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À la fête de la révolution
2007

« Qui m’envoie, cette nuit,
sur les cimes des monts,
ces porteurs de torches,
sinon l’éternelle poésie ? »

Gabriele D’Annunzio

Claudia SALARIS
À LA FÊTE DE LA RÉVOLUTION
Artistes et libertaires avec D’Annunzio à Fiume

Paris, Éditions du Rocher, 2006, 376 p.



Fiume, côte dalmate, le 19 septembre 1920. Une troupe de quelques milliers de soldats italiens, rescapés du carnage de la Première Guerre mondiale, avec à leur tête un poète, entre en ville et prend le pouvoir. On aimerait ne voir dans cette aventure, qui va quand même durer plus d’une année [1], qu’un épisode tragi-comique d’une époque qui s’achève, comme un dernier soubresaut de cette horrible boucherie qui a jeté des millions d’hommes les uns contre les autres et en pure perte. Mais il faut creuser d’avantage, s’arrêter un peu plus longuement sur ce que fut cette aventure fiumaine. Et ce d’autant que personne ne s’est jamais réclamé de ce qui s’y est passé. Pour les uns, les insurgés étaient des fascistes et des revanchards ; pour les autres, des fêtards, des anarchistes plus ou moins libidineux, des bandits et des pirates. Rien dont on puisse faire un étendard partisan, en somme. Rien qui cadre avec les grands bouleversements de l’époque. On est, ici, très loin des occupations d’usines de Turin et des soviets de Russie ou de Bavière. On est dans la Fête révolutionnaire, pure, une fête étrange où se mêlent, dans une ville en rupture, des fascistes, des syndicalistes révolutionnaires, des artistes et des intellectuels contestataires. Cette déconcertante épopée est le sujet du livre de Claudia Salaris.

14-18 : choisir son camp

Retour en arrière… Après l’Allemagne, l’Italie fut le dernier pays d’Europe à avoir acquis son unité et son indépendance – avec Rome pour capitale, depuis le 17 juin 1871. Conquise, pour l’essentiel, aux dépens de l’empire austro-hongrois, cette indépendance est, cependant, imparfaite, l’Italie revendiquant encore, et en vain, certains territoires. De 1882 à 1915, elle adhère, avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, à la Triplice, groupement politique s’opposant à l’Entente constituée par la France, la Grande-Bretagne et la Russie. Pourtant, quand les deux blocs entrent en guerre, l’Italie reste sur sa réserve. Alliée jusqu’alors à l’Autriche-Hongrie dans l’espoir de remettre la main sur les territoires du Haut-Adige (Sud-Tyrol) et de Trieste, elle n’est pas parvenue à ses fins. Le conflit mondial est, pour elle, l’occasion de réexaminer la question des alliances.

Utilisant ces revendications territoriales, une minorité hétéroclite – dans laquelle on retrouve à la fois des nationalistes, des socialistes et des syndicalistes révolutionnaires – va faire pencher la balance en faveur de la France et de l’Angleterre. Les interventionnistes ont, chacun, des raisons différentes : la droite nationaliste nourrit des velléités purificatrices et expansionnistes ; la gauche s’imagine que ce renversement d’alliance permettra des avancées démocratiques. À force de manipulations diverses et malgré les positions neutralistes de la majorité de la classe politique, comme de la population, cette minorité, parvient à ses fins.

Nombreuses seront les pertes italiennes pendant cette guerre. L’affrontement avec l’armée autrichienne est sans merci. Pourtant, cette dernière – minée par les dissensions internes à l’Empire austro-hongrois, où les nationalités se réveillent et refusent de se battre – finira par déposer les armes.

À l’issue de la guerre, le traité de Versailles permet à l’Italie de récupérer Trentin et le Tyrol jusqu’au col du Brenner, mais non la Dalmatie. L’échec est patent pour la politique expansionniste italienne [2]. Au printemps 1919, on commence à parler de « victoire mutilée » [3].

Fiume, qui acquiert alors le statut de « ville libre », devient le symbole de cette humiliation. Peuplée essentiellement d’Italiens – sa banlieue et l’arrière-pays côtier sont, eux, slovènes –, la ville est depuis novembre 1918 occupée par les armées italienne et alliée.

L’État libre de Fiume

Pour comprendre ce qui va se passer à Fiume, il faut, certes, garder ces données historiques en mémoire, mais il convient surtout de saisir la dimension culturelle tout à fait particulière de cette révolution, en la rattachant au souffle de renouveau qui agite le monde intellectuel italien. Car c’est bien là que réside, semble-t-il, la différence essentielle entre l’insurrection de Fiume et les autres révolutions de l’époque, son caractère plus existentiel que proprement social. Nous sommes là en présence d’une contestation radicale de tout ce qui fait l’Italie du moment : l’Église, l’État, le capital et la morale. L’égalité des sexes, la sexualité, le rapport à la vie quotidienne, tout y est remis en cause. Derrière ce questionnement, il y a indiscutablement la présence de cette école artistique qui a adopté le nom de futurisme [4]. Marinetti et son groupe vont trouver dans la « régence de Fiume » l’occasion de mettre en pratique – sociale – ce qu’ils revendiquent pour l’art. La présence à la tête de cette ville d’un poète – du « Poète » –, Gabriele D’Annunzio [5] donne un caractère tout à fait particulier aux évènements qui vont s’y dérouler.

De fait, Fiume n’a rien d’une révolution « démocratique », c’est-à-dire d’un moment où le peuple devient acteur de sa propre histoire. Ici, c’est l’histoire qui entre dans la ville sous la forme d’une colonne d’anciens combattants déçus que Fiume ne soit pas réintégré à l’Italie. Ici, il n’y a pas de prolétaires luttant pour le pain. Cette ville est riche. C’est une station balnéaire de l’empire autrichien qui sert de garnison aux forces alliées.

L’avant-garde de ces « révolutionnaires » se retrouve dans une association dénommée Yoga, qualifiée de « réunion d’esprits libres tendant à la perfection » par son principal inspirateur, Guido Keller [6]. Il faudrait citer bien des textes de Yoga – qui est aussi une revue – pour tenter de saisir, ne serait-ce que partiellement, ce que se proposaient ces « révolutionnaires » partisans « de fournir à l’homme le nécessaire pour détruire le Ciel, pour donner le sens initiatique de la Terre ». De fait, cette avant-garde va fonctionner, à Fiume, comme un comité de base où tout un chacun – « des femmes aux enfants qui jouent » – peut intervenir. Une libertaire, Fiammetta, exhorte, dans une proclamation, les femmes à se révolter contre leur aliénation : « L’heure de votre réveil a sonné. N’ayez pas peur de l’hypocrisie masquée en morale. » D’assemblée en déclaration, il est question « de l’abolition de l’argent, de l’amour libre, de l’abolition des prisons, de l’embellissement de la ville ». On va jusqu’à souhaiter que des « hordes barbares » s’abattent « sur l’Europe pour détruire la civilisation mécaniste et permettre à l’esprit de renaître ». Le livre de Claudia Salaris fourmille d’exemples attestant de cette invraisemblable liberté que cultive l’État libre de Fiume.

Fiume et l’Italie

Quelle relation existe-t-il entre ce laboratoire culturel et social et le reste de la Péninsule ? Gramsci, Mussolini, Malatesta jouent-ils un rôle dans cette aventure ? Pour le premier des trois, l’aspect novateur de l’expérience de Fiume semble évident. Il considère le futurisme « comme le seul mouvement artistique capable d’interpréter les bouleversements de la société moderne ». Aux yeux du penseur marxiste, Fiume est l’incarnation, la référence idéale de ce qu’il appelle alors la « politique d’attention ». Pour les activistes de Yoga, « Mussolini en revient à ses acrobaties d’avant-guerre et son fascisme, dont il est le meilleur représentant, est aussi élastique que les sous-titres de son journal ». En retour, Mussolini n’a pas d’avis très tranché sur la question. Il Popolo d’Italia, son journal, se contentera d’une solidarité de façade en ouvrant une souscription en faveur des révoltés, souscription dont les fonds seront détournés, d’ailleurs, par le futur Duce.

En ce qui concerne les anarchistes, la situation est différente. Mouvement tout aussi incompréhensible pour eux que pour d’autres – la révolte n’a pas été portée par le peuple, mais par des anciens combattants qu’ils détestent –, il n’en demeure pas moins que beaucoup des idées agitées à Fiume leur plaisent. Certains libertaires rejoignent, à titre individuel, la ville dalmate et s’expriment dans la presse locale en appelant à l’action : « Bloquez donc les trains et les navires, inondez les mines obscènes, mettez le feu aux bureaux, aux ministères, aux bourses où l’on gagne ce qui ne vaut pas la peine d’être gagné… et sauvez la vie ! ».

Des syndicalistes révolutionnaires qui furent interventionnistes jouent dans cette affaire un rôle important. L’un d’entre eux, Alceste de Ambris [7], devenu chef de cabinet de D’Annunzio, sera le rédacteur de la Constitution de Fiume, à laquelle il donnera une dimension syndicaliste. Simultanément surgit un débat entre anarchistes et futuristes, qui fait dire à Marinetti : « Nous, futuristes, sommes des anarchistes pratiques, factuels, optimistes avec un domaine bien déterminé pour nos démolitions et nos mises en valeur. » De son côté, De Ambris envisage une marche sur Rome rassemblant le mouvement ouvrier. Malatesta y accorde suffisamment de crédit pour participer à une réunion dans la capitale italienne avec des représentants du Parti socialiste et des syndicalistes. Mais, devant l’hostilité de Giacinto Serrati [8], le projet est abandonné. Mussolini dénonce, à cette occasion, le « complot socialiste-anarchiste-légionnaire », alors que les anarchistes s’en prennent aux « menées militaristes » des légionnaires de Fiume. Malgré un jugement négatif sur l’expérience [9], la position des anarchistes va, cependant, évoluer après la reconquête de la ville par l’armée. Des contacts seront même pris parmi les légionnaires « sains et sincères » pour envisager des actions contre le fascisme, collaboration qui donnera naissance, en 1921, au mouvement des Arditi del Popolo [10].

Modernité de Fiume : action, fête et plaisir

Partisans convaincus de l’action directe, les activistes fiumains l’expérimentent plus d’une fois [11]. Quand le manque d’approvisionnement se fait sentir à la suite du blocus militaire auquel est soumise la ville et que la faim tiraille la population, des groupes de partisans bénéficient de la complicité du Syndicat des gens de mer pour détourner des bateaux chargés de grains. Ils fournissent ainsi de quoi faire du pain aux Fiumains.

Le 6 avril 1920, la grève générale est déclarée pour protester contre la détérioration des conditions de vie et exiger un salaire minimum. Elle est convoquée par les commissions de la Chambre du travail et les syndicats [12]. Elle se conclut par l’obtention d’un salaire minimum de 13 lires par jour, fixé par « le Poète » et « Commandant » D’Annunzio. Une seconde grève aura lieu, mais elle sera dénoncée comme une manipulation des socialistes visant à affaiblir la position de D’Annunzio et des légionnaires.

Ces pratiques fiumaines d’action directe contribueront à alimenter l’imaginaire des activistes de tout bord. Le dernier en date – qui est, en même temps, le premier à réfléchir à l’utilisation d’Internet – rangera cette histoire parmi les « utopies pirates ». Elle sera au cœur du premier texte d’Hakim Bey présentant la toile comme un lieu de lutte, une de ces bases d’où les pirates internautes pourraient lancer des raids contre les côtes prospères du capitalisme [13].

Outre sa force d’évocation, le principal intérêt de l’étude de Claudia Salaris réside dans l’importance qu’elle accorde à la dimension festive de cet épisode fiumain, dont la modernité paraît évidente. Si le titre de l’ouvrage fixe son côté ludique, ses deux derniers chapitres – « La vie comme fête » et « Le plaisir » – en cernent les contours.

Dans ses mémoires, Leone Kochnitzky, un des principaux protagonistes de l’aventure, évoque l’ « atmosphère de 14 juillet perpétuel qui enveloppe le nouveau venu à Fiume » [14]. Pour Claudia Salaris, « la fête permanente répond au désir de transformer chaque instant de l’existence en jouissance et libération de l’énergie ». C’est pourquoi « l’entreprise prend (…) le caractère d’une fête désirante, détachée du cycle du travail, où les fêtes représentent les pratiques alternatives de la socialité ». Omniprésent, ce caractère festif sera également au cœur des conflits de pouvoir. Ainsi, pour écarter les « modérés » de l’entourage de D’Annunzio, les « radicaux » organisent une grande représentation – Le Château d’amour –, médiocre spectacle, mais forte manifestation anti-institutionnelle. Si l’ambiance résolument festive qui prévaut à Fiume a des conséquences sur le plan sociétal – les femmes y obtiennent, par exemple, le droit de vote et les prêtres l’autorisation de se marier [15] –, c’est indiscutablement sur le plan de la liberté des mœurs qu’elle se distingue. Un légionnaire note, à ce propos, que « tout le monde se livre à une jouissance sans retenue ». Un témoin observe, de son côté, que la « saison fiumaine est une période de folie et de bacchanale ». Un rapport du ministère de l’Intérieur de Rome parle, enfin, de « vie licencieuse, libertine et immorale ». De fait, tout le monde agit à découvert et les pratiques homosexuelles, comme les autres, ont droit de cité à Fiume. Keller, lui-même, y pratique l’amour en groupe de façon ouverte.


Mais il faut bien que la fête s’achève, que la raison revienne, que le sérieux s’impose… Les armées italienne et alliée sifflent à leur manière la fin de partie en décembre 1920. L’aventure aura duré un peu plus d’une folle année. Recouverte par la marche sur Rome et la tragique épopée fasciste, elle sombrera dans l’oubli.

En refermant ce livre, qui nous la restitue avec talent et rigueur, on se prend à espérer qu’il donnera aux historiens l’envie de poursuivre la recherche sur cette drôle d’épopée et aux éditeurs le goût de remettre en circulation les mémoires et les textes existants sur cette révolution existentielle qui ouvrit quelques perspectives de libération en des temps assez sombres.

Pierre SOMMERMEYER


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