Réflexions sur le droit et l’anarchisme*
Le but de cet article devrait être de situer le problème du rapport entre le
droit et l’anarchisme dans le cadre d’un débat plus général sur la philosophie
du droit. Une entreprise difficile, certes, qui impliquerait l’analyse de la
pensée anarchiste d’un point de vue philosophico-juridique, si seulement il
existait une pensée anarchiste. Dans l’histoire de la pensée politique, nous ne
pouvons trouver que des penseurs qui se sont définis comme des anarchistes (pas
tous de façon explicite) ou bien qui ont été définis comme tels par le mouvement
anarchiste (ou encore seulement par une partie de ce mouvement). Au-delà de
cette étiquette « idéologique », il y a souvent dans leurs œuvres des distances
théoriques impossibles à combler, qui les situent dans des mondes différents. Il
nous faut donc prendre acte du caractère ouvert de la pensée anarchiste et, à
partir de protagonistes comme Stirner et Bakounine (qu’on pourrait opposer comme
penseurs anarchistes, même si on les rapproche généralement comme représentants
de la gauche hégélienne), relancer la discussion à propos du droit et de
l’anarchisme ; non pas pour qualifier d’anarchiste l’un plutôt que l’autre, mais
pour essayer alors de proposer dans cette analyse quelques questions
fondamentales sur l’évolution de l’expérience juridique, telle que son origine,
et d’examiner les réponses présentées par nos deux auteurs.
C’est le concept même de droit, qui n’est d’ailleurs pas aussi univoque qu’on le
croirait, qui complique à son tour la question. Outre l’ambiguïté sémantique du
terme, il existe au moins deux sens possibles selon les théories de la
philosophie du droit : d’une part, comme technique de contrôle social et, donc,
comme moyen de répression, d’autre part, comme moment de communication entre les
parties et, donc, d’attribution de ce qui leur appartient. Ces deux groupes
d’idées s’opposent depuis la nuit des temps ; pour reprendre les termes propres
au débat de la philosophie du droit, nous allons définir l’un comme « moderne »
et l’autre comme « classique ». Toutefois, il ne convient pas de voir dans ces
deux adjectifs un essai de qualification chronologique de la pensée
politico-juridique, mais plutôt deux façons de comprendre le rapport
politico-juridique indépendamment de tout moment historique. Dans ce sens, en
reprenant une phrase de la préface à l’édition italienne de la Formation de la
pensée juridique moderne de Michel Villey, nous dirons que
« la philosophie classique n’est pas dans ce cas celle des Anciens, mais plutôt
une philosophie ni antique ni moderne, parce que atemporelle, parce que capable
de fuir les modes, les interprétations historiques banales où l’on ne se demande
jamais quelle est la véracité de certaines positions, mais seulement à quelle
époque elles remontent et qui les a soutenues ».
Donc, contrairement à la pensée moderne qui inclut l’être dans l’immanence,
l’esprit classique renvoie au problème de la vérité et de la fondation de
l’être.
Dès lors, dans un domaine où la différence entre classique et moderne devient
théorétique, le rapport politique sera tantôt la recherche de la nature des
choses, tantôt le résultat d’une position conventionnelle. La preuve de ce
penchant de la philosophie pour la recherche se trouve certainement au début du
Digeste où Ulpien écrit :
« Quiconque désire étudier le droit [ius] doit avant tout savoir d’où dérive le
mot ius. Ius dérive de iustitia, car, comme dit Celsius, le droit est l’art du
bon et du juste. C’est pour cette raison que l’on pourrait nous appeler prêtres,
parce que nous vénérons la justice, nous enseignons la connaissance de ce qui
est bon et juste en séparant le juste de l’injuste, en distinguant ce qui est
licite de ce qui ne l’est pas, et que nous voulons rendre les hommes bons non
seulement en les menaçant de les punir, mais aussi en les encourageant avec des
récompenses ; nous voulons suivre, si je ne me trompe, une vraie et non pas une
fausse philosophie. »
La perspective « moderne », par contre, abandonne la recherche de l’essence du
juridique et la fixe conventionnellement dans l’autorité du souverain. Ainsi
Thomas Hobbes, dans le Dialogue entre un philosophe et un étudiant de droit
commun d’Angleterre, déclare :
« Le droit est ce que celui ou ceux qui détiennent le pouvoir souverain
ordonnent à ses ou à leurs sujets, en déclarant publiquement et clairement ce
qu’ils peuvent faire et ce qu’ils ne peuvent pas faire. »
Dans ce contexte,
« Le souverain ne doit d’aucune façon être soumis aux ordres d’autrui, il doit
pouvoir donner les lois à ses sujets, en effacer et annuler les mots inutiles
pour les remplacer par d’autres, ce que ne peut pas faire celui qui est
assujetti aux lois ou à la personne qui exerce son pouvoir sur lui. Les édits et
les ordonnances se terminent par puisque tel est notre plaisir, pour qu’il soit
clair que les lois du prince souverain, bien que fondées sur des raisons
valables et concrètes, ne dépendent que de sa pure et libre volonté », affirme
Jean Bodin dans les Six Livres de la République, I, 8. En effet : « On peut
envisager la loi de deux façons. Premièrement, on peut l’envisager en soi, parce
qu’elle n’indique que ce qui est juste ou ce qui est injuste, avantageux ou
nuisible. On peut ensuite envisager la loi encore autrement, selon le précepte
coercitif qui la transmet, qui fait qu’on l’observe et qui implique une punition
ou une récompense à attribuer dans ce monde ; dans ce cas seulement on peut
l’appeler loi, au sens propre du terme. » comme explique Marsille de Padoue dans
son Defensor pacis, I, X, 4.
Enfin, d’après Socialisme et État de Hans Kelsen,
« La théorie moderne de l’État entend par État une association de pouvoir. Seul
le pouvoir est décisif. Ceci veut dire, avant tout, que l’organisation de la
société humaine, que l’on appelle d’habitude un État, est une organisation
coercitive, et que cette organisation coercitive coïncide avec l’organisation
juridique. »
Tout ceci permet à Norberto Bobbio, dans le Positivisme juridique, de
reconnaître un seul fil conducteur qui unit des auteurs apparemment éloignés
autour de l’axiome selon lequel le droit serait une technique sociale adoptée
dans le but d’obtenir un comportement déterminé par la menace d’une sanction,
d’après la Théorie générale du droit et de l’État de Kelsen.
Si tout ceci correspond à la théorie politico-juridique moderne, le droit et la
politique sont alors des techniques de pouvoir et le processus de libération ne
pourra se réaliser complètement là où il existe une activité politique ou
juridique ; la politique et le droit seront acceptés tout au plus comme des
moyens pour atteindre des objectifs postulés en dehors.
À ce propos, la construction marxienne nous semble significative (et,
auparavant, celles de Saint-Simon et de Fichte). Mais, au-delà de la question de
l’Aufhebung marxienne du droit et de l’État, Hobbes, Locke, Rousseau et Kant
s’empressent de nous prouver dans leurs œuvres que l’homme est libre seulement
en l’absence de toute règle. L’homme est libre à l’état naturel, lieu
hypothétique sur lequel se fonde l’État civil, c’est-à-dire l’organisation de
pouvoir dont nous parle Kelsen.
Révolution et révolte
Voyons comment Stirner et Bakounine se situent dans ce débat. La différence
entre révolution et révolte pourrait offrir un point de départ possible. Pour
l’auteur de l’Unique, en effet :
« Il ne faut pas considérer la révolution et la révolte comme des synonymes. La
première consiste en un renversement de la condition subsistante ou statut, de
l’État ou de la société, et constitue donc une action politique ou sociale ; la
seconde qui entraîne certainement, comme conséquence inévitable, le renversement
des conditions données, n’en fait pas son point de départ, car elle découle
plutôt de l’insatisfaction des hommes envers eux-mêmes : ce n’est pas une levée
de boucliers mais un soulèvement d’individus qui veulent émerger en se
révoltant, sans se soucier des institutions qui devraient en ressortir. La
révolution vise à créer de nouvelles institutions, la révolte nous amène à ne
plus nous laisser gouverner par les institutions, mais à nous gouverner
nous-mêmes, sans aucune confiance radieuse dans les institutions. »
La révolte est donc une indignation, qui élève l’individu face à la réalité : le
révolté engage avec l’autorité une lutte inconditionnelle que l’on ne peut
accepter formellement comme action politique, non pas parce qu’elle est détachée
des « conditions données » ou dépourvue de projet institutionnel, mais plutôt
parce que l’Empörung stirnérienne est étrangère à tout contexte communautaire :
c’est l’explosion de l’unicité qui l’emporte sur la réalité.
« Mon objectif, affirme Stirner, n’est pas de renverser ce qui existe, mais
de m’élever au-delà, mon intention et mon action n’ont pas un caractère
politique et social, mais égoïste, vu qu’elles ne s’adressent qu’à moi-même et à
mon individualité. »
Il s’agit d’un acte exclusivement égoïste qui ne fonde rien, aucun ordre social
nouveau, et qui, pour autant, ne comporte en soi aucune implication juridique.
En effet,
« La révolution oblige à créer de nouvelles institutions, la révolte pousse à se
soulever, à s’insurger. Les cerveaux de la révolution se demandaient quelle
était la meilleure Constitution et, tout au long de cette période politique, il
y avait d’innombrables luttes pour la Constitution et les questions
constitutionnnelles, parce que les théoriciens de la société possédaient alors
une imagination extraordinaire pour ce qui concerne les institutions
(phalanstères, etc.). Mais le rebelle veut s’affranchir de toute constitution. »
Un autre point : ce n’est pas seulement le projet institutionnel qui caractérise
la révolution, mais aussi l’esprit de justice. Le processus révolutionnaire ne
provient pas seulement d’un mouvement d’indignation égoïste, mais il se fonde
principalement sur la recherche d’un ordre social équitable. Contrairement à la
révolte, la révolution a un caractère politique : son objectif étant le bien
commun et non pas simplement l’ascension de l’individu. La révolution n’est pas
animée par des instincts égoïstes mais communautaires.
Cet aspect « sacré » pousse Stirner à choisir la révolte. En effet,
« La révolution ne visait pas l’ordre établi, mais cet ordre établi, un ordre
déterminé [...] Le principe révolutionnaire n’a pas progressé depuis lors :
luttant contre tel ou tel ordre établi, il
est donc resté réformiste. On a beau s’améliorer, respecter les prémisses du
“progrès raisonné”, on ne fera que remplacer l’ancien patron par un nouveau et
l’effondrement ne sera que reconstruction. »
L’aboutissement du processus révolutionnaire se réduit à proposer un nouvel
ordre social, fondé apparemment sur des principes qui améliorent la condition
des êtres humains. L’aspiration à la justice et au bien commun semble toutefois
ne pas concerner et s’opposer à l’idée stirnérienne d’unicité.
« C’est moi qui décide si j’ai raison : hors de moi il n’y a aucun droit ni
justice. Si quelque chose est juste, et que c’est ce qu’il me faut, alors c’est
juste. Il est possible que pour les autres il n’en soit pas de même : c’est leur
affaire, pas la mienne ; qu’ils se défendent s’ils veulent ! Si, contre
l’opinion générale, je voulais faire quelque chose qui me semble juste, je ne
demanderais l’avis de personne. C’est la façon d’être de ceux qui savent
s’apprécier, chacun selon son égoïsme : la force, en effet, précède le droit et
en vérité – de plein droit. »
Voici une perspective opposée à la recherche dialectique du bien commun et de la
fondation non conventionnelle du rapport politique entre associés : l’idée de
communauté est niée par le Verein der Egoisten.
« Moi, l’égoïste, je ne me soucie pas du bien de la société humaine, je ne lui
sacrifie rien, je m’en sers seulement, mais pour mieux m’en servir je préfère la
transformer en propriété, en faire ma créature, c’est-à-dire l’anéantir et
construire à sa place l’union des égoïstes. »
La fracture avec la perspective révolutionnaire est nette.
Une digression bakouninienne tirée de l’Internationale et Mazzini :
« Nous maudissons l’égoïsme, [...] il consiste dans la révolte contre cette loi
de solidarité qui est la base naturelle et fondamentale de toute humaine société
; dans cette tendance tant des individus que des classes privilégiées à s’isoler
dans un monde idéal, soit religieux, soit métaphysique, soit politique et
social, de la masse des populations ; isolement qui n’a jamais d’autre but ni
d’autre résultat réel que la domination sur les masses et leur exploitation,
tant au profit de ces individus que de ces classes. La loi de solidarité étant
une loi naturelle, aucun individu quelque fort qu’il soit ne peut s’y
soustraire. »
L’appel constant de Bakounine à la solidarité contre l’égoïsme l’éloigne de
l’Unique. Les deux penseurs deviennent alors antithétiques et entrent en
conflit. Bakounine se situe dans une perspective que Stirner définirait comme
révolutionnaire. Nous lisons dans Étatisme et Anarchie que
« La révolte populaire est instinctive par nature, chaotique et sans pitié, elle
suppose toujours un sacrifice et un énorme gaspillage de ses biens et de ceux
d’autrui. »
La révolte est pour Bakounine une sorte d’insurrection spontanée qui ne concerne
pas le peuple dans son ensemble, mais plutôt les éléments du peuple : les
individus.
Apparemment, la révolte de Bakounine et la rébellion de Stirner sont synonymes,
toutefois, Bakounine donne à la révolte une valeur négative :
« Cette passion qui est sans aucun doute négative, est bien loin de permettre
d’atteindre la grandeur de la cause révolutionnaire. »
Bien que la révolte puisse conduire à la révolution, elle doit être envisagée
comme une sorte de mal nécessaire, acceptable seulement en vue de la révolution.
Pour Stirner, au contraire,
la rébellion a une fin en soi, c’est-à-dire l’ascension de l’Unique. Poursuivons
notre digression bakouninienne.
« La misère et le désespoir ensemble ne suffisent pas à provoquer la Révolution
sociale. Ils réussiront à provoquer des soulèvements locaux mais sans soulever
des masses entières. Pour ce faire, il est indispensable que le peuple ait un
idéal commun ; né des profondeurs de l’instinct populaire et formé
historiquement ; nourri, développé, éclairé par toute une série d’événements
significatifs, d’expériences amères et dures ; il est nécessaire qu’il ait une
idée générale de son bon droit et une foi profonde, passionnée, voire
religieuse, en ce droit. »
Nous remarquons clairement dans ce passage deux aspects que Stirner refuse de
façon explicite : l’idée de communauté et la revendication d’un droit (« de son
bon droit »).
La révolution bakouninienne comprend deux éléments (la communauté et
l’organisation juridique) que Stirner avait rejetés, tout comme le projet
institutionnel. Dans Étatisme et Anarchie, l’idéal révolutionnaire « propose au
peuple d’abord l’abolition de la misère, de la pauvreté et l’assouvissement
complet de tous les besoins matériels par le travail collectif, obligatoire et
égal pour tous ; ensuite, l’abolition des patrons et de toute autorité,
l’organisation libre de la vie du pays d’après les besoins du peuple, non de
haut en bas comme le fait l’État, mais de bas en haut, réalisée par le peuple
même en dehors de tout gouvernement et parlement ; l’union libre des
associations des agriculteurs et des ouvriers, des communes et des provinces,
des nations ; et enfin, à l’avenir, la fraternité de toute l’humanité
triomphante sur les ruines de tous les États. »
Les deux perspectives divergent toujours davantage. Si l’opposition
inconditionnelle à l’autorité constituée est commune, les motivations qui
déclenchent le processus révolutionnaire sont complètement opposées à celles de
la révolte.
Communauté libre et Union des égoïstes sont des alternatives à la société fondée
sur l’autorité. Si le sentiment de solidarité sociale et la reconnaissance de la
valeur des autres caractérisent la première, la structure du Verein stirnérien
est bien différente.
« Dans l’union tu maintiens toute ta puissance, tes facultés, tu t’imposes, dans
la société on utilise ta force de travail ; dans la première tu vis égoïstement,
dans la seconde humainement, c’est-à-dire religieusement, comme “membre du corps
du Seigneur” : tu dois tout ce que tu as à la société et tu es envahi de devoirs
sociaux ; l’union, par contre, est à ton service et tu peux t’en détacher dès
que tu n’en tires plus aucun avantage, car la fidélité n’est pas obligatoire. »
Citons encore : « Si la société vaut plus que toi, elle est supérieure à toi ;
l’union n’est qu’un moyen, c’est l’épée qui renforce ta puissance naturelle ;
l’union existe pour toi et grâce à toi, la société, par contre, exige beaucoup
de ta part et existe même sans toi ; bref, la société est sacrée, l’union est à
toi ; la société se sert de toi, tu te sers de l’union. »
L’égoïsme chez Stirner est souligné par l’emploi du verbe benutzen (utiliser).
Ceci nous permet de définir l’idée de liberté dans la théorie de ce penseur. Le
mot-clé sera une fois encore le verbe benutzen. Liberté comme
possibilité/capacité d’utiliser autrui pour accroître notre individualité.
L’Unique a face à lui des sujets sur lesquels il peut exercer son pouvoir. Le
rapport intersubjectif se réduit pour Stirner à un rapport despotique.
« L’égoïste sera la ruine de la “société humaine” ; les égoïstes, en effet, ne
se rapportent pas les uns aux autres comme des hommes, mais chacun d’entre eux
se pose égoïstement comme un moi par rapport à un toi ou par rapport à un nous
tout à fait différent et opposé. »
La communication est exclue du statut ontologique même de l’individu :
le seul élément qui permet à l’individu de reconnaître son semblable est leur
prétention commune à l’unicité, mais c’est aussi le moment où tout contact
devient impossible, puisque tous les deux aspirent à tout. Stirner souligne que
« maintenant tout m’appartient, je possède tout ce dont j’ai besoin et que je
peux m’approprier ».
Enfin,
« on ne peut résoudre aussi facilement la question de la propriété comme dans
les rêves des socialistes et même des communistes. La seule solution possible
sera la guerre de tous contre tous ».
Autrui empêche l’affirmation de la propriété individuelle. La force est la
catégorie relationnelle de l’égoïsme et
la guerre son développement physiologique.
« Tu as le droit d’être ce que tu peux être, [...] c’est de moi que provient
tout droit et toute légitimité, j’ai le droit de faire tout ce que je peux
faire. »
La réflexion que Bakounine nous propose à ce sujet est tout à fait différente.
Loin de postuler la nature déréglée de l’homme et, par conséquent, la liberté
comme absence de normes, il indique dans le rapport avec autrui le domaine de la
liberté. C’est la communauté même qui favorise et développe les conditions de
l’émancipation de l’être humain. La communauté ne réduit ni ne limite la
liberté. L’individu isolé ne peut prendre conscience de soi ; la prise de
conscience dépend seulement du rapport avec les autres : du dialogue.
« Être libre signifie, pour l’homme, être reconnu, considéré et traité comme tel
par un autre homme, par tous les hommes qui l’entourent. La liberté n’est jamais
un fait isolé, mais résulte de la vie en commun, non du détachement mais, au
contraire, de la communication, car la liberté de chaque individu n’est rien
d’autre que la reconnaissance de son humanité, ou de son droit humain dans la
conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux. Je peux me définir
et me sentir libre seulement en présence des hommes et face à eux. »
Il convient de souligner, en passant, que ce face à, écrit par Bakounine dans
Dieu et l’État, ne peut certainement pas être rendu par gegen en allemand,
préposition employée par Stirner pour indiquer un homme face à un autre homme
(Mann gegen Mann), qui évoque le conflit plutôt que l’altérité que le dialogue
permet de dépasser.
Nous remarquons que Bakounine se détache nettement des idées politico-juridiques
individualistes, qui supposent que l’individu constitue une monade isolée et
déréglée par nature et donc, dans ce contexte, libre. Cet homme, qui à l’état
naturel est seul, n’établirait que par la suite des rapports avec les autres ;
la participation à la vie sociale limiterait sa liberté. Les conceptions
individualistes opposent la socialité à l’individualité, la règle (toujours et
de toute façon) à la liberté.
Dans la vision bakouninienne, par contre, il n’y a aucune opposition entre les
deux termes. Au lieu de limiter l’individu, les autres le revalorisent au sein
d’une communauté libre. Ils lui donnent de la valeur.
C’est dans ce sens que l’auteur affirme, toujours dans Dieu et l’État, que :
« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent,
hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin de limiter ou
de nier ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la
confirmation. Je deviens vraiment libre seulement par la liberté d’autres, de
sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, plus profonde et
plus large devient ma liberté, parce que, une fois encore, je ne peux être
vraiment libre que lorsque ma liberté, ma dignité d’homme, mon droit humain (qui
consiste à n’obéir à personne et à déterminer mes actions conformément à mes
convictions propres), réfléchis par la conscience également libre de tous, me
reviennent confirmés par l’assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle
ainsi confirmée par la liberté de tout le monde, s’étend à l’infini . »
Les réflexions des deux auteurs se développent sur deux plans théoriques
opposés. Le moi absolu ancre solidement Stirner à la vision individualiste, dont
il est l’un des chantres les plus lucides et importants. Bakounine, loin de
postuler la nature déréglée de l’homme, recherche la réalisation humaine
complète dans le milieu social, dans la communication avec les autres.
C’est la nature typiquement politique de la vision bakouninienne, qui désigne
(ou reconnaît) la communauté, le rapport libre et donc politique de ses membres,
comme le lieu nécessaire de la croissance ou ascension de l’homme.
L’aboutissement inévitable du nouvel ordre étant l’organisation,
l’institutionnalisation des rapports politico-juridiques. Issue institutionnelle
à laquelle s’oppose la révolte, qui chez Stirner semble avoir une connotation
antijuridique très marquée. Toute forme de réglementation juridique est un
inconvénient, une limite à la liberté de l’individu, que l’égoïste doit éliminer
en déployant toute sa puissance. Puissance comme moyen d’autoaffirmation contre
et sur le droit. La révolte se dresse contre le juridique en tant que tel. La
même racine étymologique du terme nous reconduit catégoriquement à bellum.
Mais l’idée de révolution qui s’insurge contre l’autorité constituée en vue de
la remplacer par un ordre conforme à la justice, a une tout autre dimension.
De ce point de vue, la révolte peut être incluse parmi les faits antijuridiques,
tandis que la révolution a des implications juridiques possibles.
Le binôme droit-force
Cette constatation nous ramène à la perspective « moderne », caractérisée par le
binôme droit-force. En effet, c’est certainement dans le cadre d’une théorie
telle que la Doctrine pure du droit de Kelsen, qui lie en dernière instance le
droit à la force, que l’acte révolutionnaire engendre le droit.
La révolution marquerait donc un moment de continuité dans la vie du droit,
contrairement à la révolte qui en déterminerait la fracture. Dans ce sens, nous
pourrions rapprocher Bakounine de la perspective de Kelsen ; il s’agit en fait
d’une continuité non pas de contenu (qui supposerait une organisation juridique
statique), mais de forme, c’est-à-dire inhérente à la fondation-formation du
droit. L’acte révolutionnaire n’annule pas le principe d’une organisation
dynamique (comme Kelsen nous la décrit), basé sur la délégation d’une autorité
supérieure à une autorité inférieure.
Si l’acte révolutionnaire réussit, il devient l’élément fondateur de l’ordre
juridique même : une sorte d’objectivation de la Grundnorm.
En définitive, dans cette optique, la révolution non seulement n’entamerait pas
ce qui est l’essence du droit (la force) mais, en tant que force victorieuse,
elle conserverait cette même essence du droit comme force.
Les signes avant-coureurs se trouvent déjà dans la pensée de Hobbes et, avant
lui, de Marsille de Padoue, cependant c’est avec la doctrine publiciste
allemande que cette idée s’affirme dans toute son évidence, comme par exemple
dans le But dans le Droit de Rudolf Jhering, avant de culminer dans les
réflexions de Hans Kelsen.
Toutefois, ces penseurs qui replacent la révolution parmi les sources possibles
de l’ordre constitué, partagent une
autre idée que l’on ne retrouve pas chez Bakounine. Nous nous référons encore
ici à l’absence originelle de normes chez l’individu, conçu comme un être
anomique (il suffit de rappeler l’hypothèse de l’état naturel). L’absence de
tout penchant pour le droit de la part des associés devient un axiome
indiscutable des constructions théoriques de la perspective moderne.
L’organisation qu’elle propose ne se fonde pas sur la reconnaissance d’un bien
commun (idée que nous ne trouvons pas dans la perspective moderne), de ce qui
dans la diversité des individualités unit les hommes en une communauté
politique, mais sur l’efficacité des ordres de l’autorité constituée (le
souverain).
La Doctrine générale de l’État de Hans Kelsen nous suggère cette fois que seul
l’ordre lié à une sanction, et dicté par le souverain, est juridique. En
dernière instance, l’ordre (ou plutôt le système de commandements organisés et
appelés organisation) qui s’impose dans la réalité sociale est juridique.
Ces affirmations nous font repenser à Stirner, et précisément à ses paroles
sibyllines :
« Celui qui a le pouvoir a le droit : si vous n’avez pas l’un, vous n’avez pas
l’autre non plus. Est-il si difficile de comprendre cette vérité ? »
En définitive, si l’on peut reconduire
le droit à la force et que le moment d’organisation de la force est juridique,
alors la révolution victorieuse est forcément la source du droit, comme
l’avaient saisi les juristes que nous avons cités.
À ce point une question se pose : si l’on accepte ces axiomes, pourquoi nier la
valeur juridique de la révolte stirnérienne ? La révolte est l’opposition
irrémédiable entre la force du rebelle et la force de l’autorité constituée. Si
la force du rebelle prévalait, même sans projet révolutionnaire et
institutionnel, elle deviendrait paradoxalement la source
du droit.
Chez Stirner, l’essence de la représentation du droit est ce rapport direct avec
la force. La question de la propriété est un exemple de cette réduction :
« Les communistes affirment : la terre appartient de droit à celui qui la
cultive et ses fruits à celui qui les a produits. Je pense qu’elle appartient à
qui se l’approprie ou à qui sait la défendre. Celui qui se l’approprie aura non
seulement la terre, mais aussi le droit de la posséder. C’est le droit égoïste,
c’est-à-dire qu’il est juste que je possède ce qui me convient. »
Cette façon d’envisager le problème n’est pas éloignée de la construction
théorique propre à la perspective politico-juridique moderne. Dans les deux cas,
le droit dérive de l’emploi de la force, qui devient le pivot du rapport
politique et juridique.
Pour Kelsen, la légitimité de l’autorité juridique dépend de son efficacité. En
effet, nous pouvons lire dans la Doctrine pure du droit :
« Le gouvernement légitime de l’État est le gouvernement effectif qui, sur la
base d’une Constitution, élabore des normes générales et individuelles efficaces
» ;
ailleurs, il affirmera encore que
« le principe que l’on applique ici est appelé principe d’efficacité. Le
principe de légitimité est limité par le principe d’efficacité ».
La légitimité se réduit à l’efficacité chez Kelsen, tout comme chez Stirner
la propriété se réduit à la possession. Stirner ne remet pas en question
l’axiome « droit égal force », il le porte à sa conséquence extrême. Dans la
métaphore du sultan, proposée dans la préface très célèbre de son œuvre, Je n’ai
fondé ma cause sur rien, nous pouvons retrouver l’essence de l’État moderne :
« Le sultan n’a fondé sa cause sur rien d’autre que sur lui : pour lui, il est
tout en tout, pour lui il est l’unique et il ne tolère pas que quelqu’un ose ne
pas être des “siens”. »
Les manifestations de volonté non juridiques ou antijuridiques font de la force
une catégorie distinctive du droit. C’est le déploiement de la force qui
constitue la différence entre l’ordre d’un bandit et l’ordre de l’État.
Stirner :
« L’État exerce son “pouvoir”, l’individu ne peut pas le faire. Le comportement
de l’État est l’expression de son pouvoir, de sa violence, mais il l’appelle
“droit” alors que celle de l’individu est un “crime”. »
Kelsen :
« Dès que les organisations coercitives révolutionnaires s’avèrent efficaces
dans le temps, on les reconnaît comme des organisations juridiques, les
gouvernements des communautés qui se fondent sur ces dernières sont reconnus
comme des gouvernements d’État et leur actes comme des actes d’État et donc
juridiques. »
Le crime se transforme donc en droit.
Il faut dès lors se poser la question de la différence théorique entre la
révolution et la révolte, ainsi que du rapport existant entre ces deux termes et
l’organisation juridique. Vus sous l’optique politique et juridique moderne, ce
sont des moments différents de l’expérience juridique, qui s’appuient l’un comme
l’autre sur la force, sur la puissance. Chez Stirner et chez Kelsen, les issues
pratiques sont différentes, mais le noyau théorique est semblable. L’analyse
réaliste du phénomène juridique semble le confirmer, quand Olivecrona dans le
Droit comme fait réunit pour cette même raison des thèses qui pourraient sembler
opposées. C’est la force qui fait le droit.
« Du point de vue traditionnel, la création du droit à partir de la force
restera un mystère qui tourmentera éternellement l’esprit des malheureux
philosophes. En réalité, la création des constitutions à partir d’actes
révolutionnaires n’est pas plus mystérieuse que celui de la législation
ordinaire. Dans les deux cas, il arrive que quelques personnes élaborent un
ensemble d’impératifs destinés à toute la population qui est obligée d’y obéir.
»
Pour Olivecrona, il est impossible de distinguer les sources soi-disant légales
du droit des sources soi-disant révolutionnaires ; toutes les deux, en effet,
sont indissolublement liées par la représentation du droit comme force.
« Il n’est pas possible de tracer une ligne de séparation nette entre la
législation révolutionnaire et la législation ordinaire [...] Une révolution a
lieu au sein d’une société déjà gouvernée par le droit : finalement ce n’est
qu’un moyen pour changer le droit en vigueur. »
Dans un certain sens, Bakounine aussi est attiré par ce gouffre, puisqu’il voit
dans l’acte révolutionnaire (et donc dans la force victorieuse) la source de
l’organisation juridique. Mais il nous faut sortir de l’aporie où la perspective
juridique et politique moderne nous a conduits.
Reprenons alors la pensée de Bakounine pour chercher une issue possible.
Révolution ne signifie pas renversement spéculaire de la réalité (ce n’est donc
pas une structure utopique), mais plutôt remise en question de la réalité. Une
perspective authentiquement révolutionnaire ne pourra que rendre problématique
l’axiome dominant de la perspective politique et juridique moderne : l’équation
droit-force.
Par conséquent, la révolution ne sera pas conçue comme un moment de continuité
dans la vie juridique si l’on indique la force comme source du droit.
Bakounine bouleverse surtout le processus formatif du droit en refusant le
brocard hobbesien auctoritas non veritas facit legem, qui constitue le point de
rencontre formel entre l’ordre pré- et post-révolutionnaire. Il faut rechercher
le droit dans la liberté et dans la solidarité entre les membres de la
communauté : le droit dérive du dialogue, qui suppose la reconnaissance de la
dignité de l’autre.
« Faire humainement signifie : faire avec connaissance de cause et avec respect
humain ; avec respect et amour pour la vie, pour le droit, pour l’humaine
dignité et pour la liberté du prochain, c’est-à-dire de tous les êtres humains.
C’est la loi naturelle de la solidarité devenant tour à tour religion et pensée,
et devant devenir à la fin un fait réel et vivant, scientifiquement conçu et
largement accompli et organisé dans l’humaine société. »
Ailleurs, par exemple dans la Commune et l’État, Bakounine remarque que
« la morale de l’État est complètement opposée à la morale humaine. L’État
s’impose à tous les sujets comme le but suprême. Servir sa puissance, sa
grandeur par tous les moyens possibles et impossibles, tout en étant contraires
aux lois humaines et au bien de l’humanité, voilà la vertu, car tout ce qui
contribue à la puissance et à la croissance de l’État est bien, alors que tout
ce qui s’y oppose, même l’action la plus vertueuse du point de vue humain, est
mal. »
Bakounine ne pense pas que l’alternative radicale et nette à l’état actuel des
choses soit le renversement spéculaire de la réalité. Reconnaître chez les
associés un penchant pour le droit constitue le point central de la critique
bakouninienne ; le droit est le produit autonome qui émane de la communauté.
L’opposition entre le rapport despotique, qui sur le plan juridique s’explicite
dans le droit comme technique sociale de contrôle, et le rapport politique, qui
découle de la dialectique commun-différent d’origine socratique et
aristotélicienne et qui voit dans le droit le moment de la réglementation
autonome de la vie sociale, caractérise l’œuvre de Bakounine, au point de
pouvoir y trouver une rupture nette avec la perspective moderne où Stirner se
situe à plein titre.
Le droit comme intermédiaire ; l’expérience juridique est donc pour Bakounine le
milieu de la recherche constante de la valeur, sur laquelle les rapports humains
se fondent (c’est toujours
l’Éthique à Nicomaque d’Aristote qui retentit au loin).
Stirner propose un regroupement social antithétique à l’État public, sans
développer toutefois son analyse à partir de catégories différentes par rapport
à celles des autres théoriciens modernes. Les mêmes instruments sont utilisés
pour la même opération : l’exaltation de la puissance comme dernière catégorie
politique. Il y a chez lui les signes avant-coureurs d’un certain libéralisme «
poussé » qui, à partir de von Hayek et Friedman, « redécouvre » le marché comme
un ring sauveur.
Stirner détruit l’idée d’ordre qui guide la pensée moderne pour reproposer une
sorte de retour à l’état de nature sans aucune norme. Mais les deux perspectives
retrouvent dans la puissance le pivot de tout rapport : l’une, en la concentrant
dans le seul sujet politique reconnu (le souverain), l’autre, en la fractionnant
dans la réalité sociale où, après le conflit, l’Unique reprend sa valeur.
La construction théorique est la même. Stirner comprend tout à fait que
l’autorité ne peut se fonder (dans la perspective moderne) que sur la force
qu’elle peut exercer. La libération de la force du Sultan se réalise à travers
la puissance de l’Unique. Tout en saisissant que la prétendue unicité de la
souveraineté de
l’État n’a ni fondement ni justification, il ne parvient pas à libérer l’Unique
de la logique endémique du pouvoir de la perspective moderne ; il ne lui oppose
pas un rapport politique de tradition
aristotélicienne, mais plutôt une lutte titanesque. La puissance contre la
puissance (Macht gegen Macht).
NOTES
* Dans cet article, toutes les citations ont été tirées des éditions italiennes des œuvres et traduites en français. Leur valeur n’est donc pas philologique, mais plutôt explicative de la pensée des auteurs. La traduction de l’italien a été faite par Paola Murer.