La première remarque d’ordre général concerne la série simultanée, complexe et disparate de jugements et d’interprétations relatifs à l’idéologie et à l’histoire de l’anarchisme. Certains points de vue, bien qu’émanant parfois de la même école idéologique, sont si contradictoires entre eux qu’ils s’annulent réciproquement, alors que d’autres, même s’ils ne sont pas opposés, sont de toute façon assez différents. Une telle diversité rend toute analyse de synthèse extrêmement difficile : la matière est vaste et recouvre des horizons politiques et culturels très hétérogènes. En outre, Si la multiplicité de jugements est l’indice d’une difficulté objective contenue dans la matière - de par son étendue et sa complexité - elle démontre d’autre part que les jugements se ramènent tous de leur aspect scientifique à celui, plus significatif et concret, des motivations idéologiques.
Il n’y a qu’un point commun à ces diverses positions, c’est celui relatif au caractère "utopique" de l’anarchisme. Dans l’hétérogénéité des interprétations, c’est le seul fil conducteur, la seule matrice où se regroupent les différentes conceptions et interprétations de départ. Marxistes et conservateurs, radicaux et réactionnaires, libéraux et progressistes sont tons d’accord pour assigner avant tout à l’anarchisme une dimension utopique. Il s’ensuit que Si l’histoire humaine a été jusqu’ici histoire du pouvoir, l’histoire de l’anarchisme a été une anti-histoire. Sa négation de l’Etat, donc de la disposition historico-politique de la civilisation moderne, le fait de dénier toute validité révolutionnaire "à /a façon même dont se présente la révolution socialiste "(1), sa nature d’élément permanent de subversion et de perturbation de l’ordre institué - que ce soit l’ordre capitaliste ou l’ordre "socialiste" -, tout cela complique à l’extrême la tâche des historiographies du pouvoir.
Pour expliquer cette anti-histoire, les historiens du pouvoir ont échafaudé explications sur explications. Quelques-unes sont en partie acceptables pour ce qui concerne une reconstitution dynamique des faits, mais elles sont toutes très éthérées et évanescentes sous le profil de l’explication INTERNE du sujet historique examiné. Du reste, il ne pouvait pas en être autrement. Si l’anarchisme est une anti-histoire, son autonomie n’existe pas ; les raisons de son existence sont à chercher ailleurs. D’où l’enchevêtrement confus et contradictoire des interprétations : l’anarchisme devient à la fois expression des masses paysannes, de la petite bourgeoisie, du sous-prolétariat, des formes primitives de rébellion sociale, des artisans en lutte contre l’industrialisation, du banditisme social, des émigrés marginalisés, de la classe ouvrière non organisée, des intellectuels bohème fin de siècle, de terrorismes à plusieurs versions, etc. Chacune de ces définitions, en ne privilégiant que des aspects sociologiques partiels de l’anarchisme, C’EST-A-DIRE LIES A DES AGES ET DES ASPECTS PARTICULIERS DE CELUI-CI, a élevé à valeur d’interprétation historique la partie pour le tout.(2) Pour réparer les dégâts d’un tel massacre, il faut ramener l’anarchisme à son extension spatiale multiforme qui s’identifie avec son caractère internationaliste particulier, en le réexaminant d’autre part en perspective dans l’arc global de son développement historique ; c’est-à-dire qu’il faut lui restituer les caractères spatio-temporels qui lui sont propres.