I
1905-1996. Les dates de la vie et de la mort de Maximilien Rubel se confondent avec celles du siècle écoulé et nous livrent immédiatement le sens historique de son œuvre. Il naît avec la première révolution russe, l’année même où le premier soviet fait entendre aux prolétaires de tous les pays la voix des ouvriers russes. Eurent lieu ensuite les jours qui ébranlèrent le monde : la Révolution russe de 1917, qui, après une brève période de dualité des pouvoirs entre le Parti et les soviets, ouvre la voie à la dictature du Parti unique et à la transformation de la Russie en URSS, ainsi nommée par antiphrase, comme Boris Souvarine l’a si bien dit le premier. Le xxe siècle tire à sa fin quand se produit un Octobre à l’envers. Moins de dix jours suffisent alors pour démanteler la partitocratie, faire revenir l’URSS à la Russie et replacer la société sur les fondements “ naturels ” de la propriété privée, preuve qu’elle n’était ni socialiste ni communiste, mais capitaliste en gros avant de le devenir dans le détail. C’est ainsi qu’il fut donné à Rubel d’assister à l’effondrement du régime qui s’était édifié au nom du marxisme, à la métamorphose logique, attendue, des bureaucrates du Parti et des capitaines de l’industrie lourde en une bourgeoisie d’affaires et d’affairistes gangrenée par la mafia et se souciant de Marx comme d’une guigne. Conclusion qui n’eût pas étonné l’auteur de la Sainte Famille, scrutateur attentif des effets de balancier provoqués par l’onde de choc de la Grande Révolution.
Le seul fait qu’on ait pu croire que c’en était assez de quelques “ jours ” pour peser sur l’histoire de telle sorte qu’elle prendrait un tour différent, cela seul avait déjà de quoi susciter quelques interrogations sur le caractère de cette révolution “ contre le Capital ”, comme la baptisèrent certains marxistes assez lucides pour ne pas se leurrer. L’œuvre de Maximilien Rubel renoue avec le doute radical, et ceux qui s’interrogent sur le “ communisme ” ne peuvent manquer de le partager avec lui.
Quelle fut la place de l’œuvre de Marx dans cette histoire, que devient-elle maintenant ? Quelle clef nous offre-t-elle pour nous retrouver dans la plus pernicieuse des perversions de sens, puisqu’un régime “ marxiste ” qui se réclamait du communisme a dû, pour éclore et grandir, faire de nécessité capitaliste vertu socialiste. Contradiction insoluble qui recourt à la raison pour chasser la raison et rayer d’un trait de plume ce que Marx considérait comme la plus sûre de ses contributions à l’analyse du capitalisme : “ la loi économique du mouvement de la société moderne ” (le Capital, “ Préface ”, 1867).
Il faut se tourner vers Maximilien Rubel pour comprendre ce mystère, pour s’arracher à la superstition des noms dont l’histoire du mouvement ouvrier offre tant d’exemples, et pour poser sur Marx un regard détaché du culte que lui rendit le marxisme. Et, paradoxalement, c’est en son nom, et en son nom seul, qu’il répond alors à la seule critique qu’il eût lui-même jugée irrécusable : quelle est sa part de responsabilité historique dans le destin du prolétariat moderne, dans son éclipse comme force de transformation politique et sociale ?
Je rencontrai Maximilien Rubel à l’occasion d’une polémique dans Front noir, la revue que j’animais dans les années soixante et à laquelle je fais quelques références dans le Surréalisme de jadis à naguère, où chaque fait particulier se rapporte à une idée générale. J’étais déjà familier de ses écrits, donc de ses principales propositions concernant Marx. Aussi cette rencontre ne changea-t-elle pas le sens de ma démarche, même si elle en modifia certains des termes. Ma collaboration à une œuvre gênante pour toutes les coteries d’une intelligentsia partagée entre Est et Ouest, cette collaboration, qui devint permanente à partir de 1967, s’inscrit dans le droit fil d’une problématique née à coup sûr de ma fidélité à la Révolution surréaliste. J’avais la possibilité de donner un sens plus vrai à l’alliance de Marx et de Rimbaud que Breton appelait de ses vœux, et de me mettre doublement à l’écart de la gent littéraire.
Ce que je devais à Maximilien Rubel devint ainsi une propriété personnelle, sans effacer pour autant nos différences dans la perception des problèmes. Car cette amitié, scellée par une commune passion intellectuelle, ne me détourna pas de mon propre chemin qui s’écarta souvent de celui emprunté par cet infatigable défricheur. Je pense à ses prises de position, notamment sur le féminisme et le nucléaire, combats érigés en substitut des luttes sociales, à son adhésion ambiguë au principe républicain du suffrage universel, qu’il croyait une étape nécessaire, alors que la démocratie représentative constitue à mes yeux le système de duperie par excellence, le mode de domination le mieux adapté à la domination du capital sur la société, le pire des régimes, les autres n’étant pas exceptés.
Je ne sais donc pas autre chose de Maximilien Rubel que ce qu’il fut avec moi, donc de ce que nous fîmes de conserve. Le faire rentrer dans les catégories de la militance revient à mon sens à rechercher en lui ce qu’il voulut surtout ne pas être. Car ce n’est pas parce qu’il fut le militant d’une cause, mais parce qu’il ne fut point militant qu’il put se vouer à cette cause : rendre Marx à lui-même et l’arracher à ceux qui voulaient le garder dans leur giron.
Que trouveront ceux qui rencontrent Rubel aujourd’hui s’ils ne connaissent de lui que le “ marxologue ” ? Cette définition qui s’opposait volontiers à celle de “ marxiste ” ne signifie maintenant rien de plus qu’une spécialisation supplémentaire destinée à mettre Marx dans un espace apolitique, alors que la force des choses faisait hier de cette appellation un acte politique. “ Le statut critique de la marxologie est en passe de changer de sens en fonction des nouvelles conditions sociales ”, pouvions-nous annoncer en 1994 dans les Études de marxologie 1. Mais a contrario, le “ corpus ” marxologique de Rubel conserve une tonicité incontestable, alors qu’il ne reste du marxisme qu’un champ d’ossements autour desquels s’agitent quelques équipes de chercheurs aux titres décolorés, incapables de recomposer le squelette.