Francois DAUDE.
CIVILISATION TECHNICIENNE ET PROPAGANDES

POUR UN RENOUVEAU DES RECHERCHES LIBERTAIRES juin 1965

Avec « La technique ou l’enjeu du siècle » (Colin 1954). Ellul entreprenait un diagnostic de la civilisation présente, qu’après « Propagandes » (*) « L’illusion politique » (Laffont 1965) vient de préciser. Dans ce dernier livre, il développe et affine son analyse de la situation de l’homme « informé » ébauchée dans « Propagandes » ; de même « Propagandes » développait le dernier chapitre de « La technique » intitulée « Les techniques de l’homme ». On peut d’ailleurs se demander si ce dernier vocable n’aurait pas mieux convenu comme titre à l’ouvrage d’Ellul, tant sont étendus les phénomènes qu’il étudie.

Il lui aurait en tout cas évité quelques mauvaises querelles de la part des universitaires prisonniers de leurs spécialités, et de celle des démocrates de service aveuglés par les « illusions du progrès » dénoncées par Sorel. Car ce livre vaut mieux que d’être ignoré, violemment critiqué ou passionnellement défendu.

Une pratique assez peu sérieuse...

I. - Ces réactions sont sans doute d’abord provoquées par la méthode de l’auteur. Il ne s’agit pas ici d’une étude traditionnellement dite scientifique : Ellul se refuse dès l’abord à « fixer une certaine image, une certaine définition », puis de procéder « à l’étude » de ce qui correspond à (cette) définition, et il critique ceux qui « prétendent expérimenter telle méthode de P sur des groupes réduits et à petite dose ». (Désormais on abrégera « propagande » en P). II ne proposera de définition provisoire qu’en p. 74 après avoir étudié les caractères communs des P réelles.

D’autre part, le livre se présente plutôt comme un essai d’interprétation synthétique de faits déjà connus, suivant un système de mise en relation des phénomènes sociaux entre eux, qui n’est pas sans rappeler la méthode de Weber traitant des faits de civilisation, et la formation d’historien d’Ellul. Il ne nous offre que peu, de matériaux et analyses neufs, encore qu’il se soit livré ailleurs à ce genre de travaux. Il suppose connus « les fondements psychologiques, les techniques et les moyens » de la P. Dans le cas contraire, des bibliographies aideront le lecteur à prendre connaissance des travaux de base. A la fin de chacune des 5 parties (Caractères, Conditions d’existence, Nécessité, Effets psychologiques. Effets socio-politiques), on trouvera des orientations bibliographiques donnant les références par chapitre des ouvrages sur lesquels Ellul s’appuie.

On ne s’étonnera pas de l’importance accordée aux travaux des sociologues américains (Katz, Doob, Kretch et Crutchfield, Lazarsfeld, Lerner, White…) tant il est vrai que la plupart des psychosociologues français considèrent la P comme une pratique assez peu sérieuse et sans grande influence » : Sauvy et Stoetzel sont toutefois très cités. En bas de page de nombreuses notes indiquent les références des citations qui témoignent d’une profonde connaissance des œuvres de Goebbels. Lénine, et surtout Mao Tse-toung, et aussi d’un dépouillement attentif de la presse française et étrangère. L’annexe II sur la « P de Mao » est peut-être, sous sa forme cursive, l’analyse française la plus serrée de ce phénomène.


Changer les opinions en action

II. - « Il est difficile, sinon impossible, d’accepter la réalité telle qu’elle est », écrit Ellul pour expliquer comment les entreprises de P sont finalement couronnées de succès. Mais il ne serait pas loin de penser qu’un certain nombre d’auteurs ont la même attitude devant la P. C’est une autre raison pour laquelle son approche provoque de vives réactions. Il s’attaque en effet d’une part aux conceptions simplistes ou désuètes, d’autre part aux préjugés idéologiques ou moralistes qui entachent nombre d’études sur la P, par exemple à propos de l’influence prétendue faible de la P. (Une annexe bien documentée traite de cette question en fin d’ouvrage ; il s’y mêle une réflexion méthodologique sur la difficulté de mesurer cette efficacité, et sur l’inadéquation des procédés utilisés en matière de sondage d’opinion publique) :

- 1 - Dans le premier cas, on n’est en général pas en face d’une véritable P • « une P inefficace n’est pas une P », « il n’y a pas de P tant que l’on utilise de façon sporadique et un peu au hasard, tantôt un article de journal, tantôt une affiche, tantôt une émission de radio ». Mais surtout, la P n’obéit plus au schème hérité de la représentation libérale de la volonté populaire souveraine, selon lequel "on essaie de convaincre, d’emporter une décision, de créer une ferme adhésion à telle vérité. Puis (...) si la conviction est suffisamment forte, après délibération, l’individu pourra passer à l’action ».

En fait, on ne peut plus aujourd’hui « concevoir la P que comme un moyen de changer les opinions. Elle est aussi le moyen de les renforcer et de les changer en action ». C’est ce qu’Ellul appelle le passage de l’orthodoxie à l’orthopraxie.

- 2- D’autre part, Ellul s’élève contre la croyance fréquente que la P est un tissu de mensonges, redoutable mais un peu ridicule, et qui permet de dire : nous ne serons pas victimes de la P car nous discernons le vrai du faux ; ceci rend d’autant plus vulnérable aux atteintes inconscientes. Et c’est aussi le cas pour qui pense : nous ne croyons pas ce que dit l’adversaire parce que tout ce qu’il dit est inexact. (Attitude fréquente du « bon sens commun » des Français : tout çà c’est de la propagande !). Le jour où l’on entendra l’ennemi dire vrai, il se produira dans les deux cas un revirement total.

En définitive, ces critiques énoncées par Ellul proviennent de ce qu’il refuse « d’obéir à des jugements éthiques sur les fins, qui rejaillissent sur la P considérée comme moyen », du type : « La Démocratie étant bonne, la dictature étant néfaste, la P au service de la démocratie est bonne » et cela « même si en tant que technique elle reste identique » ; comme s’il était possible « qu’elle change de caractère, et presque de nature, en changeant de cadre et de régime ». C’est d’ailleurs à ce niveau que se pose un terrible dilemme pour la démocratie : ou faire de la propagande pour se maintenir, mais former un homme non démocratique, car la démocratie est plus affaire de comportement général que d’adhésion à un mythe entraînant des actions réflexes et stéréotypées ; ou ne pas faire de propagande et se voir investis de l’intérieur et de l’extérieur.

C’est pour les mêmes raisons qu’Ellul critique les psychosociologues américains qui « tendent à minimiser l’efficacité de la P parce qu’ils ne peuvent accepter que l’individu, base de la démocratie, soit si fragile ». Il s’élève enfin contre la vision volontariste et moraliste habituelle de « l’homme, cet innocent, cette victime (...) poussé à faire le mal par le propagandiste », ce méchant. La réalité est beaucoup plus complexe, et on approche là de ce qui fait la spécificité du livre. Comme Mauss disant qu’il n’y a magie que s’il y a au préalable un solliciteur de magie, Ellul s’emploie à démontrer que la P répond en fait à des besoins, engendrés par certaines conditions de fait : « II n’y aurait pas de propagandiste s’il n’y avait au préalable des propagandés en puissance ».

Un phénomène sociologique

III. - C’est ce parti de replacer sans cesse la P dans son contexte de civilisation qui fait l’intérêt du livre par rapport à tant d’ouvrages indispensables mais trop spécialisés (sur l’opinion, sur l’Etat, sur l’information...) pour donner la signification du fait Propagande. Ce contexte, c’est celui de la civilisation technicienne. La P y est « appelée à résoudre des problèmes posés par les techniques, à jouer sur des inadaptations, à intégrer l’individu ». Elle « est bien moins l’arme politique d’un régime (ce qu’elle est aussi ! ) que l’effet d’une société technicienne qui englobe le tout de l’homme et qui tend à être tout à fait intégrée ».

La P apparaît alors comme « un phénomène rigoureusement sociologique, en ce sens qu’elle prend sa racine et sa raison dans la nécessité du groupe » qui la supporte. Car la P « en soi ne peut rien. Il faut qu’elle parte de certains points d’appui préexistants. Elle ne crée rien » ex nihilo. Ces points d’appui résident pour l’individu dans un besoin inconscient « de parer à certaines agressions et de réduire certaines tensions » tenant à sa situation dans ce milieu technicien, qu’on peut ainsi résumer :

• Les problèmes dépassent les individus, malgré leur désir de participation ; ils ont alors besoin de « satisfaire leur désir en éliminant leur incompétence ».

• Impôts, travail, guerres, constituent autant de sacrifices. L’homme « veut des raisons, des justifications psychologiques et idéologiques de la nécessité dans laquelle il est placé ». D’où, par exemple, Piatiletka, bond en avant, human relations.

• « L’individu informé » a une vision pointilliste, incohérente. catastrophique, du monde, qui a provoque un besoin d’explications, de réponse globale ». Ainsi, « en même temps que l’information est nécessaire pour la prise de conscience, la P l’est pour que cette prise de conscience ne soit pas désespérante ». Ce point sera particulièrement développé dans « L’illusion politique ».

• D’autre part la P, y compris les « human relations » et la technique du « cancelling » apparait comme une thérapeutique de la solitude ».

• L’homme « dressé à la passivité » obéit de plus en plus à des signaux. (On pense aux études de H. Lefebvre.) « La P est le signal qui déclenche l’action, le pont qui fait passer l’individu de l’intérêt pour la politique à l’intervention dans la politique „

• L’individu se sent minorisé dans une société de masse. La P remédie à cette sensation de « foule solitaire », illusoirement bien sûr, et elle la prend pour tremplin. « Elle me valorise en me donnant un sens très élevé de ma responsabilité ». Voila pourquoi cet instrument de masse doit être personnalisé, « L’homme individuel intégré dans une masse est même le seul que la P atteigne efficacement au point qu’elle ne peut pratiquement rien sur les individus avant que les micro¬groupes traditionnels n’aient été désagrégés, naturellement ou artificiellement » (cf la stratégie d’atomisation suivie de restructuration d’une société chez les communistes asiatiques).

• La situation d’angoisse et d’intériorisation des conflits est telle que l’individu se sent perpétuellement accusé. La P va restituer à son besoin de justification un « monde unitaire dans lequel les impératifs sont en accord avec les faits », où il pourra s’intégrer ; par elle, il détient une « grille de lecture » équivalente à celle que procurait autrefois la religion.

Bref, contre l’idée de perversité des hommes politiques, Ellul conclut que, nécessairement, « la propagande est profondément complice du propagandiste ».

A ces conditions de fait qui suscitent en quelque sorte une demande de P, il faut ajouter d’autres conditions d’existence : nécessité d’un niveau de vie moyen et d’une culture moyenne (les classes paysannes et les peuples sous-équipés ne deviennent accessibles à la P que dans la mesure où ils entrent dans le champ de la civilisation technicienne ; ce n’est pas dire qu’ils étaient moins aliénés avant !), nécessité d’une opinion informée et exprimée par les « Mass Media of Communication », et où règnent des idéologies capables d’être transformées en mythes actifs. La P ne peut pas ignorer, sauf à être inefficace, ce terrain psychologique et ces courants fondamentaux de la société, exprimés en présuppositions collectives et mythes.

Propagandes traditionnelles et modernes

IV. - Cela est si vrai que les caractères même de la P en dépendent. C’est bien pourquoi ses caractères ont complètement changé depuis le début du siècle, et que, dans un cadre formel commun, ils varient nécessairement selon les groupes culturels auxquels s’adressent telles P.

Ellul s’attache bien sûr à la P « sérieuse », à celle qui tend à devenir totale par l’utilisation de tous les moyens techniques, chacun « dans le sens de son efficacité spécifique », en les combinant entre eux, et dans le temps.
Cette P est continue, "sa constance l’emporte sur l’attention épisodique de l’homme ». Cette continuité lui permet même de parler d’une sub-ou prépropagande créant un climat, qui ne s’actualise qu’au moment du passage à. l’action dans une organisation. Car - ce sont là deux notions essentielles du livre - la P moderne ne vise plus à créer d’abord une orthodoxie, mais bien une « orthopraxie », c’est-à-dire à « obtenir une action juste, exactement ordonnée à la fin que le propagandiste vise, et ce, en faisant l’économie de toute réflexion. Mais, Ellul y insiste, il n’y a pas vraiment P s’il n’existe pas de structure collective permettant de passer à l’action (parti, encadrement de la population par classes d’âge, immeubles ...) ; du moins on en reste au stade de la pré-propagande, ou la P sociologique. Cela marque donc une limite aux entreprises de P authentiques ; en particulier, on voit les difficultés d’une P dirigée vers l’étranger, augmentée par la mauvaise connaissance de la culture de l’autre, « Echec de la P de l’armée en Algérie ; de la Voix de l’Amérique ; succès des PC nationaux).

Ellul peut maintenant proposer une définition de la P : « ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire participer activement ou passivement à son action une masse d’individus unifiés par des manipulations psychologiques et encadrés dans une organisation. »

A l’intérieur de cette définition, il existe des catégories de P :
traditionnelles, les P politiques, d’agitation, et la P verticale, ainsi que celles basées sur le mensonge et l’irrationnel ; modernes, et de plus en plus puissantes : les P sociologiques, d’intégration, horizontale et rationnelle. C’est à ces dernières qu’Ellul s’attache surtout, en provoquant là encore bien des réactions, et en se faisant accuser de tout expliquer par un « pan-propagandisme » ! Pourtant, son point de départ est celui d’un spécialiste, Mao : « Chacun doit être propagandiste pour tous. » Il analyse « cet ensemble de manifestations par lesquelles une société (…J tente d’intégrer en elle le maximum d’individus, d’unifier les comportements de ses membres selon un modèle, de diffuser son style de vie à l’extérieur d’elle même et par là de s’imposer à d’autres groupes ». Il montre en quoi cette propagande sociologique emprunte les mêmes moyens que la P directe, politique, et comment elle provoque en fait les mêmes effets.

De ce point de vue, il n’y a pas de différence de nature entre la théorie et la pratique chinoise du « moule », et celle, occidentale, des « human et public relations », publicité et autres dynamiques de groupe. Les exemples abondent, la démonstration est rigoureuse. Mais si l’on peut suivre Ellul sur la réalité des phénomènes décrits, peut-être faut-il lui reprocher une certaine imprécision terminologique qui enlève de l’efficacité à son propos. Il reste que cette partie est une des plus riches du livre.

L’analyse des effets de la P, sans être banale, est néanmoins plus classique ; chez l’individu, cristallisation psychologique, aliénation, dissociation psychique, et surtout création du besoin de P qui est finement décrit : en bref, constitution d’une personnalité monolithique, et peut-être névrotique, Et dans le domaine sociopolitique : désossement et utilisation des idéologies par la P, transformation de la structure de l’opinion publique, cloisonnement irréductible des groupes, répercussions sur la structure et l’action des partis et syndicats, intégration de la classe ouvrière, dilemmes posés aux Eglises, et à la démocratie. Nous ajouterons : et tout aussi bien, aux libertaires.

Bref, Ellul a écrit ce livre pour éviter que l’on « se fie à son invulnérabilité ou à l’inefficacité de l’attaque » et que la volonté de défense n’en soit diminuée. Après tout, la lucidité est le préalable à toute pratique révolutionnaire.

Francois DAUDE.

Jacques ELLUL : " Propagandes ", Armand Colin (1962), 335 p.

Cet article est paru dans le numéro de juin 1965 du "Monde libertaire"