Le « modèle » allemand
Pierre Sommermeyer

Voilà les jeux sont faits. Les électeurs ont tranché. Dresde a voté. Les Chrétiens-démocrates allemands ont remporté un siège de plus. L’Allemagne a voté à gauche à 51%, elle sera gouvernée au centre, grande coalition ou à droite, gouvernement minoritaire. Qui sera chancelier a peu d’importance. Il faut tenter de comprendre ce qui s’est passé.

Les résultats de ces élections ont été considérés en France avec beaucoup d’intérêt. Beaucoup d’observateurs ont fait le parallèle entre ce qui se passe chez notre voisin et la situation française. L’irruption d’un nouveau parti se situant sur la gauche de l’échiquier politique, à gauche du SPD, à gauche des Grünen, fait penser à la situation française avec son conglomérat de partisans du non au référendum. Avant de pouvoir affirmer qu’un peuple de gauche se cherche en Europe il faut tenter une analyse de la nature de ce nouveau parti qui s’intitule bravement Die Linke, « la gauche ». Par ailleurs l’affrontement en façade entre socialistes et chrétiens démocrates, derrière les réformes indispensables à la survie du capitalisme, pose les problèmes environnementaux. La coalition rouge-vert allemande avait programmé la sortie du nucléaire, que va-t-il se passer maintenant ? D’autre part la persistance du problème est-allemand qui devait se régler par la seule voie de la réunification pose un certain nombre de questions. Il n’a pas suffit que le Mur tombe pour que celui qui est dans la tête des Allemands disparaisse comme par miracle. Si le communisme est tombé, l’héritage des totalitarismes qui se sont succédés en Allemagne est encore bien vivant.

La nouvelle gauche

Die Linke en est un parfait exemple. Ce nouveau parti est composé du PDS « Partei des Demokratischen Sozialismus » successeur du défunt parti communiste est-allemand le SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne). Il déclare avoir 62.000 membres. Dirigé par Gregor Gysi, il y a en son sein une tendance structurée et très active appelée la « plateforme communiste », sa porte parole est Sahra Wagenknecht. Voici son programme :

La Plateforme Communiste du PDS rassemble des militantes et militants communistes au sein du PDS, actifs dans le Parti tant à la base que dans les structures en se fondant sur le programme et les statuts du Parti. La maintenance et le développement de la pensée marxiste représentent l’essentiel du travail de la Plateforme Communiste. Elle soutient autant les revendications qui visent à apporter une amélioration à court terme dans l’intérêt des « non-possédants et des peu possédants » au sein de la société capitaliste, qu’elle se donne pour but le Socialisme comme changement radical de la société.
L’antifascisme et l’antiracisme représentent pour la Plateforme communiste du PDS un fondement politico-stratégique et elle s’oppose aussi à toute forme d’anticommunisme de quelque origine que ce soit.
L’autre membre de cette coalition est le WASG « Arbeit & soziale Gerechtigkeit - Die Wahlalternative » (Alternative électorale pour le travail et la justice sociale). Il est formé de syndicalistes et d’anciens membres du SPD et de certains groupes d’extrême gauche. Son leader le plus connu s’appelle Oscar Lafontaine. Ce dernier est depuis 1985 président du Land de Sarre. Il est aussi un démissionné du gouvernement de Schröder, officiellement parce qu’il ne soutenait pas la politique de réformes de ce dernier, officieusement parce qu’il n’aurait pas supporté d’être le "2e homme" du gouvernement.
Il s’est fait remarqué pendant la campagne électorale par des propos pour le moins populistes et racistes :
L’Etat a comme devoir d’empêcher que des pères de famille et des femmes deviennent chômeurs parce que des « Fremdarbeiter »(travailleur étrangers) prennent leur place en travaillant pour de faibles salaires.
Le terme employé par Lafontaine pour désigner les travailleurs étrangers est celui qui était utilisé par le régime nazi pour parler des travailleurs déportés. Ce qui n’a pas été sans gêner ses amis du PDS. Le parti néo-nazi, le NPD, n’a pas hésité à proclamer « ne prenez pas la copie, préférez l’original ».
C’est donc ce nouveau parti qui a enthousiasmé notre gauche de gauche française. L’Humanité du 20 septembre 2005 déclare :
« Cette contestation du libéralisme a pu trouver son expression grâce l’émergence d’une force de gauche. L’installation dans le paysage politique allemand d’un parti situé à la gauche de la social-démocratie constitue le fait bien capital de ce scrutin ».
Et la Ligue Communiste renchérit sous la plume de Christian Piquet le jeudi 15 septembre :
« Après la France et les Pays-Bas, la preuve est ici administrée que, dans toute l’Europe, de l’expérience vécue par le monde du travail et les acteurs des mobilisations sociales, naît progressivement une aspiration au rassemblement d’une gauche de gauche ».

Chrétiens-démocrates, socialistes et Verts
Parmi les raisons qui ont fait qu’Angela Merkel n’a pas réussi à faire le score que les sondeurs lui prédisaient, réside le manque à gagner bavarois. Le fait qu’elle était protestante, de l’Est donc une Ossie, et une femme a fait que la Bavière machiste et réactionnaire s’est détournée de sa candidature et a affaibli son leader Edmund Stoiber. A propos de ce dernier il faut rappeler qu’il est un ami de longue date de Jörg Haider, le leader populiste autrichien d’extrême droite. Ils ont fait ensemble campagne pour l’annulation des « décrets Benes » pris par la Tchécoslavaquie au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale expulsant la minorité allemande du pays vers l’Allemagne.

D’autre part, il faut remarquer la violence des attaques de Madame Schroeder reprochant à la rivale de son mari de ne pas avoir d’enfant. A tout cela on peut ajouter les maladresses des conservateurs allant chercher un théoricien fiscal pour proposer une « flat tax », c’est-à-dire une imposition à 25% du revenu pour tout le monde, riche et pauvres compris.

Que va-t-il se passer maintenant ?
Une coalition de gauche est inimaginable. Le SPD ne peut pas gouverner avec les anciens communistes et Lafontaine. Un gouvernement minoritaire de gauche est possible en comptant sur la tolérance de ces infréquentables, mais cela serait contraire à l’habitude germanique. Une coalition jamaïcaine a été un moment évoquée, mais s’est révélée une vue de l’esprit. Les positions convergentes des Verts et des libéraux (FDP) en matière de choix de société : droits des homosexuels, des femmes, ne pouvaient que se fracasser sur le mur des conceptions économiques de la droite et heurter les positions conservatrices chrétiennes démocrates.

L’énergie
D’autre part il se pose la question du nucléaire. Le mode de production d’énergie est ce qui sépare fondamentalement un camp de l’autre aujourd’hui.
L’accord de gouvernement entre le SPD et les Verts avait comme base l’idée de sortir du nucléaire. Cela passait par la préférence donnée aux énergies alternatives en matière de subventions. Aujourd’hui le nucléaire ne compte que pour 27% de la production d’énergie électrique en Allemagne (près de 75 % en France). L’apport des énergies renouvelable dépasse les 10%. Selon les industriels du secteur le prix de l’énergie éolienne serait en forte baisse depuis cinq ans et leur représentant a affirmé que d’ici 2015 elle reviendrait moins cher que l’énergie nucléaire ou celle tirée des centrales à charbon. Aujourd’hui l’Allemagne compte plus de 17 000 éoliennes. Le fait que les Verts risquent de ne plus faire partie du gouvernement, s’il rassure les grands groupes énergétiques, inquiète énormément les partisans des énergies douces. D’autre part si un nouvel élan est donné au nucléaire, il va y avoir de nouvelles manifestations dans le pays avec blocage de convois ferrés ou routier. C’est ce qu’annonce les compagnons du groupe anarchiste non-violent Graswurzelrevolution.

Sur le plan social
Les réformes inspirée par Peter Hartz, ex-directeur des ressources humaines de Volkswagen, viré parce qu’il se faisait payer par sa boite des prostituées quand il était en voyage d’affaire, ne seront pas revues pour autant. Les réformes vont continuer. Que ce terme qui a longtemps été utilisé pour évoquer les mesures nécessaires à l’amélioration du bien-être des plus pauvres soit devenu le drapeau de ceux qui veulent améliorer, désaliéner le fonctionnement du capital et ce partout en Europe, montre bien que le vocabulaire est devenue une arme dans la bouche des pouvoirs. La culpabilisation de ceux qui refusent les réformes, donc qui sont des conservateurs, va accélérer la paupérisation des plus pauvres des allemands en commençant par la partie orientale revenue dans le giron de la République fédérale. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les milieux d’affaires affichent leurs préférences pour un gouvernement technique qui n’aurait pas de préoccupation électoraliste et pourrait continuer et approfondir ces réformes sans faire du sentimentalisme hors de propos.

Les restes des totalitarismes.
La frontière qui séparait la RDA communiste de la RFA occidentale n’existe plus. La république orientale est morte. Il n’y a pas eu de miracle de la réunification. La frontière mentale demeure. On n’a pas encore pris la mesure des modifications de comportement des individus qui ont été la conséquence de la vie dans un Etat totalitaire pendant autant d’années. Le passage du nazisme au communisme n’a pas modifié le rapport à l’Etat. La situation de dépendance dans un cas s’est continuée dans l’autre. De 1933 à 1989, cinquante six longues années de soumission et de terreur ont transformés ceux qui y ont été soumis. La prise en charge des individus et de leurs besoins par un Etat bienfaiteur reste marquée dans les consciences des gens de l’Est. Les « Ossies [1] » expriment cela en votant pour le PDS. D’autre part, une bonne partie de ces habitants orientaux rejetés par les « Wessies » tentent de reprendre pieds dans la vie en se raccrochant aux gloires fanées du nazisme et votent NPD (parti d’extrême droite) et pour certains font partie des troupes de chocs auxquelles s’affrontent les antifascistes allemands. Il est remarquable de noter la tolérance dont jouissent ces groupes néo-nazis au regard des réactions brutales qu’encourent les militants qui s’opposent à eux.

La situation électorale allemande préfigure-t-elle ce qui va se passer en France dans deux ans ? Difficile de le dire, de toute façon nous ne sommes pas devins. Ce qui est sûr c’est que le parallèle que d’aucuns font pour justifier leur démarches électoralistes n’a pas de sens. Mais la marche en avant de la classe politique allemande parée du drapeau des réformes va inspirer ceux qui de ce coté du Rhin rêvent de suivre cet exemple. A quand une grande coalition PS-UMP ?