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TEMPS HISTORIQUES ET TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES

Le passage que nous venons d’esquisser et qu’on pourrait définir du point de vue idéologique comme un dépassement du classicisme en humanisme(34), essayons maintenant de le transformer en modèle théorique avant de le traduire en termes historiques. Selon nous, analyser ce passage signifie opérer une confrontation/affrontement entre TEMPS HISTORIQUES et TEMPS REVOLUTIONNAIRES. Avec les premiers sont présentes toutes les conditions DONNEES par la société du moment, avec les seconds, au contraire, toutes les conditions POSSIBLES, à partir de ces données, de la société future. Par conséquent. à l’intérieur des premiers sont également présentes toutes les forces historiques de l’ordre constitué ainsi que ces forces qui, tout en n’acceptant pas cet ordre, en ont théoriquement et idéologiquement assimilé la représentation formelle : le pouvoir. C’est pourquoi la représentation du monde - ou des conditions DONNEES — n’est pas seulement que le reflet des TEMPS HISTORIQUES mais aussi de leur représentation autoritaire. L’image de cette dernière est inévitablement l’image de la réalité et réciproquement.

De l’autre côté an contraire, le seul mouvement qui ait nié tout oela - en signifiant les conditions possibles comme absence de TOUT pouvoir, et donc en cherchant à superposer aux temps historiques les TEMPS REVOLUTIONN AIRES a évidemment été l’anarchisme. Non pas dans le sens d’une vision "chiliaste", c’est-à-dire d’une conception du monde soustraite au TEMPS et à l’ESPACE comme le voudrait Karl Mannheim(35), mais d’une représentation de ceux-ci incluse dans le cours du changement historique révolutionnaire : en d’autres termes, LE SUJET RECONNAIT LA REALITE POUR AUTANT QU’IL LA TRANSFORME.

Reconstituer la rencontre/affrontement entre ces deux pôles - TEMPS HISTORIQUES ! TEMPS RFVOLUTIONNAIRES (qui dans le mouvement socialiste représentaient respectivement le courant autoritaire et le courant libertaire) (36), c’est rechercher historiquement les points les plus hauts atteints par les masses opprimées dans leur tentative de forcer les premiers en faveur des seconds. Ces points sont la Révolution Russe et la Révolution espagnole. Celles-ci se distinguent par l’extension de la lutte et la qualité de quelques-uns de leurs épisodes : l’Ukraine et Cronstadt pour la première ; la Catalogne et Barcelone pour la seconde.

Nous pensons qu’il est nécessaire d’opérer une confrontation entre ces deux expressions pour mieux en comprendre la signification. Voyons d’abord en quoi se caractérise la Révolution Russe. Il faut tout de suite relever qu’elle n’est pas seulement le résultat d un travail révolutionnaire préparatoire, mais aussi le produit de certaines contingences historiques comme par exemple la guerre -, lesquelles sont plus la conséquence des contradictions du système capitaliste mondial que le résultat direct d’un mouvement subversif visant à les porter à un point de rupture. Dans son explosion quasi improvisée la Révolution russe anticipe donc en partie le mouvement révolutionnaire, présentant en cela une conséquence immédiate, à savoir une dimension spontanée imprévisible et IDEOLOGIQUEMENT NON ORIFNTEE(37). En effet, à la différence de la Révolution espagnole qui fut le résultat d’une longue tradition et d’une préparation anarchiste et anarcho-syndicaliste au sein des masses ouvrières et paysannes, la Révolution russe n’est que dans une faible mesure le résultat de ce genre de travail.

Cette REFERENCE ORGANISATIONNELLE SPECIFIQUE ne prenant pas racine dans les classes subalternes, le procès révolutionnaire se déroule certes de façon libertaire et autonome, mais non DANS UNE ORIENTATION libertaire et autonome. Il en résulte qu’après le coup d’état bolchevique d’Octobre 17, les masses tombèrent vite sous la dictature marxiste (à l’exception de cas isolés immédiatement réprimés) ou, par euphémisme, sous l’hégémonie de la classe ouvrière. La réalisation du communisme par abolition des classes et de l’Etat se plie donc ici aux échéances des TEMPS HISTORIQUES. Elle ne résulte donc plus des conditions POSSIBLES mais des conditions DONNEES, c’est à dire la guerre. l’encerclement de la Russie par les puissances occidentales, le danger contre-révolutionnaire intérieur, le faible développement des forces productives, l’éducation insuffisante des masses, etc. Les conditions DONNEES se sont maintenant transformées en conditions JUSTIFICATIVES : l’émancipation est renvoyée à plus tard, ou, toujours par euphémisme, à la maturation des TEMPS HISTORIQUES.

Par contre, l’Ukraine puis Cronstadt continuent à affirmer dans la Révolution russe les TEMPS REVOLUTIONNAIRES. Il y a toutefois une différence entre les deux : tandis que Cronstadt n’est que l’expression de la spontanéité libertaire IDEOLOGIQUEMENT NON ORIENTEE de la révolution (38), l’Ukraine au contraire représente une conscience idéologique précise et donc, à la différence de la première, une alternative organisée au pouvoir bolchevique. Cronstadt se présente comme REFUS DE LA GESTION DES TEMPS HISTORIQUES, l’Ukraine comme PROPOSITION DES TEMPS REVOLUTIONN AIRES. Il s’ensuit que l’anarchisme s’exprime sur deux plans différents. Dans le premier cas de manière informelle, dans le second de façon consciente ; Cronstadt représente l’action comme pensée, l’Ukraine la conscience idéologique de cette expression(39). De toute manière, tous deux présentent une faiblesse objective des TEMPS REVOLUTIONNAIRES de par le manque de ce point de référence spécifique dont nous avons parlé plus haut : un mouvement anarchiste solidement organisé et implanté historiquement dans les masses. L’échec de la révolution ne doit pas pour autant être imputé à celui-ci, mais à ce désavantage objectif (40).

Le cas de l’Espagne est tout à fait différent, sinon opposé. Contrairement à la Première Guerre Mondiale qui est une des causes de la Révolution russe, le coup d’Etat fasciste en Espagne n’est que la conséquence de la pression révolutionnaire des masses opprimées L’énorme travail de préparation effectué sur des dizaines d’années, travail de milliers et de milliers (le militants anarchistes anonymes, n’a pas été sans effet : la dimension de la spontanéité libertaire de la révolution est aussi le reflet d’une conscience et d’une orientation idéologique précises. LES PREMIERS MOIS REPRESENTENT L’ECHLANCE DES TEMPS REVOLUTIONNAIRES. C’est le point le plus haut atteint par l’homme au cours de sa lutte millénaire pour l’émancipation. La créativité autogestionnaire de la Catalogne, les collectivités d’Aragon et du Levant ne sont pas des épisodes sporadiques, mais l’expression du passage des TEMPS HISTORIQUES aux TEMPS REVOLUTIONNAIRES. Cette expression, c’est le peuple en armes. la guerre révolutionnaire, réalisation IMMEDIATE des conditions POSSIBLES : en somme, la construction sociale selon les échéances révolutionnaires(41).

On peut alors se demander pourquoi la Révolution espagnole a échoué. La suprématie militaire des fascistes et la trahison des staliniens sont-elles des causes et des explications suffisantes à cet échec ? Pas à notre avis. Il est exact que les TEMPS HISTORIQUES avaient dans les fascistes et les staliniens des représentants très qualifiés et objectivement alliés, les premiers représentant la condition historique du handicap (supériorité économique et militaire) et les seconds, la théorisation et la pratique idéologique de cet handicap (sabotage systématique de la Révolution sociale pour lutter sur le même plan que l’ennemi - une paille ! -). Il est vrai toutefois que le mouvement anarchiste espagnol vivait la possibilité matérielle de neutraliser ces derniers. Nous savons qu’il ne le fit pas car une partie de celui-ci finit par subordonner les TEMPS REVOLUTIONNAIRES aux TEMPS HISTORIQUES. Le choix de la guerre à la place de la révolution et la militarisation qui s’ensuivit, la subordination au front unique (lire : aux communistes) accompagnée de la renonciation aux acquis révolutionnaires. la passivité et l’inertie face au sabotage des collectivités par les staliniens, l’incroyable abandon des vérités anarchistes les plus élémentaires sur le rapport moyens fins - autrement dit l’absurde présence des anarchistes au gouvernement - en somme la considération selon laquelle il fallait renvoyer à plus tard la réalisation du projet anarchiste. voilà les échéances des TEMPS HISTORIQUES qu’une partie du mouvement anarchiste accepta en refusant de jouer jusqu’au bout la logique des TEMPS REVOLUTIONNAIRES (42).

Si les raisons de l’échec de la Révolution russe doivent être recherchées dans l’analyse des conditions objectives du CONTEXTE GENE RAL - puisque l’anarchisme ne représente qu’une partie de ce contexte (en d’autre termes, le sujet révolutionnaire ne représentant pas à lui seul toute l’objectivité de la situation) - les raisons de l’échec de la Révolution espagnole, au contraire, doivent surtout être cherchées dans l’anarchisme, celui-ci ayant dramatiquement exprimé EN SON PROPRE SEIN les deux TEMPS qui, dans la Révolution russe, se tenaient face à face dans deux camps opposés. Mais que signifient ces considérations au niveau d’une compréhension et d’une définition historique de l’anarchisme ? Comment et où se situent-elles dans notre recherche d’une EXPLICATION INTERNE du sujet historique à l’examen ?