Lire Rubel
III
Louis Janover

On demande souvent quel a été le statut de l’œuvre de Rubel parmi les groupes, les revues, les auteurs qui se réclamaient du communisme au nom de la lutte contre le stalinisme, le trotskisme et la social-démocratie. Tous restaient enracinés dans le marxisme et ses valeurs, alors que Rubel donnera à l’histoire du communisme une autre épaisseur.

D’où venait-il lui-même ? La toute-puissante influence de Dostoïevski, une culture classique rétive à une certaine “ modernité ”, mais imprégnée de la lecture des Grecs, de Goethe et surtout de Spinoza ne laissent qu’une place discrète à la politique. Si l’on jette un coup d’œil sur la revue Verbe, qu’il animait, et dont la création date de l’année 1938, on s’aperçoit que ces “ Cahiers humains ” sont l’expression d’un humanisme spéculatif qui ignore la problématique marxienne, si bien qu’il y est question d’une “ humanité qui fait elle-même les apprêts de sa mort ” et d’un “ drame ” dont les ressorts sont les “ puissances de corruption ”, nullement les luttes sociales et l’exploitation. À l’autre extrémité, on retrouve cette marque dans Guerre et Paix nucléaires, texte que nous avons publié à titre posthume, et qui renvoie derechef à une barbarie humaine sans contenu social bien particulier.

Ce fut donc entre 1938 et 1948 que Maximilien Rubel prit conscience de l’importance de Marx et de son rapport au marxisme. Qui pouvait y échapper à la longue ? Il le fit, et il me le confirma à plusieurs reprises, comme pour résoudre un problème de logique, pour déchiffrer une énigme que sa passion pour la rigueur géométrique de Spinoza rendait d’autant plus irritante à ses yeux : comment une théorie qu’Engels avait élevée au rang de science de l’évolution sociale à l’égale de celle de Darwin – analogie qu’il faut pourtant se garder de prendre au pied de la lettre – pour l’évolution animale et déchiffrer l’avenir pouvait-elle avoir suscité ces multiples écoles qui se contredisaient entre elles et se déchiraient férocement sur la scène de l’histoire avec, en avant-plan, l’ombre portée d’un Pouvoir tentaculaire ?

Lire Marx more geometrico ! C’est le texte “ Marx à la rencontre de Spinoza ” qui nous offre sans doute la clef de la démarche de Maximilien Rubel : Rubel à la rencontre de Marx. Mais évidemment, l’analogie a ses limites, car pour scruter la violence et l’impondérable que la lutte des classes introduit dans l’histoire, il faut un autre œil que pour observer les passions et leurs déchaînements.

Il n’empêche que son intérêt pour Marx, la fascination que le “ Plan de l’Économie ” exerça ensuite sur sa pensée sont indubitablement le fruit de cette démarche singulière et quiconque se penche sur son œuvre ne peut oublier de le rappeler. La mise en garde qu’il adressait en 1938 à Julien Benda, qui s’était inopinément jeté dans la mêlée, résonne comme un avertissement à son endroit : “ N’eût-il pas mieux valu descendre, comme voulait faire Spinoza, tout seul et, sans se tromper de maisons, écrire sur leurs portes son cri de révolte : Ultimi Barbarorum ? ”

C’est tout seul que Maximilien Rubel voulut descendre dans l’arène et graver en lettres ineffaçables sur toutes les portes du marxisme institutionnel le cri vengeur de Spinoza. Derniers barbares... modernes, certes, et Maximilien Rubel innove en cela, car nul avant lui n’avait discerné les causes de cette superstition nouvelle et décrit ses effets dévastateurs. En un sens, Marx fut à ses yeux la première victime symbolique du marxisme ! Son œuvre, un procès contre la moderne Inquisition, est l’illustration de ce combat, et c’est à coup sûr le fil conducteur de sa lecture de Marx, de sa propre inclination théorique aussi, qui doit beaucoup à Gustav Landauer dont on retrouve la présence dans les Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils.

Dans cette position solitaire, Maximilien Rubel redonne face aux marxismes une dimension nouvelle à l’idée de Marx selon laquelle on ne peut rendre “ l’individu responsable des rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager ” 3. Cette idée ne rejoint-elle pas le jeu dialectique entre la liberté et la nécessité, repères pour qui s’aventure dans l’impressionnante construction spinozienne ? L’anonymat du mouvement ouvrier, hostile à tout messianisme autre que collectif, entre également en résonance avec celui du penseur qui s’efface derrière l’Idée impersonnelle de son œuvre et se dérobe ainsi aux conséquences toujours débilitantes de la superstition des grands hommes, lesquels ne se mesurent qu’à une toise : ce ne sont pas les grands hommes qui font l’histoire, c’est l’histoire qui les fait grands 4.

La lecture de Marx par Rubel est en quelque sorte médiatisée par la présence de Spinoza. Nul doute que cela explique le peu de cas qu’il fit de l’influence de Hegel sur Marx et la facilité avec laquelle il ramène trop souvent à l’idée de guerre salvatrice la dialectique hégélienne des conflits dans l’histoire. On en oublierait parfois que Marx s’indignait de voir le maître de Berlin traité en “ chien crevé ” ; et que la lutte des classes peut entrer elle aussi dans une catégorie de guerre qui empêche la société de sombrer dans la barbarie – comme le souligne le Manifeste et comme Sorel n’a pas manqué de le relever.

L’anarchisme mis à part, le communisme des conseils fut assurément le mouvement le plus proche des idées de Rubel. Tous les marxismes s’y annulaient déjà dans une idée de la spontanéité révolutionnaire qui accordait à des organes collectifs la conscience de l’émancipation sociale et rendait superflue la médiation des partis et des théories 5. Les Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils, qui réunissaient quelques camarades, et auxquels j’ai collaboré régulièrement, attestent de cette influence. Mais si cette référence est centrale dans la filiation historique, elle ne rend pas pleinement justice à l’originalité de la pensée de Rubel. Anton Pannekoek et Paul Mattick, auteurs qu’il contribua à faire connaître, s’inscrivent dans la tradition du marxisme critique à laquelle Maximilien Rubel échappe, car il reprend l’œuvre de Marx en quelque sorte ab ovo, et suit son cheminement en dehors de ces courants.

Quels furent les rapports de Maximilien Rubel avec les autres groupes militants, marxistes non inféodés au PC, syndicalistes révolutionnaires et revues indépendantes comme Socialisme ou Barbarie ? On ne peut répondre à la question sans inverser la proposition : quels furent les rapports de ces groupes avec Maximilien Rubel ? Nous retrouvons alors le sens logique de cette influence. Pour les groupes qui avaient au moins un temps pris au sérieux les dogmes du bolchevisme et s’en étaient détachés ensuite, mais sans réussir à se mettre à distance des thèses ambiguës du marxisme, une telle redécouverte de Marx était déjà à elle seule une révolution copernicienne.

Maximilien Rubel n’est pas à l’écart, mais en écart de la constellation des groupes militants, et c’est par sa propre position qu’il a exercé son influence, souvent occultée, sur les mouvements opposés au PC et qui se réclament toujours du communisme. Les marxistes dissidents n’acceptent pas davantage que les partisans du PC le paradoxe absolu d’un Marx qui récuserait ses vrais disciples ; les anarchistes hésitent, qui ne peuvent plus s’en tenir avec lui aux jugements ex cathedra ; quant à certains groupes hybrides, ils “ détournent ” ce qui leur va le mieux, sans s’arrêter au détail de l’œuvre, qui fait pourtant toute son importance. Si l’enjeu n’en était pas aussi mince, on pourrait, par exemple, voir ce que le “ renversement du marxisme ” par Guy Debord doit à Maximilien Rubel, encore que cette formulation spéculative, au fort accent “ marxiste ”, soit étrangère aux catégories qu’il a utilisées pour mesurer la distance entre Marx, ses diadoques et ses épigones.