gouvernés doivent apprendre à obéir, les gouvernants à commander. Mais
il ajoute que, comme l’âme de tout homme est composée d’une partie
passionnelle qui doit être maîtrisée et d’une partie rationnelle qui doit
maîtriser, l’homme bon est celui qui est capable à la fois de maîtriser et
d’être maîtrisé 13. C’est pourquoi, par-delà la diversité des régimes, il en
est un qui est meilleur absolument, et c’est celui dans lequel le plus
possible de citoyens ont développé cette double capacité. Ce but est atteint
par la conjonction de trois facteurs : la nature fournit la capacité de
recevoir les vertus éthiques, les bonnes habitudes de l’éducation les
installent, et la raison ou partie rationnelle de l’âme maîtrise dans chaque
situation ce qui pourrait empêcher leur application effective 14.
L’éducation consiste donc à apprendre la maîtrise des désirs, de telle façon
que la discipline qui prévaut chez les tout jeunes enfants se mue
progressivement en une auto-discipline. En ce qui concerne l’enseignement,
la Politique est malheureusement un ouvrage en partie perdu, dont la
transmission s’interrompt au début de l’exposé des matières et des méthodes
recommandées par Aristote. Mais on sait par l’Éthique que l’acquisition la
plus importante pour une citoyenneté active est celle de la phronèsis,
faculté quasiment intraduisible en français, qui permet tout à la fois
d’analyser une situation, de confronter des arguments, de délibérer seul ou
en assemblée, et de prendre la décision la meilleure compte tenu de
l’ensemble des enjeux. Si l’enseignement développe cette faculté chez la
plupart des enfants (car la plupart ont naturellement la capacité de
l’acquérir), alors la véritable démocratie sera possible, celle où chaque
citoyen fait partie de l’assemblée législative et occupe tour à tour les
fonctions exécutives et judiciaires 15.
Un avant-goût
d’anarchisme
Ce parcours très synthétique de l’œuvre politique d’Aristote nous a montré
comment il a cherché à concilier la diversité des droits institués (et dans
une certaine mesure, sa justification) avec la recherche d’une forme de
droit qui serait la meilleure, parce que la plus appropriée à ce qu’il y a
de meilleur dans la nature humaine. Certes, le relativisme réapparaît si
l’on tente de définir ce qu’est ce « meilleur ». Pour nous, ce serait
quelque chose comme la libre construction de sa vie et le développement
intellectuel et culturel infiniment renouvelé ; pour d’autres, ce sera
peut-être l’invention des dieux et la soumission à un droit religieux.
Pouvons-nous affirmer que nous avons le choix de
nos valeurs ? Ne sommes-nous pas condamnés à la liberté comme d’autres à la
soumission ? Aucun système philosophique n’a pu donner de réponse
satisfaisante à cette question. Celle d’Aristote me plaît par son côté à la
fois clairvoyant et volontariste. Sans doute, l’homme a des limites
naturelles, et certains plus que d’autres, mais le but d’une société doit
être de les reculer le plus loin possible. Le fait que les institutions
d’une société, et principalement l’institution du droit, doivent être
définies en fonction de la finalité de l’homme, me semble une belle
conception, surtout quand cette finalité est le bonheur, entendu comme
l’activité théorique et pratique la plus conforme à l’intelligence. Mais là
où Aristote anticipe le mieux la pensée anarchiste, c’est, me semble-t-il,
dans sa revendication d’une liberté réelle et non formelle : « Tout est
permis » ne suffit pas, il faut que tout soit possible. Or l’inégalité de
naissance fait partie du réel, et il ne sert à rien de la nier : il faut
reconnaître que l’environnement dans lequel nous naissons et les traits de
caractère que nous possédons par nature influeront sur la réalisation de
notre vie. Et c’est la raison pour laquelle la pensée politique doit viser à
rendre le plus d’hommes 16 possible capables de s’accomplir totalement, en
les encourageant par l’exemple, par l’éducation, par une répartition
équitable des richesses et par un accès réel de tous à toutes les instances
de décision. Le fait que l’enseignement soit tourné vers l’acquisition des
techniques de délibération et de prise de décision en assemblée, est
également un héritage dont peuvent se réclamer les anarchistes.
La force d’une telle conception du droit humain naturel se situe dans sa
capacité d’innovation, du fait que le critère d’excellence n’est pas figé
mais toujours à redéfinir collectivement. En revanche, sa faiblesse
irrémédiable est que son fondement n’a rien d’absolu, et que d’autres
pourront toujours le refuser au nom d’un désir personnel non médié par le
désir d’autrui. Contre ceux-là, la philosophie est impuissante, seule la
lutte peut l’emporter.
Annick Stevens NOTES
1. Sur le droit des animaux, voir les numéros 108 et 109 de
la revue le Débat, Paris, Gallimard.
2. Voir notamment P. Aubenque : « La loi chez Aristote », Archives de
philosophie du droit, 25, 1980, pp. 147-157 ; Léo Strauss : Droit naturel et
histoire, Paris, Plon, 1954 ; B. Yack : « Natural right and Aristotle’s
understanding of justice », Political Theory, 18, 1990, pp. 216-237. Un état
détaillé de la question se trouve chez P. Destrée : « Aristote et la
question du droit naturel (Éthique à Nicomaque [= Éth. Nic.], V 10, 1134b
18-1135a 5) », à paraître dans Phronesis, 3, 2000.
3. Tout le livre V de l’Éthique à Nicomaque est consacré à la question de la
justice et de l’injustice ; je n’en retiens évidemment qu’une toute petite
partie. Il est illustré de très nombreux exemples qui nous renseignent sur
la pratique judiciaire et sur les règles morales en vigueur à Athènes au ive
siècle avant notre ère, ce qui nous permet aussi d’apprécier le rapport chez
Aristote entre l’observation des faits et la définition de ce que devrait
être la justice.
4. Politique[= Polit.], III 17, 1287b 37-39.
5. Cet exemple est cité par Aristote dans la Rhétorique, I, 1373b 9-13,
comme un exemple de justice naturelle (cf. Sophocle, Antigone, vers
456-457).
6. Polit., III 16, 1287b 5-8. Sur la nécessaire évolution des lois, voir
Polit., II 8, à partir de 1268b 39.
7. Polit., VII 9, 1328b 38-39.
8. éth. Nic., principalement I 12-13 et X 7.
9. Polit., I 2, 1253a 7-18.
10. L’exclusion des femmes et des esclaves est un aspect de la théorie
politique d’Aristote que le monde contemporain juge à juste titre
inacceptable, mais qui sert souvent à dénigrer la démocratie athénienne pour
ne pas devoir reconnaître que, sur tous les autres plans, elle est
infiniment plus avancée que la nôtre. En ce qui concerne la condamnation de
l’esclavage, elle est souvent empreinte d’hypocrisie. En effet, un des deux
arguments principaux avancés par Aristote pour justifier l’esclavage par
nature, c’est que certains hommes sont plus aptes aux travaux manuels
qu’intellectuels, et plus aptes à obéir qu’à décider ; or, c’est exactement
le discours du système économique basé sur le salariat. Le deuxième
argument, c’est la nécessité d’une force de travail pour produire les biens
vitaux, aussi longtemps, dit Aristote, que les navettes ne se mouvront pas
toutes seules et que les instruments de musique ne joueront pas tout seuls ;
or, maintenant que cet obstacle mécanique est levé, l’homme n’est pas pour
autant libéré du travail.
11. « Que tous aspirent à la vie bonne et au bonheur, c’est manifeste ; mais
certains ont la possibilité de les atteindre et d’autres ne l’ont pas, par
un effet du hasard ou de leur nature ; en effet, une belle vie a besoin de
ressources, en moins grande quantité pour ceux qui sont disposés au mieux,
en plus grande quantité pour ceux qui sont disposés au pire. D’autres, dès
le début, cherchent mal leur bonheur, alors qu’ils ont la possibilité de
l’atteindre. » (Polit., VII, 13, 1331b 39- 1332a 3). Comme on le sait,
Aristote insiste très souvent sur la nécessité d’avoir du loisir pour
réaliser de belles actions, qu’elles soient théoriques ou pratiques, or cela
implique l’obligation pour d’autres hommes de perdre leur vie à produire le
nécessaire.
12. Polit., I 13, 1260a 15-19.
13. Polit., VII 14, 1333a 11-18 : la vertu du commandant est la même que
celle de l’homme de bien parce que, dans l’homme, la partie rationnelle
commande à l’autre partie selon le même type de commandement. Cf. éth. Nic.,
I 13, 1102b 13- 1103a 3; Polit., III 4, 1277a 1-5 ; III 5, 1278b 1-5 ; III
18, 1288a 32- b 2 ; VII 13, 1333a 11-16.
14. Polit., VII, 13, 1332a 31- b 11 ; éth. Nic., II 1, 1103a 19-26.
15. Remarquons quand même que le pouvoir constituant, celui qui établit la
constitution du meilleur régime, est réservé aux « nomothètes », hommes qui
dépassent le commun par leur aptitude à saisir les fins ultimes de la vie
humaine et à mettre sur pied les institutions qui mèneront au mieux les
hommes vers ces fins ; en l’absence d’indications explicites sur la personne
de ce nomothète, nous pouvons supposer que, pour Aristote comme pour Platon,
puisqu’aucune discipline ne forme mieux à l’acquisition des principes que la
philosophie, les philosophes devraient être soit eux-mêmes nomothètes soit
formateurs des nomothètes – et ce dernier rôle semble bien être celui que
s’adjuge Aristote dans l’éthique à Nicomaque
16. « Adultes mâles » pour Aristote ; sur ce point nous devons évidemment le
corriger en incluant les femmes et les enfants. |