L’éducation intégrale 

Héloïsa Castellanos

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Il conviendrait de parler d’éducation intégrale – selon la formule de Paul Robin – plutôt que de pédagogie libertaire lorsqu’on considère les avancées théoriques et pratiques qui ont vu le jour à la fin du xixe siècle en matière d’éducation.
Les révolutionnaires de ce siècle ont tous abordé la question de l’éducation comme faisant partie du projet de changement de société. Une façon radicalement différente d’envisager l’école, soustrayant l’enfant à l’emprise aussi bien de l’Église que de l’État, devait permettre de former des adultes libres, susceptibles de changer le monde. L’émancipation politique est donc son but.
Sur cette question, partisans de Marx et de Bakounine ne diffèrent pas sensiblement.
Le principe qui guide l’éducation intégrale est celui du développement de toutes les possibilités d’une personne, la préparant aussi bien au monde de la pensée qu’à celui du travail. Elle est, bien entendu, égale pour tous, mixte et laïque. Et ce sera éclairé par la lumière de la raison et de la science, par l’observation des faits dans un milieu dépourvu de coercition, que l’enfant ira de découverte en connaissance. Cette foi inébranlable dans la science et dans sa méthode observation-expérimentation, porte bien la marque de la philosophie positiviste. Aujourd’hui, nous pouvons être critiques, voire sceptiques, quant à ses qualités intrinsèques, du moins dans la façon dont les tenants de cette nouvelle pédagogie en préconisaient l’usage, comme un instrument non idéologique d’accès à la connaissance. Mais face au pouvoir de l’Église, c’était la seule voie de salut.
Le premier à mettre en pratique ces idéaux sera Paul Robin, en France. Avant lui, de Fourier à Tolstoï, de Proudhon à Marx ou Bakounine, ils avaient été nombreux à poser les bases d’une nouvelle théorie éducative. Mais le mérite incontestable de Paul Robin est d’avoir démontré sa viabilité. Aussi bien Francisco Ferrer que Sébastien Faure vont se référer, chacun à sa façon, à cette expérience princeps.

Paul Robin
« C’est le socialiste, le néo-malthusien, le libertaire ou, plus précisément, l’en-dehors, le rebelle même dans l’anarchisme qui, doué d’une intelligence supérieure et d’une âme d’apôtre, a été quatorze années durant l’homme de Cempuis. C’est l’éducateur au sens profond du mot, c’est l’une des plus grandes sinon la plus grande figure de la pédagogie socialiste, une figure, hélas ! bien oubliée. » 1
Pendant quatorze ans, de 1880 à 1894, il mettra en pratique les principes de l’éducation intégrale, et il fera preuve d’originalité, d’inventivité et d’une énergie débordante. L’expérience se terminera par un scandale – attisé par les milieux cléricaux – qui durant quelques jours fera la une des journaux parisiens. Au centre de ce scandale, la coéducation, l’absence d’éducation patriotique et de cours de morale, le manque de surveillance. La « porcherie municipale de Cempuis », comme l’appelle Drumont, directeur de la Libre Parole, journal clérical et antisémite qui orchestrera la campagne de diffamation, est un établissement qui dépend de l’Instruction publique. Il s’agit d’un orphelinat, l’orphelinat Prévost, du nom de son fondateur qui, à sa mort, l’a légué au département de la Seine. Le testament comporte deux clauses qui précisent que l’établissement devra être laïc et destiné à accueillir des enfants des deux sexes.
Robin, connu déjà pour ses idées sur la pédagogie, présente un projet qui est retenu par la préfecture. C’est ainsi qu’il devient directeur de l’orphelinat, dont il pourra choisir les enseignants, tâche ardue car il exigeait un grand dévouement à la cause de l’éducation intégrale. Par contre, l’admission des enfants est entre les mains d’une commission administrative, et elle prend effet après un stage de trois à six mois.
Mais avant d’être la cible des attaques qui prennent comme prétexte la mixité, alors qu’en 1894 la répression anti-anarchiste était à son apogée – en réponse à la « propagande par le fait » – l’orphelinat de Cempuis sera le creuset où les idées sur l’éducation intégrale que Robin avait déjà énoncées depuis une dizaine d’années dans la Revue de philosophie positive et qui s’inséraient dans la lignée des grand théoriciens de l’anarchisme – Proudhon, Bakounine, Kropotkine, mais aussi Fourier et Comte – pourront être mises en pratique. Robin, et Ferrer plus tard, considère que seule l’instruction scientifique est valable pour l’homme de demain, et que l’éducation positive prépare à la révolte.
Dans cette courte évocation historique, nous n’avons pas la place de mentionner toutes les innovations que Robin apporta à l’enseignement, dont bon nombre restèrent comme des acquis en matière de pédagogie. Qui sait aujourd’hui que la plupart des idées des pédagogues des « méthodes actives » avaient déjà été mises en pratique à Cempuis ?
Il sera le premier en France, bien avant Célestin Freinet, à utiliser la méthode de l’imprimerie dans l’apprentissage de la lecture-écriture. Outre l’imprimerie,
l’orphelinat compte un laboratoire de physique et de chimie, et même un télescope, un laboratoire de photographie, un atelier de couture, un autre de travail sur métaux, un atelier de sculpture, etc. L’éducation physique était pratiquée à l’école, par décret de Jules Ferry, depuis janvier 1880... par les garçons seulement. À Cempuis, les filles participeront à la plupart des activités et, grande nouveauté pour l’époque, feront des excursions à vélo ou s’initieront, à côté des garçons, à la nage, dans la piscine construite par eux-mêmes. Les excursions, les voyages, et même une colonie de vacances sont parmi les innovations que Robin introduit dans son projet éducatif. Ces voyages n’étaient pas seulement envisagés comme des activités de loisir mais devaient aussi fournir l’occasion d’observer la nature, faire des expériences de topographie, de géologie, herboriser, visiter des établissements (usines, ateliers) et, bien entendu, pratiquer une activité physique en dehors de toute visée compétitive.
« Ne fondant sa logique sur aucune base métaphysique, l’enfant connaîtra qu’il a bien raisonné, lorsque les conclusions qu’il tirera de l’observation de certains faits se trouveront d’accord avec des observations nouvelles. » 2
Faits, expérience et raisonnement, voilà le trépied qui soutient l’éducation intégrale.
Le programme d’enseignement de l’orphelinat est le même que celui des écoles du département de l’Oise, et comporte un chapitre d’« éducation morale ». À la place du paragraphe « devoirs envers Dieu » (rayé), on peut lire : « Les questions extra-terrestres ne sont traitées en aucune manière. » À Cempuis, on ne nie pas Dieu, on l’ignore.
Méfiant envers l’enseignement livresque et basant l’apprentissage et l’instruction sur l’expérience, Robin installe à Cempuis de nombreux ateliers, que les enfants fréquentent régulièrement à raison d’une heure et demie par jour. Grâce à la « papillonne », l’enfant aura eu, à la fin de sa scolarité, l’occasion sinon de se familiariser, du moins de connaître les différents métiers et pouvoir choisir le sien en connaissance de cause.
« D’après un roulement établi pour que tous les enfants puissent travailler dans tous les ateliers, chacun d’eux papillonne successivement, par périodes mensuelles, dans la série d’ateliers depuis sa huitième année jusqu’à sa onzième année, âge moyen de passage dans le cours supérieur. » 3
Bien entendu, les produits de l’atelier servent à la collectivité, que ce soit les produits agricoles de l’atelier « agriculture, travaux de la ferme », ou l’impression du bulletin de l’orphelinat par l’atelier « imprimerie ».
Pendant le temps que dura l’expérience de Robin à Cempuis, l’orphelinat devint un véritable centre de rayonnement pédagogique, et pas seulement auprès des partisans du milieu anarchiste. Les rapports mêmes des inspecteurs de l’Instruction publique concluent à des résultats probants en matière de niveau scolaire, malgré les mauvaises conditions physiques et scolaires que ces enfants, originaires des milieux les plus démunis, présentaient lors de leur admission. Cempuis fut pendant des années un laboratoire pédagogique, et on s’y rendait pour le connaître de près. Le concept d’éducation intégrale fait son chemin et trouve une audience de plus en plus large.
Mais l’issue de ces quatorze années de travail original, innovateur, posa de nouveau, pour Cempuis, comme pour la Escuela Moderna ou pour la Ruche, la question des possibilités de mener à bien de tels projets pédagogiques dans une société hiérarchique et autoritaire. Quelles traces laissa cette expérience chez les enfants qui l’ont vécue ? Quelle fut la marque, l’empreinte de cette éducation, et en quoi ces enfants sont-ils devenus des adultes plus libres que ceux qui ont grandi dans les milieux traditionnels ? À cette question on ne peut jamais apporter une réponse probante, et elle demeure au centre du problème car c’est par l’éducation, par la création de nouveaux rapports adulte-enfant qu’on aspire à sortir de l’aporie : peut-on libérer l’individu avant de changer la société ou bien le changement social doit-il précéder ?

Francisco Ferrer y Guardia
Paul Robin a été révoqué depuis plusieurs années et, avec son départ,
l’expérience de Cempuis s’est arrêtée, lorsque Francisco Ferrer ouvre à Barcelone la Escuela Moderna. Issu d‘un milieu relativement aisé, d’une famille catholique et monarchiste, il reniera ces croyances à l’adolescence. Franc-maçon, républicain, il est obligé de s’expatrier en France en 1886, à cause de sa participation à un pronunciamiento pour tenter de proclamer la république, qui échoua. Là, il vit comme professeur d’espagnol, tout en poursuivant une intense activité de propagande républicaine et anticléricale. En 1901, il entre en possession de l’héritage de Mlle Meunier, une ancienne élève, ce qui lui permettra de réaliser son projet éducatif. Il rentre à Barcelone et fonde la Escuela Moderna.
Depuis quelques années, les libres- penseurs espagnols ont ébauché quelques tentatives pour enlever à l’Église son hégémonie en matière d’éducation. La Escuela Moderna s’inscrit donc sur cette lancée, mais Ferrer ira plus loin que ses prédécesseurs et s’attachera à coordonner tout ces efforts dispersés.
« Élever l’enfant de manière qu’il se développe à l’abri des superstitions et publier les livres nécessaires pour produire ce résultat, tel est le but de la Escuela Moderna. »
Donc, pour pouvoir mettre entre les mains des enfants des livres appropriés à l’objectif poursuivi, à savoir, substituer à l’étude dogmatique la raison des sciences naturelles 4, Ferrer va doter son école d’une maison d’édition. Plus tard, s’ajouteront un Bulletin de vulgarisation ainsi qu’une École normale qui formera les futurs enseignants.
L’individu est à la base du projet éducatif de Ferrer, un individu naturellement bon et sociable qui ne pourra s’épanouir et se réaliser que dans un climat de liberté. À la différence des libertaires français, qui vont imprimer à cette idée de l’éducation intégrale le sens d’un apprentissage polytechnique (« la papillonne »), Ferrer centrera tout l’effort éducatif dans la méthodologie de l’accès à la connaissance. Voilà comment il définit sa « mission pédagogique » :
« Étant donné que nous avons comme guide éducatif la science, les sciences naturelles, il sera aisé de comprendre ce qui suit : nous ferons en sorte que les représentations intellectuelles que la science suggérera à l’élève, deviennent des sentiments et soient aimées profondément. » 5
De même que Robin, Ferrer s’est engagé dans la lutte contre le dogmatisme, les préjugés, les superstitions. Mais alors que le premier dispose (provisoirement) d’un crédit, voire d’un soutien de l’Administration, tout autre est la situation de Ferrer dans une Espagne catholique, monarchiste, traditionaliste, qui puise dans l’ignorance du peuple la force de son pouvoir. Vouloir substituer la raison à la foi, la science au dogme, et prôner la mixité est dangereux, donc intolérable.
Comment Ferrer voyait-il l’avenir ?
« Nous sommes persuadés que l’éducation de l’avenir sera basée sur la spontanéité. » [...] « Je préfère la spontanéité libre de l’enfant qui ne sait rien, plutôt que l’instruction verbeuse et la déformation intellectuelle d’un enfant qui a subi l’éducation actuelle. »
L’éducation, telle qu’il la conçoit, devrait réaliser « des hommes capables de détruire, de rénover continuellement leur entourage et de se rénover eux-mêmes, des hommes dont la force consiste dans l’indépendance intellectuelle, qui ne seront assujettis à rien, toujours prêts à accepter ce qu’il y a de mieux, heureux du triomphe des idées nouvelles, aspirant à vivre de multiples vies dans une seule vie. »
Et de conclure : « La société actuelle craint de tels hommes ; on ne peut donc s’attendre à ce qu’elle souhaite une éducation qui puisse les former. » 6
La société de son temps a fait de son mieux pour l’éviter : elle a fait disparaître l’École et fusiller celui qui avait osé la penser.

Sébastien Faure
Lorsqu’en janvier 1904 Sébastien Faure loue un domaine de 25 hectares à 50 kilomètres de Paris pour réaliser son projet d’éduquer des enfants selon les principes libertaires, il a derrière lui des années de lutte politique.
« S’il me fallait résumer l’impression générale que j’ai éprouvée à étudier cette figure, je dirais qu’on peut considérer Sébastien Faure comme un archétype d’agitateur. De ville en ville, de province en province, il porte le trouble de la
pensée révolutionnaire. Sa parole inlassable fomente des désordres dans les consciences comateuses, éveille des rumeurs étranges dans des cerveaux qui dormaient.[...] Il semble que ce soit sa fonction naturelle de remuer des foules et de creuser dans la profonde léthargie des masses le vaste sillage des urgentes révoltes. » 7
Ce sera grâce à ses talents d’orateur, à l’argent récolté dans ses tournées de conférences, que le projet qui prendra forme sous le nom de la Ruche sera financé. Car la Ruche comme la Escuela Moderna, et à la différence de Cempuis, est une entreprise qui se situe hors du domaine de l’Administration, ce qui ne veut pas dire hors de portée de l’État, comme la fin tragique de Ferrer l’atteste.
De 1904 à 1917, une quarantaine de filles et de garçons, issus comme ceux de Cempuis de milieux très pauvres, parfois orphelins (comme la fille d’Auguste Vaillant, guillotiné pour avoir jeté une bombe à la Chambre des députés) ou enfants de militants trop engagés dans l’action révolutionnaire pour pouvoir assurer l’éducation de leurs enfants, furent élevés à La Ruche.
Sébastien Faure n’est pas un théoricien de l’éducation intégrale. Il se réfère entièrement aux idées de Paul Robin, et son mérite est d’avoir réalisé son expérience pédagogique de façon tout à fait indépendante, sans héritage ni soutien financier de l’État. Le programme de la Ruche fut ainsi résumé par lui : « Par la vie au grand air, par un régime régulier, l’hygiène, la propreté, la promenade, les sports et le mouvement, nous formons des êtres sains, vigoureux et beaux.
Par un enseignement rationnel, par l’étude attrayante, par l’observation, la discussion et l’esprit critique, nous
formons des intelligences cultivées.
Par l’exemple, par la douceur, la persuasion et la tendresse, nous formons des consciences droites, des volontés fermes et des cœurs affectueux. » 8
Cette pédagogie non directive est basée sur la méthode inductive, considérée positive et rationnelle, alors que la méthode déductive était qualifiée par Faure de « perroquetisme ». Prenant comme point de départ une proposition, un principe qu’il ne s’agit pas de contrôler ou d’expliquer mais de justifier, elle est pour Sébastien Faure la quintessence de la pédagogie autoritaire qui stimule la passivité, et étouffe l’esprit critique. En revanche, la méthode inductive, plaçant l’enfant devant les réalités et l’incitant au contrôle, à la vérification et à la comparaison des résultats observés, ne peut que développer chez l’enfant une attitude active et critique.
Quelle est la place, alors, de l’enseignant ? Question délicate, car il s’agit de guider sans imposer son point de vue, ni ses convictions.
« Je conçois que l’éducateur et le père aient une joie à se refléter, à se mirer dans l’enfant qu’ils élèvent ; ce désir de façonner l’éduqué à l’image de l’éducateur est humain ; il n’en est pas moins condamnable et doit être réprouvé. » 9
Alors que, après quelques années difficiles, Sébastien Faure commence à entrevoir le moment où La Ruche deviendra entièrement autonome et pourra se passer de l’apport financier de ses conférences, la guerre vient jeter par terre ses espoirs.
Quelques enseignants étrangers sont arrêtés, puis expulsés ; d’autres partent pour le front. Le droit de réunion supprimé, les tournées de conférences sont annulées. Les souscriptions provenant du mouvement ouvrier diminuent rapidement.Il ne reste que les allocations que l’État verse pour les enfants orphelins, à la charge de la nation, élevés à la Ruche, et les maigres ressources provenant de l’activité des ateliers.
Février 1917, la Ruche ferme ses portes. Dans un article intitulé « La Ruche est fermée », publié dans Ce qu’il faut dire, Sébastien Faure rend compte de l’expérience et termine ainsi : « Dût-elle ne jamais renaître de ses cendres, la Ruche ne disparaîtra pas totalement. Il en demeurera, outre l’exemple de l’initiative prise et de l’effort tenté par quelques camarades, l’affirmation de méthodes nouvelles à introduire dans l’enseignement et de nouveaux procédés à pratiquer dans l’éducation physique et morale. Il en restera cette idée profondément exacte que c’est en révolutionnant l’éducation qu’on révolutionnera le milieu social et que, conséquemment, le problème de l’éducation a une importance capitale et doit retenir, plus que tout autre, l’attention passionnée de tous les novateurs. » 10
Puisse le temps lui donner raison.
Héloïsa Castellanos


1. « Maurice Dommanget », in Roland Lewin, Sébastien Faure et « la Ruche », éd. Ivan Davy, Maine-et-Loire, 1989, p. 36.
2. « Paul Robin », in Nathalie Brémand, Cempuis, une expérience d’éducation libertaire, éd. du Monde libertaire, Paris, 1992, p. 45.
3. Ibid., p. 76.
4. Francisco Ferrer y Guardia, La Scuola Moderna e Lo sciopero generale, éd. La Baronata, Lugano, 1980, p. 57.
5. Ibid., p. 64.
6. Ibid., pp. 100-101.
7. « Michel de Zevaco », in Roland Lewin,
op. cit., p. 58.
8. Sébastien Faure, in Roland Lewin, op. cit., p. 94.
9. Ibid., p. 115.
10. Ibid., p. 195.