Les coopératives et le mouvement ouvrier dans les années 1840ne sont qu’une seule et même démarche, c’est pourquoi il nous est apparu nécessaire d’examiner l’influence de l’utopie et des expériences coopératives sur le marxisme naissant,
Karl Marx et l’utopie
– Contrairement à une idée couramment répandue, Marx n’a pas rejeté en bloc les utopistes comme n’étant pas digne de foi. Bien au contraire, ils ont avec Marx une identité de vue totale en ce qui concerne la société future "régénérée". D’ailleurs, les remarques de Rubel sur l’utopie de Marx sont fort judicieuses et éclairent beaucoup les idées reçues sur Marx et le marxisme. L’utopie sociale de Marx soutient toute son oeuvre comme un étai, "Marx n’a pas aboli l’utopie, il en a au contraire, renouvelé le sens, en élargissant sa sphère d’application," En liant « le postulat éthique de la réalisation du socialisme à la loi scientifique de l’effondrement du capitalisme » Marx "implante l’utopie de l’avenir dans la lutte du présent et propose une dialectique de la révolution ouvrière : si le prolétariat est capable de vouloir et de faire sa révolution, le socialisme lui sera donné de surcroit ; autrement dit : en prenant conscience de leur état d’aliénation, les travailleurs sont à la fois capables de détruire la société capitaliste et de bâtir l’utopie : société sans état, sans classe, sans argent,"
Marx renverse le schéma de l’utopie, il en fait une démarche en deux étapes : révolution-création, Rubel en conclut que : "l’utopie et la révolution sont les deux coordonnées historiques du mouvement ouvrier, les deux modes d’intuition de la pensée socialiste : l’utopie, c’est la dimension de l’espace la révolution c’est la dimension du temps. C’est dire que pour se réaliser, le mouvement socialiste doit se penser comme utopie et comme révolution, l’un étant inséparable de l’autre. C’est dire que l’homme révolutionnaire doit s’affirmer simultanément utopiste et révolutionnaire". Révolution et utopie sont donc les fondements normatifs de l’éthique socialiste". Cette éthique se retrouve dans la plupart des penseurs qui se réclament du socialisme et de l’anarchisme.
Marx considère les utopistes ou socialistes fondateurs de sectes comme des moments nécessaires à la gestation d’une classe ouvrière en voie de prolétarisation. Dans un de ces brouillons de texte sur la commune de 1871, il exprime nettement sa position : "les utopistes tout en décrivant dans leur critique de la société actuelle le but du mouvement social, l’abolition du système salarial avec tous ses présupposés économiques de domination de classe, ne trouvent ni dans la société elle-même les conditions matérielles de sa transformation, ni dans la classe ouvrière le pouvoir organisé et la conscience du mouvement. Ils essaient de remplacer les données historiques du mouvement par des tableaux et des plans visionnaires d’une nouvelle société : ils voyaient le vrai moyen de salut dans la propagande pour les idées". Mais et c’est l’essentiel "à partir du moment où le mouvement de classe des travailleurs devint une réalité, les utopies fantaisistes s’évanouirent non point parce que la classe ouvrière avait abandonné le but visé par les utopistes, mais parce qu’elle avait découvert les moyens concrets pour réaliser ces utopies".
Les utopistes désirent améliorer les conditions d’existence de tous les membres de la société. Fourier n’a-t-il pas écrit "Nous voulons un monde où tout le monde soit heureux, même les riches". Ils font appel à toute la puissante raison pour convertir les pourvus de ce monde. Ils leur étalent sous les yeux les modèles d’une société d’abondance pour tous, ils se veulent rassurants. Fourier attend toujours son mécène pour changer le monde. Le trait commun à tous les socialistes de l’utopie est leur répulsion pour l’antagonisme de classe. La violence révolutionnaire fait frémir leur fibre égalitariste. "Ils veulent atteindre leur but par des moyens pacifiques et ils essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences limitées qui, naturellement, sont vouées à l’échec". Toutes leurs thèses ne font qu’anticiper la disparition de l’antagonisme de classe. Pourtant, Marx précise que "si à beaucoup d’égards les auteurs de ces systèmes étaient révolutionnaires, les sectes formées par leurs disciples sont toujours réactionnaires, car ils maintiennent les vieilles idées de leur maitres en face de l’évolution historique du prolétariat". Ils tombent peu à peu dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs et ne s’en distinguent plus que par un pédantisme plus systématique, par leur foi superstitieuse et fanatique dans les effets miraculeux de leur science sociale. Ils s’opposent donc avec acharnement à tout mouvement politique des ouvriers, qui ne pourrait provenir à leur avis, que d’un aveugle manque de foi dans le nouvel évangile".
Pour Owen, le mécanisme fut exemplaire. Il y eut un conflit grave entre Owen et les responsables syndicaux qui, aux yeux d’Owen, prêchaient la haine de classe. I1 répondit à ce déviationnisme de sa pensée par un congrès pour tenter une réconciliation des classes en Angleterre. Pourtant, Engels n’hésita pas à déclarer que "tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent menés à bien en Angleterre dans l’intérét des travailleurs se rattachent au nom d’Owen", Et,Marx n’a jamais caché sa dette envers lui. Owen ne préconisait pas un retour à la nature, ni l’abolition des machines mais l’usage coopératif des machines et le plus vaste développement de la connaissance scientifique, source de richesse illimitée pour tous et force libératrice, Pour Owen, le retour à une autarcie est "une sorte d’utopie négative". I1 propose l’effort de tous en vue de comprendre les méthodes de production et de s’en rendre maitres et de rétablir ainsi la dignité du travail humain en en faisant la source du bonheur comme de la prospérité matérielle.
Marx parle de socialisme pacifique quand il fait référen-ce aux utopistes ; il est intéressant de noter au passage que D. Desanti dans son livre "les socialistes de l’utopie" emploie pour désigner les mêmes auteurs le terme : socialistes non-violents. Que faut-il entendre par là ? Que la non-violence recouvre une conception réformiste du socialisme ? Ce qui d’ailleurs se vérifie en maints exemples, et parler de socialisme serait presque une gageure, voire une injure dans certains cas,
Si le mouvement ouvrier et Marx sont redevables aux utopistes, ils le sont autant et même plus de leurs oeuvres : les coopératives.
Marx et le mouvement coopératif
La coopération ouvrière ne pouvait être passée sous silence par Marx, toutefois, il n’a pas consacré d’ouvrages particuliers à ce sujet. Les textes sur les coopératives sont dispersés un peu partout, Lowit (cf. Marx et le mouvement coopératif) voit en cela la cause de l’ignorance quasi totale des "Marxisants" pour l’intérét que Marx portait à ces premières grandes réalisations de la classe ouvrière. Dans ses quelques écrits les concernant, il les aborde en deux temps,
– a) Reconnaissance de la valeur historique des coopératives
Nous avons déjà souligné que Marx n’a jamais porté de condamnation de l’utopie, en la considérant pour elle-même. De même, pour l’idée coopérative qu’il ne prend pas "en soi", il ne vise pas le principe sur lequel les coopératives assoient leurs fondements, "Mais il y avait en réserve une victoire bien plus grande de l’économie politique du travail sur l’économie politique de la propriété. Nous voulons parler du mouvement coopératif et, spécialement des manufactures coopératives érigées par les efforts spontanés de quelques mains hardies. La valeur de ces grandes expériences ne peut pas être surfaite. Ce n’est pas par des arguments, mais par des actions que les travailleurs ont prouvé que la production sur une grande échelle et en accord avec les exigences de la science moderne peut être exercée sans l’existence de la classe des maîtres employant celle des manœuvres ; que les moyens du travail, pour porter fruit n’ont pas besoin d’être monopolisés ni d’être détournés en moyen de domination et d’exploitation contre les travailleurs ; et que le travail salarié, tout aussi bien que le travail des esclaves,-que le travail des serfs, n’est qu’ une forme transitoire et inférieure qui est destiné à disparaitre devant le travail associé. Les premières semences du système coopératif ont été jetées en Angleterre par Robert Owen » "Marx dégage l’économie coopérative de ses origines doctrinales. I1 énonce ainsi une de ses idées-fondamentales, à savoir que "l’émancipation des travailleurs doit être l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes". Il a une confiance sans borne en la spontanéité de la classe ouvrière. Les entreprises coopératives démontrent que le capitalisme, "comme fonctionnaire de la production" est devenu superflu. Ces entreprises sont une première brèche dans le système ; en supposant que la production coopérative ne soit pas un "leurre, ni un piège" et qu’elle puisse évincer le système,capitaliste, si l’ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous leur propre direction et mettant fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du très "possible" communisme ?"
– b) Limites historiques de la coopération
Si la coopération, pour Marx, s’inscrit dans une "perspective globale de l’histoire de l’humanité" dont elle est à la fois le point de départ et le point d’arrivée, elle ne peut prendre figure de seule "formule" émancipatrice. Marx rappelle, à juste titre, que les associations ouvrières n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont des créations indépendantes aux mains des travailleurs et qu’elles ne sont protégées ni par les gouvernants, ni par les bourgeois".
En critique et économiste avisé, il a vu dès le début du mouvement coopératif ses failles et ses ambiguïtés, "L’expérience de 1848 à 1864 a prouvé au dessus de tout doute, que tout excellent qu’il soit en pratique, le travail coopératif, enfermé dans le cercle étroit des efforts partiels des ouvriers éparpillés, n’est pas capable d’émanciper les masses, n’est pas même capable d’alléger sensiblement le fardeau de leur misère". Marx remarque que les coopératives "reproduisent naturellement et nécessairement partout, dans leur organisation effective, tous les défauts du système existant". Constatation qui va de pair avec la simple évidence que "sans le système des fabriques issues du mode de production capitaliste, l’atelier coopératif ne pourrait pas se développer, pas plus qu’il ne le pourrait sans le système de crédit issu du même mode de production", (Cette remarque demeure, malgré les années, absolument valable). Marx développe sa pensée en précisant que "ce système de crédit qui constitue la base principale de la transformation progressive des entreprises capitalistes privées, en sociétés capitalistes par actions, offre également les moyens d’une extension progressive des entreprises coopératives à une échelle plus ou moins nationale. I1 faut considérer les entreprises capitalistes par actions, et au même titre, les ateliers coopératifs comme des formes de transition du mode capitaliste de production au mode de l’association productrice avec cette différence que, dans les premières, l’antagonisme est aboli négativement , dans les secondes, positivement".
Le grand danger pour les coopératives est la "récupération" par le haut qui peut se manifester de 3 façons.
– Renforcements des législations sur les coopératives, limitations dans leurs activités...
– En second, Marx remarque que l’accord de "subventions gouvernementales" permet aux fonctionnaires de "mettre da-vantage leur nez partout".
– Et surtout, les plus à craindre sont les sociaux-réformistes (Marx vise notamment Buchez.et Lassalle : cf. Annexe I) car en essayant de faire reconnaitre les coopératives par les gouvernements ils détruisent la volonté révolutionnaire des coopérateurs, "Tout appui accordé aux sociétés coopératives est nul comme mesure économique, cependant qu’il étend en même temps le système de tutelle, corrompt une partie de la classe ouvrière et émascule le mouvement". Marx en conclut que "l’honneur du parti ouvrier exige qu’il repousse ces chimères avant que l’expérience ne les détruise. La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est rien",
Le cas Lassalle mérite que l’on s’y attarde, car il anticipe sur l’évolution du mouvement coopératif. Pour Lassalle, c’est dans la croyance en la toute puissance de l’idée que réside la force de tout mouvement révolutionnaire". Mais ce sentiment implique l’oubli des moyens et des difficultés de la réalisation de l’idéal, d’où l’absence chez les masses révolutionnaires de toute compréhension des moyens pratiques dont elles disposent. Lassalle alla jusqu’à affirmer à Bismarck, dans leur correspondance que la classe ouvrière « se sent par instinct favorable à la dictature » et qu’elle est disposée à voir dans la couronne „le porteur naturel de la dictature sociale". Si bien que "au lieu de découler du processus de transformation révolutionnaire de la société, "l’organisation socialiste du travail collectif" résulte de l’aide de l’Etat, aide que l’Etat fournit aux coopératives de production que lui-même (et non le travailleur) suscite. Croire qu’on peut construire une société nouvelle au moyen d’emprunts d’Etat aussi, facilement qu’un chemin de fer, voilà qui est bien digne de l’imagination de Lassalle !
Pour résumer tout ceci, on peut citer un extrait du "Rapport du Conseil Central sur les différentes questions mises à l’étude à la Conférence de Septembre 1865".
"L’oeuvre de l’A. I. T, est de généraliser et d’unifier les mouvements spontanés de la classe ouvrière, mais non de leur prescrire ou de leur imposer un système doctrinal quel qu’il soit. Par conséquent, le Congrès ne doit pas proclamer un système social de coopération, mais doit se limiter à l’é-nonciation de quelques principes généraux.
– Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, fondée sur l’antagonisme des classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux.
– Mais le mouvement coopératif limité aux formes minuscules issues des efforts individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, des changements généraux sont indispensables. Ces changements ne seront jamais réalisés sans l’emploi des forces organisées de la société.
Donc, le pouvoir gouvernemental, arraché aux mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les classes ouvrières elles-mêmes.
De ces analyses des premières réalisations coopératives, Marx dégage les grandes lignes de sa pensée.
D’après lui, pour être efficaces, les coopératives doivent s’organiser "nationalement" et surtout il soulève le difficile problème de la propriété des moyens de production (terre, ateliers...). Pour les maîtres-penseurs de la coopération, cette propriété est celle des coopérateurs-producteurs. Pour Marx, cette formule est dangereuse car, remettre les biens de production aux "ouvriers associés serait livrer toute la société à une classe particulière de producteurs", et ceci dans chaque secteur de 1a vie économique : agriculture, industries, distribution (commerce, bureaux,.,). Marx propose la nationalisation qui l’entraînera un changement complet dans les rapports entre le travail et le capital ; elle supprimera finalement toute la production capitaliste, industrielle aussi bien que rurale. Ce n’est qu’alors que disparaitront les différences de classes et les privilèges en même temps que la base économique d’où ils naissent, et la société sera transformée en une association de "producteurs",.. Il n’y aura alors plus de gouvernement ni d’Etat distinct de la société elle-même. L’agriculture, les mines, l’industrie, en un mot toutes les branches de la production seront organisées graduellement de la manière 1a plus efficace. La centralisation nationale des moyens de production deviendra la base naturelle d’une société qui se composera d’associations de producteurs libres et égaux, qui agiront en gleine conscience suivant un plan commun et rationnel. Tel est le but vers lequel tend le grand mouvement économique du XIX ème siècle".
C’est ce que Engels exprime encore plus clairement dans une de ses lettres à Bebel : Marx et moi n’avons jamais douté que, lors du passage à l’économie communiste, nous devrons utiliser l’exploitation coopérative sur une grande échelle comme étape intermédiaire. Or, il faudra s’arranger pour que la société, donc l’Etat, conserve la propriété des moyens de production de sorte que les intérêts particuliers des coopératives ne pourront s’affirmer vis-à-vis de la société dans son ensemble".
I1 n’est pas nécessaire de développer davantage cette "donnée fondamentale" de la pensée marxiste. Mais il sera intéressant par contre à partir de ces citations et de l’étude du mouvement coopératif, de relancer la débat sur le thème : Autogestion et propriétés des moyens de production .