Nous assistons
à une juridicisation croissante de la société
qui touche aussi bien le domaine strictement politique que tous
les aspects de la vie privée, les normes et les rapports
sociaux. Un nouveau droit international saffirme, battant
en brèche les prérogatives traditionnellement souveraines
de lÉtat national.
La complexité
de la société moderne est en train de créer
un droit positif, lui-même de plus en plus complexe et
contradictoire, réservé aux professionnels et aux
experts et mis au service de ceux qui les emploient.
Mais derrière
le concept du droit, deux idées, dites « classique
» ou « moderne », se profilent : lune
considère le droit comme une valeur de
justice et déquité, de régulation
« juste » entre des parties en conflit, même
sil peut être détourné et mis au service
dune société hiérarchique ; lautre
y voit une technique de régulation sociale, qui ne peut
que légitimer la domination de la classe ou de lélite,
et le pouvoir de contrainte de lÉtat.
Dans un texte
introductif, « lanarchisme : entre critique du droit
et
aspiration à la justice », Enrico Ferri rappelle
que si les anarchistes se méfient du droit, cest
parce que tel quil fonctionne dans nos sociétés
démocratico-étatiques, il nest de fait quun
instrument de légitimation et de perpétuation de
linjustice.
Ils portent
en revanche un jugement positif sur le droit et la justice lorsque
les lois, ou les règles, que se donne un groupe humain,
élaborées et proposées par décision
collective et librement acceptées, sont basées
sur les principes effectifs et conjugués de la liberté,
de légalité et de la solidarité.
Examinant
pour sa part les relations entre « droit, nature et organisation
politique » dans la philosophie politique dAristote,
Annick Stevens explique que, pour le philosophe grec, le droit
repose sur la définition de la finalité de la vie
humaine comme laccomplissement le plus parfait des facultés
intellectuelles et politiques, de sorte que le meilleur régime
politique est celui qui donne un accès réel à
cet accomplissement au plus grand nombre dhommes possible.
Or les fins ultimes de ce régime et les moyens qui permettent
son avènement sont, selon lauteure, très
proches de ceux que revendiquent les anarchistes.
Larticle
de Jean-Louis Boireau, intitulé « Godwin et la critique
du droit », analyse la critique par William Godwin du Contrat
social de J.-J. Rousseau. Selon Godwin, à partir du moment
où la sphère politique sautonomise et se
sépare de la société, elle ne peut être
le lieu de la rationalité quelle prétend
incarner, mais se retourne en son contraire, devenant lieu et
masque de la domination. Le droit, loin dêtre un
instrument de la justice ne sert alors quà conforter
le pouvoir.
Dans «
De lanarchisme au fédéralisme », Fawzia
Tobgui étudie les conceptions que Proudhon se fait du
droit et de lÉtat. Dune uvre à
lautre, dapparentes contradictions surgissent, Proudhon
semblant tantôt rejeter droit et État en se fiant
à lorganisation sociale spontanée et au rôle
régulateur de la coutume, tantôt réintroduire
un État (certes démocratique et fédéraliste)
pour garantir un système juridique. Il convient, selon
lauteure de larticle, dexpliquer ces positions
contradictoires comme le résultat dune évolution
de la pensée de Proudhon, qui, dune part, modifie
sa théorie de la dialectique et, dautre part, se
voit amené par sa réflexion sur la liberté
et son antidéterminisme à accorder au droit un
rôle de plus en plus positif dans lorganisation sociale.
Mais cette évolution conduit-elle un des « pères
de lanarchisme » à abandonner sa progéniture
pour finir par se tourner vers lÉtat, fût-il
démocratique, socialiste et fédéraliste
?
Larticle
de Marco Cossutta, « Une comparaison entre Stirner et Bakounine
; réflexions sur le droit et lanarchisme »,
se penche sur les analyses que Stirner et Bakounine donnent de
la société pour faire ressortir leur opposition
profonde sur la source du droit. Le concept stirnérien
de révolte inscrit tout lien intersubjectif dans le rapport
de force, alors que la conception bakouninienne de la liberté,
qui la saisit non comme une « abstraction », mais
comme la résultante de la vie en commun, autorise lidée
dinstitutionnalisation de cette liberté, et donc
la construction dune forme juridique, à partir dun
droit naturel.
Dans quelle
vision du droit lanarchisme se situe-t-il ? La position
de l« égoïste » stirnérien
nie la possibilité même dun droit anarchiste.
En revanche, la conception sociale de la liberté chez
Bakounine présuppose la justice et, donc, lélaboration
de la notion de droit.
La plupart
des anarchistes sont loin de rejeter toute règle. Dès
lors, quelles catégories de règles sont-elles acceptables,
et même nécessaires, dans la perspective libertaire
?
Dans «
Idéal libertaire et idée du droit naturel »,
Alain Perrinjaquet examine successivement les règles éthiques,
les règles dun « droit naturel » antérieur
à toute codification et à toute contrainte et les
règles dun « droit positif » codifié
et qui admet, si nécessaire, la contrainte, en sinterrogeant
à chaque fois sur la compatibilité de ces types
de normes avec la vision dune société libertaire.
Cette démarche lamène à suggérer
que ce nest peut-être pas le rejet par lanarchisme
de tout droit positif, mais plutôt le fait quil reconnaît
à lindividu des droits de divergence, de désobéissance
et de sécession qui distingue spécifiquement le
projet libertaire dun projet de démocratie directe
et fédéraliste radicale.
Ronald Creagh,
lui, se veut plus radical et argumente dans « Au-delà
du droit » quune société sans aucun
droit est viable. Sappuyant sur Godwin, Thoreau et Kropotkine,
il met en avant la notion de « volonté commune »
et estime que « les avocats dune société
différente, non fondée sur le droit et lÉtat,
disposent aujourdhui plus que jamais de multiples terrains
dobservation ».
Ce numéro
de Réfractions ne propose donc pas une « doctrine
» anarchiste en matière de droit mais plutôt
une pluralité de perspectives et de réflexions
puisque certain(e)s suggèrent quun droit libertaire
est envisageable alors que dautres en appellent au dépérissement
du droit au profit de la volonté commune afin de «
créer une société dans laquelle des êtres
humains autonomes pourront collectivement se gouverner dans lautonomie
». (Castoriadis)
Le débat continue !
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