Le cas des IWW (Industrial Workers of the World)
Il est souvent fait allusion à la tendance procédurière des Américains du
Nord, à leur prédisposition à faire des
procès pour défendre leurs intérêts, leurs droits ou simplement pour profiter
financièrement d’une éventualité. Ce phénomène étonne en France où les citoyens
et les citoyennes ne sont guère encouragés à remettre en question les
institutions ou à s’immiscer dans les rouages d’un État qui exerce plus de
contrôle sur la population qu’aux États-Unis. D’un point de vue strictement
sociologique, la différence entre de telles cultures politiques est
intéressante. Mais, au-delà, et en termes politiques, cette mentalité «
légaliste » des Américains est fondamentale. Difficile de comprendre l’histoire
des mouvements sociaux et politiques aux États-Unis sans prendre en compte la
nature de cet État particulier et la « démocratie » qui en découle. L’expérience
des IWW (Industrial Workers of the World), la plus importante organisation
révolutionnaire dans l’histoire de ce pays, illustre les contradictions de cette
situation.
La répression qui a écrasé les IWW au moment de l’entrée en lice des États-Unis
dans la Première Guerre mondiale s’inscrit dans un contexte créé en partie par
la tradition démocratique exploitée par les IWW. En effet, tous les États
capitalistes comportent des contradictions dans lesquelles tout mouvement
radical doit se mouvoir. En connaissant les possibilités et les limites
présentées par ces contradictions, inhérentes aux lois et aux institutions
politiques, il devient possible de combattre le capitalisme en tant que système.
Déterminer la spécificité de telle ou telle situation permet de généraliser pour
en comprendre d’autres.
La spécificité de
l’État américain
État impérialiste dès sa création juridique en 1787 (adoption de la
Constitution), les États-Unis ont une histoire sanglante dans laquelle les «
minorités », les « dissidents », les marginaux et autres non-conformistes ont
goûté amèrement l’intolérance d’une éthique rigide et
bornée. Dès la constitution de cette république nord-américaine, les intérêts
des élites du pays ont primé sur toute autre considération. Le premier
président, George Washington, n’a-t-il pas conseillé d’« extirper » les
Amérindiens qu’il ne considérait pas comme des êtres humains. Second exemple
célèbre : l’esclavage. L’esclavage a non seulement figuré dans la Constitution,
mais des présidents esclavagistes (Washington, Jefferson, Madison, Monroe,
Jackson, Tyler, Polk, etc.) ont été régulièrement
élus jusqu’à la guerre civile en 1860 1.
Il y avait, et il y a encore, des sentiments, des actes, et même des
institutions racistes et génocidaires aux États-Unis. Cela est une évidence
incontournable. Cependant les défaillances
de la démocratie américaine ont aussi touché, à un degré moindre, les habitants
européens. En 1800, par exemple, la liberté d’expression de la presse fut
provisoirement supprimée par une législation, les « Alien and Sedition Acts »,
et cela en totale contradiction avec la Constitution. Ce genre de mesure
réapparaîtra ponctuellement durant toute l’histoire des États-Unis. Il existe
deux antinomies dans l’évolution politique de ce pays : un souci de préserver
les « libertés fondamentales » et une tendance à les bafouer dès que ces mêmes
principes semblent menacés. Comment expliquer cette contradiction ?
Fait essentiel, l’État nord-américain a des racines dans une évolution politique
antérieure à celle de l’État français et a été formé dans des circonstances très
différentes. Les principes juridiques en regard du pouvoir de l’État ont été
structurés par l’émergence de l’État anglais qui est né de la fusion des
institutions féodales normandes et des traditions autochtones anglo-saxonnes. Si
l’envahisseur menait une politique centralisatrice, la résistance autochtone
obligeait à faire des concessions bientôt transformées en traditions considérées
inviolables. Très vite, la décentralisation féodale s’accompagna en Angleterre
d’un principe de représentativité 2. Cela n’a pas empêché l’instabilité
politique du féodalisme, due notamment aux guerres de dynasties qui ont décimé
une grande partie de la noblesse anglaise et ont conduit, en 1485, au règne des
Tudors et à leur contrôle sur l’ensemble du territoire anglais. L’insularité de
l’Angleterre est peut-être un autre facteur important dans la formation des
valeurs politiques britanniques.
Des facteurs, plus conjoncturaux, ont agi pour limiter le pouvoir
centralisateur. Pendant le xvie siècle – considéré comme celui du pouvoir «
absolutiste » du monarque (en l’occurrence Henri VIII puis Elisabeth Ire) –, les
souverains sont devenus de plus en plus dépendants du parlement. Les dépenses du
royaume-État étaient en constante augmentation, et les possesseurs de capitaux
consultaient le parlement pour protéger leurs intérêts. Un consensus se mit en
place pour gouverner. À partir de 1530, la réforme protestante a favorisé une
collaboration encore plus étroite entre monarque et parlement, ce qui n’a
pas jugulé la dissidence radicale des
« puritains » qui, progressivement, ont associé la réforme de l’église à celle
de l’État. Cette combinaison de forces sociopolitiques a entraîné au xviie
siècle
la Révolution anglaise.
À l’inverse de la Révolution française dont les innovations démocratiques sont
rapidement passées à la trappe ou ont été détournées, la Révolution anglaise a
poursuivi un processus d’accumulation de droits civiques. Par exemple, après la
Révolution de 1640-1646, l’Habeas Corpus (interdiction de garder une personne en
détention sans accusation conforme aux statuts en vigueur) fut ajouté à la loi
civile. Dès lors, la « détention préventive » fut strictement proscrite. De nos
jours, une des particularités du droit anglais est l’absence d’une Constitution
proprement dite. Les lois anglaises forment une suite de statuts parfois quelque
peu contradictoires qui dépendent des interprétations des tribunaux.
Quant aux États-Unis, la Constitution et les lois du futur État ont découlé,
d’une part, de la création d’un système de représentation des classes
propriétaires et de la nécessité de s’opposer à un pouvoir arbitraire
héréditaire, d’autre part, du modèle communautaire puritain, axé sur l’autonomie
locale et la méfiance envers tout État centralisé. Cela a produit un cocktail
explosif qui n’a pas manqué de se répercuter en turbulences dans ces colonies
peuplées de nombreux dissidents. La guerre de libération nationale – commencée
vers la fin du xviiie siècle – a été anticipée par maintes révoltes dans toutes
les régions. Ainsi,
la Révolution américaine de 1775 à 1781 a été en quelque sorte une lutte finale,
une combinaison de la tradition culturelle politique anglaise et des
circonstances sociales et géopolitiques particulières de ce pays.
Relativement libres envers l’Angleterre et ses anciennes coutumes féodales, les
élites des États-Unis ont joué sur la rationalité pour installer un nouveau
système de gouvernement, de législation et d’application des lois. Ces lois
n’ont pas été le résultat d’un processus lent et évolutif comme en Angleterre,
ou en France après la Révolution française. Au contraire, les institutions
américaines ont vu le jour toutes faites. L’égalité devant la loi pour tous les
citoyens (sauf pour les Indiens et les esclaves qui n’étaient pas concernés) a
été le principe de base. Le droit de vote était accordé à tous (mais pas à
toutes), ce qui a immédiatement fait des États-Unis l’État le plus démocratique
et le plus éclairé du monde.
La Constitution des États-Unis, adoptée en 1787, est un document d’une clarté et
d’une rationalité exceptionnelles, bien qu’il ait fallu attendre 1791 pour que
soit ajouté son contenu le plus essentiel concernant les droits civiques, sous
la forme de ses dix premiers amendements. Ensemble, ces amendements constituent
la Charte des droits civiques (Bill of Rights) qui énumère les droits
inaliénables de tout citoyen : liberté de parole, liberté de la presse, du port
d’armes, de religion, droit à l’Habeas Corpus et droit de recours devant tout
acte arbitraire de l’État.
Grâce à ces garanties, la Constitution gagnera la considération de tous les
partis politiques et de toutes les couches sociales. Tout au long du xixe
siècle, et malgré ses tendances expansionnistes et hégémoniques qui s’ajoutèrent
à une politique raciste brutale, le nouvel État a bénéficié d’une aura idyllique
totalement intégrée dans l’imaginaire béat des nouveaux immigrés ou des
candidats au Nouveau Monde. Une idéologie nationaliste s’est alors amorcée,
partagée par la grande majorité des nouvelles populations : la raison d’état a
désormais
été inséparable des qualités de vie sociale et culturelle des États-Unis.
Démocratie égalitaire, attachée au principe de justice, elle n’abandonnait pas
pour autant une éthique conquérante, ce qui avait pour résultat une équation
complexe et contradictoire. Déjà, pendant la première moitié du xixe siècle, les
déboires de la conquête de l’Ouest, loin de compromettre cette vision de la
démocratie américaine, ont renforcé l’image des États-Unis comme étant un pays
exemplaire pour le reste du monde.
Aux origines
de la contestation libertaire
La tradition dissidente, et même frondeuse, a cependant persisté et persiste
encore aux États-Unis. Elle se retrouve à chaque étape de l’histoire du pays.
Cependant, une des caractéristiques de cette dissidence radicale est qu’elle
remet rarement en question la Constitution originelle. Les dysfonctionnements
politiques ne sont généralement pas attribués aux institutions elles-mêmes, mais
à une application malheureuse ou malveillante des lois. Ces lois bénéficient
d’une certaine idéalisation aux dépens de la critique de la domination et de
l’exploitation. Un exemple, le cas de Henry David Thoreau, considéré comme l’un
des premiers théoriciens de l’anarchisme.
Thoreau s’est méfié de cette société fondée sur la cupidité et le cynisme. Comme
les plus radicaux parmi les puritains d’antan, dont il peut être considéré comme
un héritier, il a prôné des valeurs simples et une vie communautaire solidaire
et proche de la nature. Son œuvre majeure, Walden (1854), est une synthèse des
valeurs dissidentes et de la philosophie orientale, bilan de ses réflexions
après dix mois vécus en forêt, coupé de l’humanité.
L’importance du témoignage de Thoreau, en dehors de la beauté et de la
profondeur de ses textes, réside dans le fait qu’il exprime des sentiments
typiquement américains. Plus précisément, il exprime les conceptions et les
attitudes engendrées par les circonstances particulières, spécifiques au
développement de ce pays. C’est une sensibilité qui réunit une approche
pragmatique, voire non « intellectuelle » du savoir, une idéalisation de la
nature résumée en une célébration bucolique, et la croyance en la possible
transformation des êtres humains, de la société et des institutions. Dans cet
optimisme à la recherche d’une innocence ou d’une certaine « purification » du
monde, on peut voir les qualités nécessaires à tout mouvement social.
Thoreau est également célèbre pour son arrestation et son emprisonnement quand
il refusa de payer ses impôts. Il protestait ainsi contre la guerre du Mexique
(1846-1848). Après cette expérience, il écrivit Sur le devoir de désobéissance
civile, manifeste contre cette guerre et contre l’esclavage, où il énonce
clairement des principes qui, s’ils ne sont pas absolument révolutionnaires,
sont résolument libertaires.
« Si une loi injuste vous oblige à être l’agent de cette injustice, écrit-il,
moi, je dis, brisez cette loi. Faites de votre vie un frein sur la machine. […]
Quant aux moyens fournis par l’État pour pallier le mal, je ne les reconnais
pas. Ils sont trop lents et la vie est courte. Je ne suis pas venu dans ce monde
pour le réformer, mais pour y vivre, fût-il bon ou mauvais. On ne peut pas tout
faire, mais il faut faire quelque chose ; et puisqu’on ne peut pas tout faire,
il n’est pas nécessaire de faire quelque chose de néfaste. »3
Écrit après deux décennies de luttes pour l’abolition de l’esclavage, Sur le
devoir de désobéissance civile n’exprime pas véritablement un mépris des lois,
mais plutôt le refus d’un État qui ne respecte pas les principes démocratiques
sur lesquels la loi se base. Briser certaines lois s’avère donc le meilleur
moyen de défendre les droits constitutionnels. Ainsi, Thoreau a fourni des
arguments théoriques à des mouvements radicaux et même révolutionnaires,
fussent-ils de gauche ou de droite, agissant aux États-Unis. Il ne remet pas en
question la Constitution (surtout pas le Bill of Rights), mais plutôt la
malveillance des dirigeants et des instances de l’État. Thoreau a approuvé la
tentative d’insurrection menée par l’abolitionniste John Brown en 1859.
Cette volonté de défendre les droits en contestant la loi est devenue une
coutume qui, aux États-Unis, dépasse l’orientation politique. « Faire la loi » a
été valorisé dans l’Ouest du pays où l’autorité étatique avait du mal à
s’imposer, mais l’idée avait ses adeptes et, encore aujourd’hui, dans toutes les
régions. Des « vigilantes » agissant en posse comitatus pour maintenir l’ordre
dans l’Ouest, aux patrons employant des « détectives » pour contrôler les
travailleurs (et réprimer les syndicats), des « filibusters » – bandes
organisées faisant des incursions en Amérique latine –, aux militants pour les
droits civiques des Noirs dans les années 50 et 60, le respect pour la
Constitution comme la volonté d’enfreindre la loi semblent constamment se
côtoyer aux États-Unis. À l’heure actuelle, les mouvements « libertarians »
d’extrême droite ainsi que des mouvements écologistes et pacifistes
progressistes poursuivent cette même logique.
C’est dans ce contexte, spécifique aux États-Unis, qu’il faut comprendre
l’expérience des IWW et leur approche de la lutte révolutionnaire. Comme l’a
remarqué George Woodcock, les écrits de Thoreau, ainsi que ceux de William
Morris ou de Jack London, par exemple, n’étaient pas aussi formateurs que
représentatifs d’un état d’esprit.
« Je pense que, pour beaucoup d’entre nous, Thoreau et sa Désobéissance civile
ont été perçus comme une confirmation plus que comme une découverte. Thoreau
raffine et renforce nos propres perceptions. On arrive à des positions
anarchistes, pacifistes ou wobbly (IWW) – souvent pas assez claires pour être
qualifiées de croyances – grâce à l’effort pour donner forme au sens de la
rébellion que nous éprouvons face à un monde dominé par l’État. […] Sur le
devoir de désobéissance civile a réussi ce mélange, hors du commun, d’humanisme
lucide et d’existentialisme rigoureux, avec une vision du monde tel qu’il est.
C’est cela, à mes
yeux, qui explique pourquoi ce petit livre a été trouvé si souvent dans les sacs
des wobblies itinérants et dans les
poches des insoumis en cavale. »4
Les luttes juridiques
des IWW
La création des IWW en 1905 se situe à l’apogée de trois décennies
d’industrialisation forcenée et de luttes politiques et syndicales intenses.
Avec les IWW, l’État et la classe capitaliste sont, pour la première fois,
confrontés à une organisation qui avait la possibilité de créer un véritable
mouvement de masse capable d’ébranler les fondements de la société. La classe
dirigeante a rapidement senti la menace que représentaient les IWW et a guetté
l’occasion de les détruire avant que le mouvement ne gagne en importance et
puisse affermir son action et ses principes sur des bases structurelles plus
solides.5
Dès leur fondation, les IWW ont enduré d’incessantes persécutions. En février
1906, des syndicalistes très connus dont William « Big Bill » Haywood des IWW,
Charles Moyer et George Pettibone de la Western Federation of Miners (très liés
aux IWW), furent accusés du meurtre de l’ancien gouverneur de l’état d’Idaho.
Haywood et ses camarades furent acquittés à l’étonnement général, après un an et
demi d’emprisonnement. Cette affaire était de toute évidence un complot
patronal, avec la complicité des autorités, mais les irrégularités étaient si
nombreuses et les preuves si minces que la décision du jury pencha en faveur des
accusés 6. Ce procès a toujours été considéré comme une attaque en règle contre
le syndicalisme radical.
Si les IWW ont souvent été victimes de la corruption du système politique, ils
ont appris que les libertés constitutionnelles pouvaient aussi être retournées
contre l’oppresseur de manière à démasquer la corruption et ainsi attirer la
sympathie de l’opinion publique vers les syndicalistes révolutionnaires. Les
luttes pour la liberté de parole, garantie par le premier amendement à la
Constitution, illustrent les contradictions du système politique des États-Unis,
contradictions que les IWW ont soulignées et dénoncées au nom de la sauvegarde
des libertés.
Entre 1909 et 1916, les IWW remportèrent près de trente victoires pour la
liberté de parole, la plupart dans l’Ouest où les autorités locales se
permettaient d’édicter certaines lois en totale contradiction avec les principes
démocratiques de la Constitution. La tactique des wobblies consistait à remplir
les prisons jusqu’à saturation, provoquant ainsi des difficultés administratives
et financières. Particulièrement impressionnantes par la solidarité de classe
qu’elles déclenchaient, les luttes pour la liberté de parole ont radicalisé
l’opinion et véhiculé l’esprit démocratique des IWW qui s’attiraient ainsi la
confiance des ouvriers, mais aussi la sympathie des classes moyennes.
Leur première contestation au sujet de la liberté de parole eut lieu à Toronto,
au Canada, pendant l’été de 1906. L’année suivante, le même type d’atteinte aux
libertés se répéta à Seattle, dans l’état de Washingon. Mais les IWW
continuèrent à prendre la parole dans les rues, se faisant arrêter les uns après
les autres jusqu’à la lassitude des autorités. Cette tactique se généralisera
durant l’été de 1909. À Missoula, dans le Montana, la bourgeoisie locale, les
agences pour l’emploi et les hommes d’affaires de la région firent pression sur
les autorités et n’eurent guère de difficultés à les convaincre d’interdire
toute manifestation et discours publics dans les rues. La plupart des wobblies
et leurs nouvelles recrues se retrouvèrent bientôt sous les verrous. C’est alors
qu’ils lancèrent un appel à tous les wobblies du pays, leur demandant de venir
prendre la relève à Missoula. Très vite, les geôles furent submergées et les
prisonniers confinés dans la cave de la caserne des pompiers.
Le mouvement s’amplifia encore. La petite ville universitaire du Montana était
habitée par de nombreux intellectuels qui, choqués par le non-respect de la
Constitution, se juchèrent aussi sur des caisses à savons (soap boxes) pour lire
la Déclaration d’indépendance avant d’être également jetés en prison. Alarmés
par les proportions inquiétantes de ce mouvement, les hommes d’affaires
intervinrent pour rétablir le calme et supprimer l’arrêté. Cette victoire des
IWW amena de nombreux adhérents au syndicat
et fut le prélude à l’une des luttes majeures pour la liberté de parole qui se
déroula à Spokane (Washington). Entre novembre 1909 et mars 1910, les membres
des IWW ne cessèrent d’être incarcérés dans cette ville dont les autorités,
finalement, capitulèrent.
Quand ils tentèrent d’organiser les ouvriers non qualifiés de l’industrie
nord-américaine, le gouvernement fédéral ne jugea pas nécessaire d’intervenir
directement dans les conflits entre les autorités locales et le syndicat. La
répression des IWW incombait entièrement aux municipalités et aux états qui
avaient formé leurs propres milices. Ainsi, la désobéissance civile – résistance
non violente aux lois faites par les autorités locales – donna des IWW une image
de défenseurs des droits consitutionnels dépassant les juridictions restreintes.
L’imminence de l’engagement des États-Unis dans la Première Guerre mondiale au
début de 1917 changea cette situation : la répression n’allait plus être de la
seule responsabilité des autorités locales. Au mois de juin 1917, le
gouvernement fédéral et les autorités de l’état d’Arizona collaborèrent à leur
manière pour régler un conflit du travail. Lors d’une rafle au petit matin, 1
167 mineurs en grève, dont beaucoup de wobblies, furent entassés dans des wagons
à bestiaux sous bonne garde (trois d’entre eux furent assassinés) à destination
d’un camp d’internement situé dans un autre état. Le gouvernement fédéral refusa
de considérer les demandes d’enquête qui lui parvinrent à propos des violations
de la loi.
Ces agressions étaient, depuis mars 1917, légitimées par les états qui avaient
édicté une série de « lois contre le syndicalisme criminel ». Le 14 mars, par
exemple, l’état d’Idaho adopta une résolution qui appliquait la peine de dix ans
de prison à quiconque tenterait,
« par la parole ou par l’écrit, de défendre ou d’enseigner le devoir, la
nécessité ou
la légitimité du crime, du sabotage, de
la violence ou autres méthodes terroristes hors-la-loi, pour accomplir des
réformes politiques et industrielles ».
Beaucoup d’autres états voteront des lois similaires. En juillet, le
gouvernement fédéral s’en mêlait, prêt à soutenir les mesures prises à
l’encontre du « syndicalisme criminel ».
Les IWW furent la cible principale de ce changement de politique et de
perception des travailleurs immigrés. En fait, et cela depuis 1912, le
gouvernement cherchait des moyens pour affaiblir les IWW en attaquant les
travailleurs immigrés sympathisants du syndicat. L’idée répandue était qu’un
immigré n’avait aucun droit, en parole ou en fait, de s’opposer aux institutions
des États-Unis. Cela marque le renversement d’une conception par rapport au
processus de l’immigration et du développement du pays 7. Auparavant, l’immigré
était supposé se former en tant que citoyen et contribuer aussi au développement
du pays. Dès lors, l’idée que l’octroi du
droit de séjour aux États-Unis puisse engendrer des dissidents et des
révolutionnaires était inconcevable. Si des immigrés s’adonnaient à la
subversion, cela signifiait qu’ils avaient débarqué avec l’intention de nuire au
pays de Cocagne et à ses institutions.
C’est donc bien avant l’entrée en Guerre que tout l’appareil juridique de l’État
fédéral, et des différents états, s’est préparé pour l’écrasement des IWW. Un
représentant du Texas fut très applaudi au Congrès lorsqu’il déclara en 1914 :
« J’exécuterais ces anarchistes si je le pouvais, et ensuite je les déporterais
afin que notre sol ne soit pas souillé par leur présence, même après leur mort.
»8
Le 5 février 1917, après cinq ans de débat au Congrès, une loi est adoptée qui
permet au gouvernement de déporter tout étranger coupable d’avoir, après son
entrée aux États-Unis,
« prôné ou enseigné l’anarchie ou le renversement du gouvernement des
États-Unis, ou de la loi dans toutes ses formes, ou l’assassinat des
fonctionnaires d’état ».
La suite est bien connue : des lois d’exception furent votées par le Congrès
après l’engagement des États-Unis dans la Première Guerre mondiale interdisant
toute critique de la situation et de la conscription militaire. En quelques
semaines, les IWW ainsi que certains socialistes, notamment Eugene Debs, furent
accusés et emprisonnés sur la base des nouvelles lois.
À la fin de la guerre, de 1919 à 1921, ces lois d’exception ont permis la
répression du renouveau du militantisme comme elles ont annoncé le maccarthysme
des années 40 et 50, qui n’est qu’une résurgence du même phénomène. Pendant les
années 60 et 70, d’autres mouvances dissidentes – le mouvement contre la guerre
au Vietnam, les Black Panthers, etc. – seront confrontées à l’État sous la forme
de lois et de méthodes en contradiction directe avec les garanties
constitutionnelles. Quand le système dans son ensemble est remis en question, la
répression de l’État reste la même quelle que soit la situation.
L’expérience des IWW illustre bien les contradictions confrontant un
mouvement révolutionnaire qui lutte au sein d’une société dotée d’institutions «
démocratiques », c’est-à-dire d’un système de gouvernement représentatif fondé
sur le principe d’égalité devant la loi. Un tel mouvement peut se développer en
exploitant les libertés garanties par le système tout en soulignant les
contradictions existant entre les droits et l’interdiction de la mise en
pratique de ces mêmes droits.
Une partie importante de la stratégie révolutionnaire est de montrer le décalage
entre les lois et la justice sociale, donc de mettre ces lois à l’épreuve.
Ainsi, tester les libertés garanties par la Constitution est le meilleur moyen
de prouver que ces droits constitutionnels ne sont qu’une couverture pour un
système conçu pour défendre les privilèges des uns et maintenir l’exploitation
des autres – la majorité.
Aux États-Unis, le simple fait d’afficher un respect pour la Constitution a
souvent permis de remettre en question des lois et ainsi de faire avancer une
cause ; dans le cas des IWW, la révolution sociale. À la différence des autres
contextes nationaux, la Constitution des États-Unis se révèle comme un carcan
qui structure la lutte en la limitant et, d’un autre côté, lui offrant des
opportunités positives. À cet égard, il est étonnant de constater que le
fétichisme des libertés côtoie des cas d’injustice notoires. La liste est longue
des victimes passées : les martyrs de Haymarket, les IWW, Sacco et Vanzetti, les
Rosenberg, les Panthères noires, les militants de l’AIM (Mouvement des Indiens
américains), etc. Les cas de Leonard Pelletier et de Mumia Abu-Jamal sont
actuellement les plus célèbres. Dans tous les cas, et ils sont nombreux, les
droits constitutionnels ont été bafoués par des lois d’exception ou par une
application des lois aux dépens des droits garantis par la Constitution des
États-Unis.
Il est remarquable qu’aux États-Unis le mot « libertaire » puisse recouvrir des
tendances très éloignées, voire opposées. En effet, dans ce pays où existe une
forte prédisposition culturelle pour l’autonomie locale, la plupart des
mouvements contestataires radicaux sont antiétatiques. Il serait d’ailleurs
juste de dire que la plupart des libertaires américains sont de droite, dans le
sens où ils contestent toute contrainte à leur liberté individuelle sans pour
autant se soucier d’égalitarisme social. Il existe aux États-Unis des dizaines
d’organisations d’extrême droite qui luttent contre le pouvoir de l’État. En
1995, l’attentat d’Oklahoma City contre le bâtiment administratif du
gouvernement fédéral qui a tué des dizaines de fonctionnaires d’État, est l’une
des actions les plus spectaculaires et meurtrières menée par la droite
antiétatique depuis ces vingt dernières années.
Un autre constat s’impose : la répression des mouvements anti-étatiques de
gauche est toujours plus féroce que la répression contre la droite. Lorsqu’un
mouvement libertaire s’inspire d’égalitarisme et de justice sociale, et qu’il a
quelque influence ou du moins qu’il obtient un écho dans l’opinion publique, sa
répression est d’autant plus expéditive. De ce point de vue, le cas des wobblies
montre les possibilités et les limites d’un tel mouvement. Ils ont fait preuve
de pragmatisme en adaptant leurs tactiques aux réalités d’un terrain tant
culturel que social. Et, par ailleurs, avec des lois d’exception en
contradiction avec la Constitution, l’État a bloqué le mouvement. Faut-il voir
là une victoire ou une défaite des wobblies ?
En tout cas, les IWW ont montré leur efficacité à utiliser les contradictions
engendrées par les droits garantis par la Constitution. Dépassant largement le
cadre syndical, les IWW luttaient pour une restructuration de la vie sociale
liant liberté individuelle et égalité sociale. C’est en cela que leur expérience
historique reste une partie de notre présent. Si les droits humains sont
universels, ils dépendent aussi des volontés individuelles et collectives pour
les mettre en pratique dans la vie quotidienne et politique.
Larry Portis
1. Grâce à une clause qui permettait aux
états esclavagistes de compter 60 pour cent
des esclaves afin de déterminer le nombre total des citoyens résidant dans un
état et, ainsi, de fixer le nombre de députés (representatives)
à la chambre basse du Congrès (House of Representatives). L’esclavage a ainsi
été incorporé dans la Constitution jusqu’à l’adoption, à la fin des années 1860,
des 13e, 14e et 15e amendements. Ceux-ci s’ajoutèrent à la Constitution après la
guerre de Sécession.
2. Le grand symbole à cet égard est la Magna Carta, protocole signé par le roi
Jean en 1215. Celui-ci, dans l’obligation d’imposer aux nobles une participation
au financement du royaume, s’engagea à consulter la noblesse avant de prendre
des décisions la concernant. Quelques siècles plus tard, ce document servira
d’argument pour se prévaloir d’une certaine représentativité au gouvernement.
3. Henry David Thoreau, On the Duty of Civil Disobedience, Chicago, Charles H. Kerr, 1989 [1849], p. 16.
4. George Woodcock, « Introduction » au texte de Henry David
Thoreau, On the Duty of Civil Disobedience, Chicago, Charles H. Kerr, 1989, p.
xi-xii.
5. Le bref résumé qui suit est en partie tiré de IWW et syndicalisme
révolutionnaire aux États-Unis, Éditions Spartacus, 1985.
6. Un ouvrage récent suggère, dans ses deux dernières pages, que Haywood, Moyer
et Pettibone aient pu être coupables. Voir J. Anthony Lukas, Big Trouble, New
York, Simon & Schuster, 1997.
7. Cette modification des attitudes et des lois concernant
l’immigration et les immigrés a suivi l’assassinat du président William McKinley
en 1901. En 1903, une loi fut promulguée interdisant l’entrée des États-Unis aux
« anarchistes, ou à toute autre personne qui croient en la
possibilité ou encouragent le renversement du gouvernement des États-Unis, ou de
tout autre gouvernement, ou des fonctionnaires ». William Preston Jr., Aliens
and Dissenters : Federal Supression of Radicals, 1903-1933, New York, Harper &
Row, 1966 [1963], p. 32.
8. Ibid., p. 83.