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Vers une société sans pétrole ?

publié le 3 juin 2004

Rappeler que les matières premières et particulièrement le pétrole sont une des clés de la puissance industrielle ne sert à rien. Chacun d’entre nous le sait depuis longtemps. Mais nous vivons dans un monde dont l’aujourd’hui est donné pour le toujours, où l’idée même que demain ne pourra qu’être différent de ce que nous vivons maintenant apparaît comme iconoclaste. Pourtant notre rapport au pétrole est en train de changer insensiblement. Les réserves ne sont pas éternelles. Le réveil sera brutal quand on s’apercevra qu’il n’y a plus autant de grain à moudre qu’on le voudrait et que ce grain va en se raréfiant, lentement mais sûrement. Le pétrole n’est pas seulement l’essence pour la voiture mais ce sont aussi de nombreux produit usuels qui en devenant rares ou en disparaissant modifierait profondément la société où nous vivons. C’est cette problématique qui est en train d’arriver au premier plan de l’actualité.

Les patrons de Shell, la première puissance pétrolière mondiale, viennent d’en faire la douloureuse expérience. Ils se sont fait virer parce qu’ils ont menti quant au montant des réserves pétrolières dont ils disposaient.
Essayons de comprendre ce mini-séisme de la planète pétrolière. Voici un certain nombre de notions qui vont déterminer l’avenir de notre monde dans les années qui viennent et peut être plus rapidement que nous ne le pensons. Pour un certain nombre de scientifiques, le stock mondial de matières premières est d’une quantité qui ne peut pas augmenter puisqu’il est fruit de l’évolution géologique de notre planète. On dit que c’est une quantité finie. Elle ne peut que diminuer du fait de son utilisation. Un géologue, du nom de Hubbert, a calculé la courbe d’utilisation des matières premières et émis une hypothèse qui a pris le nom de « pic de Hubbert ». Ce pic est le moment où la moitié plus un des ressources de matières premières a été utilisée et que dès lors on se dirige vers leur disparition. On passe de l’abondance à la raréfaction. On peut comprendre tout de suite quelles vont en être les conséquences. Les sociétés humaines n’ayant jamais reculé devant la guerre pour mettre la main sur des ressources minières, l’avenir s’annonce rien moins que sombre.

Dans le cas du pétrole, il y a trois sortes de réserves. Ces chiffres sont à manier avec extrêmement de précaution. Selon les articles ou les déclarations elles sont chiffrées en barils ou en tonnes. Il s’agit d’informations stratégiques de la plus haute importance. Ce sont de véritables secrets militaires. Imaginons deux minutes ce que pourrait donner aujourd’hui une armée sans carburant...
Les réserves qui sont « prouvées » sont celles que l’on connaît depuis longtemps et qui sont facilement utilisables. On les chiffre, selon les sources, entre 850 et 1213 milliards de barils (1 baril =158,5 litres). A quoi cela correspond-il ? Il semblerait qu’en 1970, selon les estimations des compagnies pétrolières, il y avait 72 milliards de tonnes de pétrole de réserve, de quoi couvrir 30 années de consommation. En 30 ans nous avons consommé, en fait, 90 milliards de tonnes (nous en aurions consommé 133 milliards depuis 1860) et nous disposerions aujourd’hui de 140 Milliards de tonnes de réserve !
En plus des réserves précitées il y a celles qui sont probables, c’est-à-dire que l’on suppose que selon de nouvelles prospections, d’autres études géologiques et des calculs de probabilité il y a ici ou là des champs pétrolifères non encore exploités ou mal exploités.

Puis il y a les réserves non conventionnelles, qui sembleraient très abondantes mais dont l’extraction dans l’état actuel de nos techniques reviendrait bien trop cher.
Première constatation : nous sommes tout près du « pic de Hubbert ». Compte tenu de la fiabilité de ce genre de projection, nous l’aurions probablement dépassé. Si nous nous livrons à un petit calcul, étant donné qu’en trente ans nous avons dépensé en moyenne 3 milliards de tonnes par an, il nous en reste pour une quarantaine d’années. On a le temps de voir venir ! Certes, mais cela n’est pas si simple. La consommation des pays dit développés ne diminue pas tandis que celle d’un certain nombre des pays émergents augmente. N’oublions pas qu’en ce moment la Chine consomme un tiers de la production mondiale et qu’elle ne va pas s’arrêter en si bon chemin. C’est pour cela que lorsque Shell reconnaît avoir surestimé ses réserves de 20% la situation commence à être sérieuse. Certains analystes craignent que la situation soit aussi fumeuse chez les autres grands du pétrole.

C’est dans ce cadre-là que la guerre en Irak prend tout son sens. En effet le Moyen-Orient recèle les deux tiers des réserves prouvées. Voici donc la guerre dont je vous parlais plus haut. De la tentation de mettre la main sur les réserves à celles d’empêcher un tiers de les utiliser, il n’y a qu’un pas.

Nous sommes devant un avenir qu’il nous faut analyser et que nous devons prendre en compte dans nos projets. Le type de société dans laquelle nous vivons est probablement, à moyen terme, arrivé à sa fin. Sauf découverte technique toujours possible, notre mode de vie de consommation à tout va ne continuera pas longtemps. La consommation rendue obligatoire par la publicité, catéchisme du capital, va être réservée à quelques-uns et ce changement va susciter énormément de mécontentement. Les conflits nés de cette frustration seront, dans une optique anarchiste, contradictoires avec le type de société que nous voulons promouvoir. Nous vivons aujourd’hui dans une population de drogués de la consommation ou des tranquillisants (138 millions d’Euros dépensés en Prozac en 2001 en France). Nous allons devoir affronter une désintoxication qui sera douloureuse.
Si l’hypothèse militaire venait à se réaliser, c’est quand même la plus facile à mettre en place, il est probable que les défilés et autres manifestations sans lendemain ne suffiraient pas à freiner le processus qui serait présenté comme nécessaire pour préserver notre niveau de vie actuel, marche vers l’abîme qui serait à ne pas douter fort populaire.

Mais d’autres possibilités existent. Les énergies alternatives connues, solaires ou éoliennes, sont prêtes à prendre la place du pétrole pour ce qui concerne l’énergie pure, c’est-à-dire en remplacement de l’électricité pour faire tourner nos réfrigérateurs ou chauffer notre eau. Il y a peu General Electric, le groupe américain, a acheté les brevets en Californie pour tout ce qui concerne les cellules photovoltaïques, se rendant bien compte qu’il y avait un gisement de profit à exploiter. A cet égard, on doit reconnaître que le travail de communication, en faveur de ce genre d’énergie, effectué par les écologistes porte ses fruits. Dans une stratégie économique libérale, les investissements nécessaires à la production d’électricité d’origine nucléaire ne peuvent être que le fait de l’Etat. La pression de plus en plus grande de l’électorat opposé à ce mode de fabrication joint au déficit budgétaire chronique laisse la porte ouverte à l’initiative privée vers des énergies « douces ».

La recherche de nouvelles sources occulte le fait que le pétrole ne sert pas seulement à faire tourner des moteurs, mais a pris une importance déterminante dans les produits dérivés. Dans la vie de tous les jours, le plastique occupe une place incontournable. Des sachets de supermarché aux pots de yaourt et aux vestes polaires le pétrole est omniprésent. Avec sa raréfaction programmée, tous ces produits vont devenir de plus en plus chers.
Une société fonctionnant essentiellement sur des énergies renouvelables sans avoir pour autant posé et tenté de résoudre le problème du « pouvoir » ne serait qu’une société du manque, de la rareté.

Il est probable que dans les années qui viennent le caractère essentiel de la récupération des déchets de toute sorte et de leur réutilisation soit à l’origine du renouveau d’un prolétariat industriel, main-d’œuvre à bon marché. Les optimistes pensent que, comme d’habitude, l’humanité trouvera une possibilité de continuer sa course vers toujours plus de confort matériel. Déjà, les recherches de pointe à travers les OGM, les nanotechnologies, et les découvertes à venir ouvrent des possibilités de croissance à une société dont la déshumanisation croîtra avec son développement technique.
La question qui se pose à nous libertaires est la suivante : quelle société pouvons-nous proposer aujourd’hui ? Comment penser une société dont la consommation ne serait pas le maître-mot ?

Le changement obligatoire du mode énergétique peut-il ouvrir la voie à autre chose qu’à la confiscation par le capital des énergies « nouvelles ». L’équivalent du Peer to Peer pour l’énergie n’a pas encore été inventée, mais le modèle Internet est probablement le modèle à suivre pour le développement de la société que nous appelons de nos vœux : la multiplication de petits centres de décision et de production d’énergie utilisant les routes des grands pôles de telle façon que toute attaque contre cette circulation mette en péril les centres eux-mêmes.

Nous, anarchistes, libertaires, anti-autoritaires, nous devons prendre toute notre place, dans l’élaboration de nouveaux possibles. Il faut faire place à l’utopie créatrice. A côté des revendications et des dénonciations, à côté des analyses et des réflexions, il faut imaginer de nouvelles situations. Les anarchistes d’aujourd’hui doivent décrire un autre demain. Il ne s’agit pas de faire de la science-fiction. Il s’agit de créer un imaginaire qui fasse rêver, saliver, même s’il va à contre-pied de la société actuelle.
Pierre Sommer


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