« C’est que le pouvoir est maudit, et c’est pour cela
que je suis anarchiste. »
Louise Michel, la Commune, Histoire et Souvenirs.
« Voter, c’est abdiquer. »
Elisée Reclus, le Révolté, n° 13, octobre 1885.
« L’iniquité politique peut se résumer en un mot : gouvernement, le
représentant ne se soucie que de ses propres intérêts [...], et alors ceux
qui l’ont délégué cessent à leur tour d’êtres libres. »
Sébastien Faure, la Douleur universelle.
Alors, la « délégation de pouvoir » serait par nature même une idée à
l’écart des conceptions anarchistes ?
Précisons les mots et les choses. Pour éviter toute confusion, il faut
distinguer d’emblée délégation de pouvoir et « suffrage universel »,
considéré par les anarchistes comme une illusion néfaste, un droit
trompeur, dépouillant l’individu-électeur de tout pouvoir.
La délégation de pouvoir quant à elle, est un principe et un mode de
fonctionnement politiques qui ont pour enjeu le meilleur contrôle possible
de la base sur ceux auxquels elle attribue ponctuellement la capacité de «
faire en ses lieu et place » ; c’est un principe de « démocratie vraie »,
fondée sur le constat que, pratiquement, un collectif politique ne peut
tout faire directement... mais que la liberté politique ne doit pas
s’aliéner pour autant.
Elle repose sur le « mandat impératif », dans lequel les délégués, nommés
par le collectif politique, sont responsables devant leur base, révocables
à tout moment, et disposent d’un mandat précis, non systématiquement
renouvelable. Responsabilité devant (et contrôle par) la base en sont les
piliers, afin d’éviter la constitution d’un pouvoir (c’est-à-dire d’une
domination) à partir de ce qui est simple exercice temporaire d’une
fonction.
La délégation de pouvoir s’oppose au « principe représentatif » qui domine
dans les démocraties parlementaires modernes. Le mandat représentatif, a
contrario, repose sur une abdication du pouvoir de l’électeur face à
l’élu, un abandon de souveraineté du peuple en faveur des représentants,
qui vont « vouloir » pour lui. Le fait que les représentants soient
périodiquement soumis à élection ou réélection, et qu’ils sont élus sur la
base d’un programme, en théorie connu et débattu, ne corrige pas l’aspect
bourgeois ou élitaire de la représentation. Cette représentation, entendue
comme dépossession du pouvoir de l’électeur, au profit de l’élu, est
toujours au fondement de notre démocratie parlementaire. La Constitution
de la Ve République stipule dans son article 27 que « tout mandat
impératif est nul ».
Le propos de J.-J. Rousseau est toujours d’actualité :
« La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne
peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté
générale, et la volonté ne se représente point. [...] Les députés du
peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que
ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. » 1
Opposée à l’esprit de la démocratie parlementaire, la délégation de
pouvoir est une conception politique que l’on retrouve dans les situations
de luttes politiques, de grèves, mais aussi dans des expériences
politiques révolutionnaires (La Commune de Paris, la Révolution espagnole
de 1936), où elle a partie liée avec une vision libertaire du
fonctionnement politique. Historiquement en effet, elle apparaît dans des
contextes où la base ou le collectif conservent leur pouvoir politique ;
elle est l’œuvre de minorités politiques conscientes politiquement ;
enfin, on la trouve dans des situations historiques de « contre-pouvoir »
dont elle est l’outil.
La Commune de Paris est un exemple intéressant des significations que peut
revêtir ce principe de délégation dans un contexte révolutionnaire.
Plus que l’opposition entre l’Assemblée nationale qui se prévaut de la
légitimité du suffrage universel pour dénier toute reconnaissance aux
délégués des commissions de la Commune, plus que la différence connue
entre proudhoniens et blanquistes au sein même de la Commune, ce qui
semble pertinent pour saisir le sens politique de la délégation de pouvoir
issu de la base et contrôlé par elle, c’est le débat (et le combat) qui
eut lieu entre maires de Paris et délégués du Comité central (de la Garde
nationale) au moment des élections à la Commune, entre le 22 et le 26 mars
1871.
Les militants, le peuple parisien, souhaitent des élections dans les
mairies d’arrondissement, afin de faire émerger la «Commune », cellule
politique et économique autonome, d’où naîtrait un « gouvernement » de
délégués issus du peuple ; ainsi cette Commune, groupe autonome, pourrait
se fédérer avec d’autres, qui suivraient le mouvement, et le pouvoir
central serait ainsi ruiné.
Cette conception va se heurter à celle des maires et députés de Paris,
représentant l’ordre républicain central.
L’AIT, le Conseil général des sections parisiennes, etc. écrit :
« Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs, et la délégation
communale en est la garantie (nous soulignons) car elle doit fournir à
chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une
manière efficace les actes de ses mandataires, chargés de la gestion de
ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes
sociales. » 2
Cette conception du pouvoir, réappropriation en acte par le peuple de
Paris de son autonomie, fait de la délégation l’outil des minorités
conscientes face aux majorités inconscientes politiquement, à « l’opinion
moyenne » dont se revendique le pouvoir officiel.
On voit qu’à chaque fois qu’une situation politique de lutte (globale ou
locale) existe, ce principe fait retour comme outil et manifestation de
l’exigence démocratique.
Il est du reste paradoxal mais remarquable de voir comment Marx lui-même,
dans l’analyse qu’il fait de la Commune, perçoit dans les formes
politiques de
cette Commune, faites de délégations et contrôles de la base, l’essentiel
de cette expérience, la Commune même :
« Ce ne fut donc pas une révolution contre telle ou telle forme de pouvoir
d’État, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Ce fut
une révolution contre l’État lui-même, cet avorton surnaturel de la
société ; ce fut la reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre
vie sociale. » 3
Il semble donc que cette délégation de pouvoir nous intéresse moins comme
principe politique positif, apte à régir une idéale société libertaire,
pluraliste, faite de groupes autonomes fédérés, harmonique en un mot, que
comme outil de lutte, pôle de résistance, instrument de prise de
conscience et d’émancipation car il ouvre un espace d’apprentissage et
d’expérience à la liberté politique.
Derrière l’apparence du mot « délégation de pouvoir » se dessine, plutôt
qu’une façon d’exercer le pouvoir, la réalité d’un contre-pouvoir, le lieu
d’une éducation à la liberté politique, et la manifestation de ce «
Contr’un » dont les expressions sont trop rares aujourd’hui.
Monique Boireau-Rouillé
1. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, le Seuil, 1977, pp.
265-266.
2. C. Talès, la Commune de Paris, Spartacus, 1971, p. 73.
3. Karl Marx, la Guerre civile en France, éditions sociales, 1953, p. 212.
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