Recherches libertaires ML février 1967
Que serions-nous sans les autres ? L’individu peut-il exister seul ? Questions bouleversantes auxquelles l’anarchisme doit répondre. Les libertaires ont toujours affirmé que l’homme était la cellule de la société, mais les sociologues pensent que la valeur de l’être humain provient de ses relations avec ses semblables.
Il faut reconnaître que notre pensée qui s’exprime, dans la majorité des cas, par le langage oral ou écrit, est esclave des mots qu’elle emploie. Or cette langue nous a été communiquée par nos parents, par nos aînés. Sans eux, saurions-nous seulement parler ? Un peintre qui ne pourrait pas peindre, ne serait jamais à même de faire une création artistique, il ne serait peintre que par l’imagination. Il ne lui serait pas possible de s’exprimer par la peinture. Sa pensée elle-même se trouverait bloquée, tout comme pour l’homme qui ne connaîtrait aucune langue, et qui ce faisant n’aurait plus rien de commun avec les humains, sinon le physique (exemple des enfants sauvages élevés par des loups).
Faire évoluer le milieu
Cet exemple pourrait être repris pour la marche, l’utilisation de l’outil... La société modèle chacun. Est-il alors possible d’être individualiste dans de telles conditions ? Un homme peut-il avoir la liberté élémentaire d’orienter sa vie à sa guise malgré le moulage qu’il a subi et subit encore ? Ici il faut bien préciser qu’être individualiste ne signifie pas que l’on désire vivre seul, isolé. L’individu maître de sa vie va essayer de l’utiliser au mieux suivant ses aspirations et le monde ambiant. Il ne s’intègre pas pour cela, il utilise les forces du milieu pour aller dans le sens qu’il désire. Il reste vigilant et responsable.
Il ne saurait être question de rejeter purement et simplement l’idée d’influence des autres sur soi. Ce serait nier la réalité. Celui qui le ferait emploierait pour cela des mots qu’il doit aux autres, pour ne citer que cette contradiction.
Plus valable est l’attitude qui consiste à trouver les domaines de ces influences que l’on appelle des aliénations en langage actuel (1), Les sociologues les cherchent, la plupart du temps, pour permettre une meilleure intégration des individus dans la société. Les révolutionnaires vont plus loin, ils désirent désaliéner l’être humain, le libérer.
L’homme libre est celui qui, ayant pris conscience de ses limites et de l’influence des autres sur lui-même, va faire en sorte que le milieu évolue, de manière à faciliter la désaliénation des autres par voie de conséquence.
L’effort alors demandé est énorme. Il est plus difficile de nager que de faire la planche, même si on nage avec le courant. Aussi ne faut-il pas s’étonner si la majorité ne cherche qu’à résoudre des problèmes matériels. Ce qui ne veut pas dire que les problèmes matériels soient dissociables du reste de la vie, bien au contraire. Mais placer une machine, ou un mécanisme, qui agit, au lieu de chercher sans cesse une nouvelle solution est tellement plus facile !
La caractéristique de notre époque consiste en effet à trouver une loi partout et pour tout. Cette loi trouvée, il n’y a plus à chercher pour faire face aux diverses situations qui se présentent. Il suffit d’appliquer la loi dite « naturelle », « historique », ou « scientifique ». Autant de termes différents, suivant l’étiquette du chercheur, pour désigner la même chose.
De la violence à la liberté
Lorsque nous discutons avec des personnes plus ou moins intégrées dans notre société, mais non révolutionnaires, il est courant de leur entendre dire que les guerres, le pouvoir... ont toujours existé et qu’ils existeront de ce fait toujours. La réalité semble leur donner raison et seul l’espoir nous permet de penser le contraire. Mais ce n’est pas en espérant que nous ferons avancer la question. Il faut trouver quelque chose à faire pour s’opposer à la mécanisation de l’individu. Quoi ? A cette question, je suis resté longtemps sans réponse satisfaisante. Or la lecture du livre de M. Guyau : « Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction », conjuguée à quelques idées d’E. Armand m’ont amené à un début de solution.
De nombreuses personnes ont émis des idées visant à aménager les rapports des hommes entre eux. C’est le cas, tout particulièrement, des anarchistes. Mais ces idées n’ont jamais été sérieusement mises en pratique. Elles sont restées lettres mortes ! La violence, la domination ont continué à régir les rapports malgré les dénonciations successives des penseurs et des militants.
Le milieu restant stable, les idées n’étant pas appliquées, il ne pouvait en être autrement. Pour aller plus loin encore faut-il avoir avancé.
Il est logique d’échafauder une nouvelle forme de rapports entre les humains. Nous acceptons bien l’urbanisme qui n’est que l’organisation rationnelle de la vie concrète, pourquoi n’envisagerions-nous pas de modifier de telle ou telle manière la vie en général ? Nous sommes bien passés par la volonté, les gens cherchant sans cesse à vivre plus confortablement, de la caverne au building (qui ne vaut pas toujours mieux), pourquoi nous refusons-nous à vouloir passer du stade de la violence (dans tous les rapports humains : travail, sexualité, famille...) à celui de la liberté, de la fraternisation. La violence est instinctive et non naturelle. Rechercher un abri (la caverne) est instinctif, l’intelligence et la volonté permettent de l’améliorer.
Une société dans laquelle il nous plairait de vivre, nous autres, anarchistes, serait formée d’hommes libres et responsables. Il ne s’agirait plus de trouver des formules mathématiques mais de résoudre la difficulté présente entre tous, en ayant bien présent à l’esprit que nous seuls pouvons décider de ce qui nous convient. Etre libre c’est choisir d’être responsable et ne pas oublier de le mettre en pratique.
Apprendre à penser
Mais comment passer de la société actuelle à ce que nous concevons comme étant mieux ? Ce ne sera certes pas en émettant des lois et des règles. Nous ignorons ce que sera cette société future, si un jour l’Humain décide d’en prendre le chemin, n’ayons pas honte de le dire. Que s’y passerait-il, qu’y ferons-nous ? L’idée que j’en ai dépend de mon état de vie actuel. Mais la libération et l’expérimentation vont amener de nouvelles conditions d’où partiront de nouvelles idées. Le but à atteindre se transformera au fur et à mesure que nous l’approcherons. II est donc indispensable de vivre au présent en appliquant ce que nous pensons être meilleur que ce qui existe. Le résultat permettra d’orienter les nouveaux aménagements.
L’acceptation d’un telle expérimentation demande déjà un effort et un approfondissement de la pensée et de l’étude qu’il n’est pas courant de rencontrer, malheureusement.
Pour en arriver là il faudrait se débarrasser d’une idée trop répandue, à savoir que tout un chacun croit penser correctement. Il est admis que tout le monde ne sait pas nécessairement faire des mathématiques, mais il est considéré comme inadmissible par les partisans de la liberté que certains puissent penser mieux que d’autres (mieux ne signifiant pas plus juste). Attention ! je ne suis pas monolithique, je souhaite des idées divergentes, mais elles doivent avoir été étudiées, réfléchies, travaillées. Elles doivent être l’expression logique de celui qui les professe.
Un être sera peut-être plus intelligent qu’un autre, ses idées n’en seront pas pour cela meilleures. La pensée, le raisonnement sont des choses qui se travaillent. Tout comme le sportif s’entraîne, celui qui veut penser doit apprendre. On ne pense pas bien ou mal a priori, on apprend à penser, et l’intelligence permet alors d’utiliser la méthode pour dépasser le connu et explorer l’inconnu. Tant qu’il sera admis qu’il suffit d’émettre des idées pour avoir une pensée, les progrès resteront nuls.
II y a certes de grands penseurs. Mais que peuvent-ils faire sinon actualiser le passé ? Le milieu ne bouge pas. Tout le monde discute, mais personne n’agit ou si peu. Nous nous laissons emporter par la vague sans trop savoir où nous allons, sans trop rien faire pour l’arrêter. N’est-ce pas un phénomène scientifique ?
Jean COULARDEAU.
1) Avec certaines nuances néanmoins, mais il serait trop difficile de les expliquer ici. Disons qu’il y a aliénation lorsque l’influence se produit à l’insu de l’intéressé qui se croit libre
Cet article est paru dans le numéro de février 1967 du « Monde libertaire »