II - BRIS - COLLAGE -1-

Connexions

Sociologie pluraliste

La diversité du phénomène des luttes fragmentaires, le mouvement de dispersion propre à sa dynamique, sont trahis par toute approche qui ne serait pas elle-même diversifiée, différentielle, pluraliste, relativiste. Il s’agit à la fois de saisir chaque série de luttes dans sa spécificité, et de dégager les éléments communs qui circulent à travers les multiples séries. Les liaisons transversales et les rencontres se ramifient à partir de ces maillons communs. Chaque combat fragmentaire, dès qu’il s’intensifie, attire les gens qui s’activent dans les autres secteurs. Il se fait là comme un dépassement de la fragmentarité, mais qui n’a rien à voir avec une quelconque totalisation ou hiérarchisation. C’est là une confluence passagère (mais renouvelable) où se maintiennent les différentes colorations ; elle n’en éclaire pas moins les concordances et les complémentarités.

Appréhender chaque série dans sa spécificité, c’est d’abord refuser les analyses réductrices qui ramènent tous les processus sociaux à un facteur déterminant (les infrastructures économiques, par exemple) ou à un déterminisme rigide. Cela ne dispense pas de tenir compte des conditions générales de la fragmentation, qui font partie intégrante du système capitaliste : réification des rapports sociaux, atomisation qui bloque l’individu dans son isolement et sa passivité, dégradation de l’activité créatrice en fabrication marchande, etc... Dans cette situation, la lutte des classes reste une réalité quotidienne et toutes les formes de résistance communiquent avec elle à des degrés divers. Mais le dynamisme spécifique des luttes de libération nous échappe tant qu’on n’a pas dégagé les motivations particulières à chaque dimension de l’existence et les exigences qui s’y affirment : besoins biologiques, sociaux, intellectuels, aspirations à l’accomplissement personnel.

L’important est de saisir dans chaque cas l’interaction des éléments irréductibles et solidaires de la vie sociale (Proudhon) et de déceler en même temps le jeu de la liberté, individuelle et collective, dans les interstices, dans les oppositions des déterminismes. Chaque série de luttes est à la fois riposte à des conditions aliénantes, pression d’un besoin vital, intervention active d’une liberté. La fragmentarité, dans le champ de vision d’une sociologie pluraliste ne se limite pas au constat d’une fragmentation du monde social et de l’existence humaine : elle relève aussi de la volonté de percevoir les différences et les irréductibilités et de reconnaître les discontinuités introduites par l’intervention de la liberté.

Le corps

"Le désir, de toute manière, fait partie de l’infrastructure " (F. Guattari). L’élément corps circule, avec une intensité variable mais toujours perceptible, dans toutes les séries. C’est l’élément générateur pour la libération des femmes, les revendications des jeunes et des minorités sexuelles. L’équilibre du corps est visé directement par le mouvement écologique dans sa lutte contre les nuisances et la pollution, pour la préservation de l’environnement naturel, pour une alimentation saine. Les combats contre l’enfermement (prisons surtout mais aussi asiles et casernes) se polarisent autour d’une violence faite au corps non seulement par la frustration sexuelle mais encore par l’entrave générale de la liberté de mouvement.

Le mouvement régionaliste par contre ne semble pas laisser une grande place au facteur corps. A moins qu’on ne tienne compte aussi pour cette série de comportements qui ont une forte charge affective : la danse, la musique, la parure ... et l’alimentation. Même la langue (le plaisir de la langue, comme dit Ehni) se relie à une sensibilité qui reste marquée par la chaleur de l’enfance. Un "psychanalyste de l’Alsace" note même qu’entre Alsaciens très francisés, la langue maternelle revient au lit.

La dissidence ouvrière aussi peut être envisagée sous l’angle du corps : agression du bruit et des odeurs, la contrainte du geste mécanique, et là encore, l’enfermement.

L’importance accordée de nouveau à l’instance biologique (le champ biopolitique selon Edgar Morin), à la nature de l’homme, aux relations avec la nature environnante, amènent un autre changement d’attitude. Refuser de laisser plus longtemps le corps plié à la logique de la domestication conduit aussi à ne plus envisager les rapports avec la nature uniquement en termes de domination. La "conquête" de la nature est de plus en plus difficile à justifier par le dépassement de la pénurie et la nécessité de survivre, puisque le plein développement du principe de rendement se dévoile comme une mise en danger de la survie et comme production de nouvelles pénuries. Apparaît aussi de plus en plus clairement à quel point la domination de la nature enveloppe la domination des hommes (Adorno va jusqu’à parler du "caractère répressif" du rapport de l’homme à la nature "qui perpétue l’oppression de l’homme") .

L’agressivité de la domestication indéfinie des forces naturelles commence ainsi à céder du terrain devant une attitude de réceptivité et même de contemplation qui peut, par un glissement libérateur, pacifier les rapports entre les hommes (Marcuse, EROS ET CIVILISATION).

Le pouvoir

La lutte contre le pouvoir est le point d’interférence le plus dense entre toutes les séries de la dissidence. Plusieurs moments décisifs jalonnent la progression d’un combat fragmentaire : reconnaissance du fait que la lutte en cours se heurte à un relais du pouvoir - prise en charge de l’affrontement en tant que lutte contre le pouvoir - négation du pouvoir.

Il y a là encore dépassement de la fragmentarité, non pas dans le sens d’une intégration hiérarchisée mais à travers la prise de conscience d’une identité immanente à la différence. Aucune série n’est réduite ou subordonnée à une autre, mais la diversité et l’indépendance des séries s’ordonnent dans " une série de séries", celle des luttes "anti-autoritaires". La perception de l’identité peut rester longtemps obscurcie par la différence des pratiques. Exemple cité par Proudhon : l’incompréhension et même la condamnation réciproque des bourgeois médiévaux qui combattent pour l’affranchissement des communes et des penseurs qui réclament le droit de la raison humaine "des hommes qu’une commune pensée inspire, la liberté, se jetant mutuellement l’anathème ; l’identité de l’idée voilée par la différence des objets auxquels elle s’applique, et des siècles employés pour sérier (réunir en une même série) deux espèces" (De la création de l’ordre dans l’humanité). La non-reconnaissance des luttes spécifiques relève souvent de la même myopie.

Cette "sériation" est aussi le moment de la radicalisation de chaque série particulière, quand la lutte contre un pouvoir est assumé comme lutte contre toutes les formes de pouvoir, avec l’exigence de cohérence théorique et pratique qui en découle : non pas "combattre sur tous les fronts" ce qui est une impossibilité ou une imposture diffusée par un appareil hégémonique, mais se refuser à tous les pouvoirs. Pour nous, c’est également le moment où les luttes fragmentaires - qui ne cessent pas pour autant d’être fragmentaires - se réfléchissent dans le "miroir noir de l’anarchie" (André Breton).

Le rêve

Percevoir les luttes sérielles dans toutes leurs dimensions (négatives ou affirmatives), c’est tenir compte aussi des courants de rêves qui les traversent. Le rêve révolutionnaire - tel qu’il émerge avec une particulière intensité dans ce millénarisme qui reste attaché à toute pulsion révolutionnaire, individuelle et collective - c’est l’aspiration au déploiement libre de la vie, l’espérance d’un accomplissement simultané de l’homme et de la nature. Il est actif dans toutes les dissidences, même s’il est souvent potentialisé dans le premier mouvement de crispation, de refus ou d’excès.

Rêve d’une féminité arrachée aux modèles d’une civilisation oppressive et phallocratique, rêve donc d’une différence librement vécue et reconnue, et d’une "réconciliation" dans le respect des différences. Rêve d’une "jouissance sans entraves, d’un libre jeu des attractions et des passions, d’un corps glorieux (et immortel ?). Rêve d’une réconciliation avec la nature. Rêve d’une communauté, d’une humanité réconciliée, dans la profusion des différences.

Ne serait-ce pas aussi, parfois, le rêve de la résorption de toutes les tensions ? Donc, par un autre biais que celui du nihilisme, un rêve de mort ? Mais aspirer à la reconnaissance des différences, c’est aussi accepter la persistance de tensions (le surgissement de nouvelles tensions), de conflits, de désaccords, puisque le désaccord est, selon Héraclite déjà, le père de toute vie.